Trouver des remèdes

Pour résoudre ou anticiper les problèmes locatifs, certains enquêtés créent leurs propres méthodes et ne sont pas à court d’« astuces ». La judiciarisation reste une solution extrême qui présente un coût financier et temporel parfois prohibitif. S’ils parviennent à l’esquiver, c’est déjà pour eux un moyen d’atténuer une pression institutionnelle avec laquelle ils ont parfois du mal à composer. Nous croisons ici la route d’une dynamique véritablement sociologique, en ce sens que le jeu des transactions sociales vient suppléer ou enrichir des règles juridiques plus ou moins rigides. Plus précisément, le contrat de bail peut se définir comme une transaction juridique « limitée ». Des règles ou des principes implicites peuvent cristalliser un accord, de telle manière que la règle juridique objective est relativisée ou « manœuvrée » 345 . La normativité ne disparaît pas pour autant ; elle prend une coloration plus interactive, moins monolithique, donc plus sociale.

Pour les 7 enquêtés qui ont fait le choix d’une gestion locative personnelle, voire personnalisée (cf. infra, § 6.4), la sélection des postulants s’avère être une étape cruciale, conçue comme réductrice d’incertitudes. Pour eux, proximité est synonyme d’efficacité. En se chargeant eux-mêmes du recrutement, ils ont la plus grande latitude pour « traquer les défauts » [Etienne] et « surveiller des habitudes » [Robert]. Le processus renvoie par conséquent à l’instauration d’un contrôle social.

Examinons la méthode appliquée par Amid, tout en rappelant au passage qu’il vit au milieu de ses locataires. Tout débute par la parution d’annonces dans la presse. Pour lui, l’argent ne se présente pas comme un critère discriminatoire. Il s’agit certes d’une donnée importante mais la correction, le respect des biens et des personnes sont loin d’être négligées et négligeables. Sa méthode consiste à sonder les candidats potentiels lors d’un petit entretien qui se déroule dans un café proche de son immeuble, qu’il fréquente quotidiennement. Il attache le plus grand intérêt aux vertus morales, ce qui donne parfois une dimension « psychologique » aux discussions. Le croisement des ressources économiques et d’une moralité attribuée détermine le profil du locataire idéal. 7 de ses 8 appartements sont loués à des étudiants, le dernier l’étant à un ouvrier. En interprétant son discours et ses motivations, nous remarquons qu’il n’est pas non plus insensible à un certain aspect social. Il le dévoile à demi-mot, mais son histoire personnelle n’est pas étrangère à cette disposition : en tant qu’immigré ayant débarqué en France sans argent, il sait ce que « galérer » signifie. Toutefois, il sait aussi que les étudiants bénéficient d’allocations-logement régulières qui minimisent le risque d’impayé.

Dans sa vision des choses, la location incarne une relation de réciprocité dans laquelle le locataire doit prendre conscience de la chance qui lui est offerte. Il s’engage à ne pas outrepasser ses prérogatives de propriétaire-bailleur en leur assurant discrétion et tranquillité. Selon un rituel prédéfini, chaque locataire dépose son chèque dans la boîte aux lettres d’Amid en début de mois. Même s’il déclare jouer la carte du respect de l’intimité, le fait d’habiter sur place lui permet d’intervenir quand il le souhaite pour écouter doléances et revendications, pour procéder à des rappels à l’ordre ou désamorcer des tensions. Le fait de n’avoir rencontré aucun souci relationnel en 8 ans le convainc de la justesse de sa méthode.

La croyance en l’« honnêteté » relationnelle et contractuelle constitue la pierre de touche des choix locatifs. Si elle est plus prégnante dans les cas d’autogestion, elle existe aussi dans les cas où la gestion est déléguée, notamment pour des raisons d’éloignement géographique. Ainsi, Didier a confié l’administration de ses biens parisiens à une régie locale mais tient à rester à l’écoute de ses locataires. C’est pourquoi, il passe un peu au-dessus du schéma classique qui fait de la régie le pivot de la relation impersonnelle bailleur/locataire. En règle générale, les locataires ne connaissent pas leur propriétaire. Cette attitude centrée sur la communication résulte de l’expérience américaine de Didier. Lors de son séjour professionnel aux Etats-Unis, Didier a été amené à louer une maison dont le propriétaire était très disponible et attentif à ses remarques. Ayant apprécié la courtoisie et l’efficience de cette relation, il a décidé de réagir de la même façon avec ses locataires. Il y a vu la construction d’une relation de confiance permettant de maîtriser les risques et les circonstances, de juguler les effets de l’absence d’information. La probité comme parade à l’abstraction juridique.

