Un environnement à risques
La construction de ce genre de système locatif démontre que, selon les circonstances, l’occupation personnelle familiale peut être complétée par un recrutement locatif externe, dont les effets sur l’intégrité des lieux peuvent s’avérer pervers. Perçue comme une nécessité financière, la location peut vite devenir un environnement à risques si l’attitude des locataires sort du cadre légal et moral. A côté des dégradations matérielles, les porteurs de parts, comme tous propriétaires-bailleurs, doivent souvent faire face à d’autres problèmes qui sont plus ou moins bien acceptés et acceptables : les impayés ou les retards de paiement, une vacance prolongée ou le dépôt de bilan d’un locataire commercial.
Sur les 15 enquêtés (32,6%) ayant initié des SCI locatives, 8 admettent avoir été confrontés à ce genre d’accrocs contractuels. Tandis que les porteurs « HAB » condamnent les dégradations et les impayés, les porteurs « ICP » s’inquiètent eux davantage des dépôts de bilan et d’une vacance prolongée. Ces événements sont interprétés différemment et donnent lieu à des réponses que l’ont peut expliquer par les vécus personnels et les appartenances des enquêtés :
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Le « bannissement » de la location. Après avoir loué pendant près de 6 années sa maison de Rillieux, Colette décide en 1997 de quitter son appartement du centre de Lyon pour faire de son bien de rapport sa résidence principale. Les nombreuses dégradations endurées sont à l’origine de ce changement dans sa trajectoire d’occupation. Elle fustige une tendance collective à l’« irresponsabilité » des locataires, la conduisant dorénavant à « interdire toute forme de location ». Elle tire un constat d’échec de cette expérience et pense que la location sans intermédiaire public ou privé – donc sans une instance de contrôle – favorise l’irrespect des lieux et de la propriété privée. Elle affirme avec force que la location peut être intéressante quand on détient un gros patrimoine, générateur de revenus suffisamment importants pour absorber un manque à gagner ponctuel. Elle s’en convainc d’autant mieux qu’elle connaît bien, de par son ancien métier de promoteur indépendant, les méthodes de financement immobilier. Elle a aussi su s’inspirer des méthodes de son ancien patron pour désormais gérer en professionnelle un montage sociétaire privé.
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Compenser avec son patrimoine personnel. Dans ce prolongement, l’exemple de Jacques [PDP 13, 59 ans, directeur régional d’une société de courtage d’assurances parisienne, ancien courtier indépendant] nous montre que la vacance prolongée d’un locataire commercial pose problème. Un contexte économique difficile et le coût que représente la recherche d’un bon locataire
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compliquent l’espoir d’un dénouement rapide. Pour les besoins de son installation professionnelle en tant que courtier indépendant, Jacques recherche et trouve en 1981 des bureaux dans un immeuble en copropriété situé à proximité du quartier d’affaires de la Part-Dieu. Il crée pour l’occasion une SCI dans laquelle figurent son épouse et un ami en quête d’un placement. Après plusieurs années ascensionnelles, il vend en 1992, par fusion-absorption, son cabinet à une grande société de courtage parisienne désireuse de s’implanter à Lyon. Jacques quitte le poste de PDG de sa structure pour celui de directeur régional de la nouvelle entité. L’antenne lyonnaise n’élit pas domicile dans les anciens locaux détenus par la SCI de Jacques ; en vertu d’une stratégie d’entreprise bien définie, la direction parisienne préfère louer des bureaux ailleurs et Jacques ne souhaite pas être le bailleur de son employeur. Du coup, il se retrouve avec des bureaux et des parkings vides qu’ils ne louent pas immédiatement à cause de la crise de l’immobilier :
‘« Quand j’ai quitté ces locaux, j’ai pensé trouver facilement un locataire. Eh bien, je n’en ai pas trouvé ! Pendant 3 ans, parce que ça s’est passé en 1992 et que c’était pile au moment de la chute fantastique de l’immobilier. Les loyers que payaient le locataire, pour un local de 260 mètres carrés avec 5 parkings, représentaient à peu près 200 000 francs annuels… eh bien c’est tombé à 100 000 francs. Et même à 100 000 francs d’offre, je n’ai pas trouvé de locataires. Heureusement que je n’avais pas fait un emprunt trop long. J’ai pu financer la fin et ensuite je me suis retrouvé avec des locaux vides pour lesquels j’ai payé de ma poche l’ensemble des charges de copropriété, la taxe foncière et toutes les charges d’entretien ; c’est un immeuble qui a été ravalé. Donc pendant 2 ans effectivement, si vous n’avez plus de réserves personnelles, vous sautez avec votre SCI. »
R – Vous avez été à la limite de « sauter » à ce moment-là ?
« Ça a été à la limite d’une opération financière qui aurait pu se transformer en négatif en fait. Si vous avez quelques biens à côté, vous pouvez compenser »
[Jacques, PDP 13]’
Il ne l’avoue pas directement mais c’est en puisant dans ses ressources personnelles qu’il a entretenu, pendant deux ans, le compte-courant de sa SCI. Notons qu’en 1986 son associé avait quitté la SCI à la suite d’un divorce et que Jacques lui avait racheté ses parts, se retrouvant seul avec son épouse mais devenant majoritaire (60/40). La situation aurait peut-être été plus délicate à gérer si l’associé était resté puisqu’il détenait 40% du capital ; il n’aurait peut être pas trop toléré d’abonder le compte-courant. En 1997, Jacques parvient à vendre son local et 4 des 5 parkings. Une mésentente sur le prix a fait achopper la vente globale, Jacques préférant garder son parking plutôt que le brader. C’est pourquoi, il possède encore aujourd’hui sa SCI alors qu’il aurait voulu soit céder les parts, soit les biens et dissoudre la structure.