Dans le même ordre d’idée, certains investisseurs préfèrent nettement avoir affaire à des locataires commerciaux. C’est le cas de Rémi, de Pascal et de Norbert. Cette préférence va de pair avec la recherche du meilleur rendement possible, satisfaisant leurs objectifs patrimoniaux, et avec une législation plus souple que dans l’immobilier d’habitation :

‘« […] L’avantage des locaux commerciaux c’est que comme vous le savez on a des baux 3-6-9. Donc ça donne déjà une bonne sécurité. On sait pendant 3 ans, 6 ans ou 9 ans que le locataire est en place, ce qui est finalement plus long qu’un logement. Il vous dit 6 mois avant si à la fin de ses 3 ans il va partir, ce qui vous permet pendant 6 mois de rechercher à titre personnel, en en parlant à un voisin à côté qui veut s’agrandir, une opportunité, soit par un cabinet spécialisé style Auguste Thouard, Bourdais ou compagnie. Alors, ça coûte des honoraires mais c’est pas énorme. En général, c’est 15% du loyer de la première année pour le propriétaire, pareil pour le locataire »
[Norbert, PDP 33]’

Dans ces conditions, Norbert ne recherche que des locataires de standing, capables de répondre à ses attentes financières et de donner une valeur symbolique au lieu. Il se vante d’avoir dans son catalogue Vivendi, La Générale des Eaux, des filiales du cimentier Lafarge, de grosses PME régionales, bref des groupes de sociétés dont la stratégie d’entreprise les détourne d’un projet d’acquisition immobilière. Derrière ces paramètres économiques, le choix du locatif commercial cache aussi un explication plus psychosociologique. S’il optait pour de l’immobilier d’habitation locatif, il aurait peur, à l’instar de Pascal, de se laisser trop « attendrir » par les aléas familiaux et professionnels que peuvent subir les ménages. Il ne resterait pas stoïque devant une maladie, un divorce ou une situation de chômage. Il craint que l’affect prenne le pas sur la raison. Le locatif commercial lui donne moins de scrupules et le contrat est sans équivoque : il n’y a pas de place pour les sentiments dans le monde des affaires. Selon une intercompréhension pratique ou une norme d’intelligence mutuelle 346 , les protagonistes connaissent ou sont censés connaître la règle du jeu. La communauté d’appartenance revêt donc à première vue les traits d’une communauté normative et axiologique.

‘« […] Ça me fait toujours un peu mal au cœur s’il y a à bousculer des gens pour un loyer. Tandis qu’une société j’estime, et d’ailleurs la plupart des PDG l’estiment pareil, enfin nous tous, c’est qu’au même titre qu’ils payent leurs salaires, qu’ils payent leurs charges à l’URSSAF, qu’ils payent leur téléphone, ils payent leur loyer normalement comme ils payent les timbres-poste, comme ils payent France Télécom et puis voilà. C’est intégré dans leurs frais […]. »
[Norbert, PDP 33]’

La vigilance s’impose donc. Il ne faut pas que la vacance et les impayés perdurent sous peine de mettre la main à la poche. Pour éloigner la menace et garder le cap, Norbert s’adapte en circonstance. Il utilise pour ce faire 3 méthodes, symboles d’une « dynamique d’ajustement » 347  :

  1. Primo, lorsqu’un locataire dépose le bilan, il s’attache les services d’un commissaire-priseur qui réalise une vente sur place du matériel et du mobilier de l’entreprise déchue. Cette tactique nécessite de rester sur le qui-vive et de précéder l’intervention d’autres créanciers. Elle lui permet de rentrer dans ses frais, sachant qu’il trouvera sans problème un nouveau locataire.
  2. Secundo, pour pallier d’incessantes et infructueuses relances consécutives aux impayés (volontaires ou non), il définit dès le départ avec le locataire un mode de versement du loyer échelonné dans le temps – i.e. un moratoire. Là, nous entrons dans le champ de l’arrangement ou du contrat informel. Cette méthode survient quand les clauses du contrat formel ne sont pas ou ne peuvent plus être respectées. Nous touchons ici du doigt à ce que Raymond Boudon nomme un consensus de composition. En acceptant le dialogue et la formulation d’un compromis, il évite une procédure judiciaire d’injonction de payer. Les modes de versement sont polymorphes : mensualisation, le 20 de chaque mois ou en début de mois, annualisation, alors que la réglementation des baux commerciaux stipule une trimestrialisation. Devant la spécificité des situations, il trouve toujours une solution. Ainsi l’attitude d’un locataire l’a poussé à solliciter un huissier pour le recouvrement d’un important arriéré. Il a réussi à faire bloquer le compte bancaire de son locataire qui s’est par la suite résolu à le rembourser. Il appelle cette méthode « la peur du gendarme ». S’il ne lui en a pas tenu trop rigueur, il prend dorénavant ses précautions : il photocopie les chèques afin de garder en mémoire le numéro de compte et d’intervenir le plus rapidement possible en cas de litige. Le recours à l’huissier s’apparente à une solution-limite dans la mesure où les frais de procédure incombent au bailleur. C’est aussi pourquoi il préfère les dénouements à l’amiable.
  3. Tertio, la dernière méthode recensée n’a pas trait aux problèmes financiers des locataires, ni à une pré-judiciarisation du rapport conflictuel. Elle s’inscrit directement dans le cadre d’une rationalité instrumentale et économique. Elle représente une tactique au service d’une stratégie plus large. Elle consiste à tourner à son avantage la législation sur les baux commerciaux. Selon le type et le standing du locataire, Norbert se focalisera soit un contrat « 3-6-9 », soit sur des contrats de 9 ou 12 ans, qui sont dans la pratique peu répandus. Au regard de chaque situation, il appliquera une formule contractuelle pour « ficeler » un locataire de renom et donc s’assurer des revenus pour une longue période.
‘« […] Par exemple, avec la Générale des Eaux qui voulait absolument mon local de Caluire, à l’époque je les ai ficelés pour 9 ans. Et j’ai bien fait de les ficeler parce que je sais qu’ils ont eu des velléités, décidé de partir avant les 9 ans, mais comme ils sont réglos… parce quand ils signent un engagement, ils le signent. Donc ils ont encore 3 ans à faire et ils les feront. Et ça, c’est très sécurisant. Actuellement, je suis en train de négocier avec une association dépendant du Ministère du Travail pour un bail qu’on appelle un bail dérogatoire de 12 ans. C’est très sécurisant aussi. Ça a d’ailleurs une valeur. Souvent les gens, quand ils s’engagent longtemps, ils essayent de jouer sur le loyer moins cher en disant : « Je vous sécurise du côté de la durée, faites-moi moins cher en loyer ». Alors on s’arrange »
[Norbert, PDP 33]’

La confrontation aux situations d’impayés n’empêche pas, paradoxalement, Norbert de saluer l’audace des locataires. Quand bien même il se sent lésé, il apprécie avec fair-play une certaine habileté de leur part qui se manifeste par des atermoiements conscients et des procrastinations délibérées. Il n’est pas dupe sur le fait que ces attitudes sont courantes dans le monde des affaires. D’une certaine manière, c’est comme si le choix du locatif commercial était à ce prix. La rentabilité financière et les moyens contractuels et transactionnels mis en branle pour la sauvegarder viennent compenser une situation où les locataires peuvent être aussi malins que les propriétaires. Il est possible d’avoir affaire à un rapport de force où les parties rivalisent d’ingéniosité pour se contrer mutuellement. Et comme le dit Pascal : « ce n’est pas un papier d’huissier qui va faire peur à un type qui est dans le business ».

Ces contraintes événementielles aboutissent finalement à une sorte de théorisation individuelle du rapport locatif, qui met en scène une intrication des rationalités instrumentale, axiologique et cognitive. Quand ils se sentent trompés, comme Rémi ou Norbert, les enquêtés procèdent à un exercice plus ou moins fin d’évaluation des capacités à respecter un engagement dans le temps, qui se fonde sur des jugements de valeurs.