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Un risque inhérent aux affaires. Que la vacance survienne à la suite d’un contexte conjoncturel de crise ou d’un dépôt de bilan individuel, elle fait partie d’un risque que les porteurs de parts « ICP » doivent tant bien que mal prévoir. Il en va de même de l’impayé, a fortiori quand le locataire est issu du monde de l’entreprise et qu’il est menacé par ou victime de la défaillance d’un fournisseur
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. Il existe donc de tenaces réactions en chaîne : si le locataire a des impayés de son côté, il ne pourra pas forcément honorer son contrat de bail. L’intériorisation et l’acceptation de ce risque n’est pas propre aux porteurs « ICP » ; elle concerne également certains porteurs « HAB » ou « HAB/ICP », qui sont d’anciens entrepreneurs et qui gèrent désormais leur patrimoine de rapport en professionnels :
‘« Toutes les années, j’ai des impayés, mais comment dire, ça fait partie des risques. Je veux dire qu’on ne peut pas gagner partout. On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre, j’exagère, mais se gaver. Ça fait partie des risques. Comme en entreprise pendant 20 ans, toutes les années j’avais des impayés. Mais ça fait partie des risques commerciaux. D’ailleurs j’ai le cas d’un locataire à Brignais qui vient de déposer le bilan. Bon en industriel, vous avez quand même un avantage par rapport à l’habitation, c’est que vous demandez une caution de 3 mois. En 3 mois, on peut voir venir ; ça minimise le risque. Mais c’est des choses auxquelles vous ne pouvez pas échapper… Bon quand on veut faire ça, ce qui est mon objectif… parce que je voudrais avoir une centaine de locataires sur toutes mes SCI. C’est un chiffre comme ça, bizarre, que je me suis fixé parce que j’adore bosser, c’est mon truc. Il faut déjà en avoir déjà un certain volume pour pouvoir réduire ces problèmes d’impayés. Encore une fois, il ne faut pas pleurer dessus. Qu’est-ce que vous voulez y faire ? J’ai aussi un particulier dans cet immeuble qui a un an d’impayé. Je viens d’obtenir l’arrêté d’expulsion […] »
[Pascal, PDP 24]’
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Une conception manichéenne des rapports locatifs. Pour ceux qui, comme Rémi ou Etienne, appréhendent leurs biens locatifs comme des produits de placements, le risque de dépôt de bilan d’un locataire commercial est comparé au risque boursier : les actions peuvent descendre et monter. Malgré tout, ils ont moins de mansuétude à l’égard des impayés « volontaires » qui symbolisent, selon eux, une attitude d’aigrefin. Rémi s’est heurté à un locataire mauvais payeur qu’il a tenté de faire partir par voie judiciaire. Cette mésaventure l’amène à concevoir le rapport propriétaire/locataire en termes moraux. Si la procédure engagée lui a permis de parfaire ses connaissances juridiques en matière de baux d’habitation et de baux commerciaux, elle a aussi consolidé son identité de propriétaire. Au-delà du préjudice financier – déstabilisateur du système d’autofinancement – nous pouvons mettre en avant une déception vis-à-vis de ses attentes déontiques. Selon lui, tout locataire doit respecter les règles du contrat de bail. Nonobstant le fait que chaque partie a des droits et des devoirs précis, Rémi a plutôt tendance à mettre en relief ses droits et les devoirs du locataire ; la réciprocité se dissipe. Pour schématiser, le rôle du propriétaire serait d’encaisser les loyers et de réaliser les aménagements qui lui reviennent, celui du locataire de payer les loyers dans les délais et de préserver les lieux. Si le locataire faillit à ses obligations financières, cela induit une altération contractuelle qui peut se résoudre de gré à gré ou, à défaut, devant les tribunaux. Nous parlerons de conflits des devoirs ou de dispositions éthiques décalées. La déception des attentes normatives produit donc des conflits, prouvant de la sorte que les attentes peuvent être, comme dirait Niklas Lühmann, sélectives et risquées
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. Mais Rémi n’est pas seulement déçu par son locataire. Ce conflit locatif le conduit à prendre pour cible un système juridique et judiciaire qui lui a partiellement donné gain de cause. En effet, on expulse pas comme on voudrait. Compte tenu de sa position de propriétaire floué, il interprète ce que devrait être la loi et ce qu’elle devrait faire en fonction de son système de valeurs. Il surgit donc un différend, une tension entre d’un côté des normes juridiques exogènes et, de l’autre, des normes infra-juridiques et morales tranchées. Dans sa vision des choses, la loi doit protéger la propriété privée, le pouvoir et les intérêts particuliers des bailleurs. Plus largement, il rejette l’immixtion du public dans le privé :
‘« Le côté locatif c’est hallucinant quoi ! Aujourd’hui, on fait la part belle aux mauvais payeurs et c’est scandaleux […] L’huissier m’a même dit que si vous avez un mauvais payeur qui ne veut pas payer, que vous expulsez, eh bien vous êtes pratiquement obligé de lui trouver autre chose. Où est-ce qu’on va ? Quel est le propriétaire qui va accepter un propriétaire qui ne paye pas ? On est dans un système complètement aberrant. »
[Rémi, PDP 21]’