‘« […] Ce qui est désagréable là-dedans, vous me direz c’est la vie, c’est qu’on vous promette des choses qu’on ne fait pas. Si par contre on vous dit « je vous envoie le chèque mais j’attends une rentrée d’argent dans 10 ou 15 jours » – on sait ce que c’est le commerce et le business – bon ben on met le chèque tranquillement dans le tiroir et on attend. Au même titre que ceux qui payent tous les mois comme je vous l’ai dit tout à l’heure. Ils donnent 3 chèques d’un coup mais moi je suis respectueux de la parole donnée : je mets le deuxième le 5 février et le troisième le 5 mars »
[Norbert, PDP 33]’

En n’honorant pas le contrat formel ou l’accord tacite négocié avec le propriétaire, le locataire visé essuie une critique pour non-respect des promesses et de la parole donnée. De fait, c’est toute la relation de confiance qui peut s’en trouver déformée 348 . En mettant l’accent sur la fidélité à ce principe socio-symbolique, Norbert attend que le locataire joue le jeu de la réciprocité, même différée. Lui aussi doit collaborer à la bonne marche du rapport locatif contractualisé. Le désappointement qui s’ensuit instaure un climat de méfiance d’autant plus préjudiciable qu’il suspend les réponses à l’incertitude que l’arrangement était capable d’apporter. Sur un plan cognitif, on peut penser que la remise en cause de l’entente est très mal vécue en raison de l’appartenance commune au même monde socioéconomique des affaires 349 . A travers l’effritement de la norme culturelle et rationnelle d’intelligence mutuelle, c’est moins une rupture juridique qui est dénoncée qu’une entorse à des règles sociales et morales – des « évidences » – que l’on croyait partagées. Dans ce contexte, l’entre-soi n’est même pas forcément une garantie conventionnelle et le consensus paraît plus supposé que réel 350 . La présumée identité collective donne davantage d’acuité à la dette ou au dû, tout écart normatif et identitaire suscitant des sanctions à la hauteur de l’amertume.

En invoquant des principes qui lui sont chers, Norbert révèle ce qu’il espère d’un « bon » rapport locatif. Sans faire fi d’une certaine dose d’imprévisibilité affectant les conduites individuelles, un doute s’infiltre dans la croyance en la transparence des relations et des procédés. Malgré tout, celui-ci n’entame pas la volonté d’entretenir les meilleurs rapports possibles ; l’objectif est au bout du compte d’être payé en essayant d’atténuer la distance contractuelle.

Notes
345.

Cf. Marc MORMONT, « Pour une typologie des transactions sociales», op. cit. Pour lui, la transaction oscille entre 2 pôles : « un pôle accentuant la capacité d’initiative des acteurs et l’originalité de leur « produit transactionnel »et « un pôle accentuant au contraire les limites structurelles et le conditionnement des compromis ». Dans son esprit, les transactions sont des « [pratiques sociales] qui ont une valeur juridique, mais échappent au droit du fait des modalités de l’accord […]. Les processus par lesquels ils s’opèrent échappent en fait au droit lui-même, qui est en quelque sorte mis entre parenthèses ».

346.

Cf. Patrick PHARO, « Le droit ordinaire comme morale ou commerce civil », in François CHAZEL et Jacques COMMAILLE (dir.), Normes juridiques et régulation sociale, op. cit., p. 243-255. Le sociologue pense que nous devons réserver l’usage du mot « normes » aux « règles qu’on cherche, à un moment et dans des circonstances données, à faire partager à autrui, en tant que ces normes vaudraient comme standards, critères de justesse, de justice ou de vérité, de l’action qu’on est en train d’accomplir ». La règle devient norme si tous les protagonistes ont décidé de suivre la règle et si l’un s’efforce de la faire suivre à l’autre.

347.

Cf. Laurent THEVENOT, « Rationalité ou normes sociale : une opposition dépassée ? » in Louis-André GERARD-VARET et Jean-Claude PASSERON (dir.), La méthode et l’enquête, op. cit., p. 149-189. Il entend par là un aménagement des situations avec des techniques et des tactiques adéquates.

348.

Cf. Jean-Michel SERVET, « Paroles données : le lien de confiance », Revue semestrielle du MAUSS, n° 4, 2ème semestre, 1994, p. 37-56.

349.

Nous pouvons raccorder cette discussion à celle de Max WEBER sur les rapports entre débiteurs et créanciers. En substance, il dit qu’aucune règle extérieure aux deux parties ne peut véritablement garantir un comportement ad hoc. Dans les faits, chaque intéressé se comporte « comme si » il estimait obligatoire de tenir la promesse donnée, en vertu d’une croyance subjective en l’autorité objective d’une telle norme a priori répandue dans le monde environnant. L’approbation et la désapprobation se présentent dès lors comme des garanties conventionnelles. Cf. Economie et société, tome 2, op. cit., p. 35 sq.

350.

Cf. Liliane VOYE, « Transaction et consensus supposé », op. cit.