L’impersonnalisation et l’objectalisation des rapports locatifs

Pour clore sur ce point, nous voudrions éclairer un autre versant des rapports locatifs en nous positionnant cette fois-ci du côté des locataires et en réintroduisant la SCI au cœur du débat. N’ayant pas rencontré personnellement de locataires de SCI, nous nous référerons à un entretien avec le responsable de la gestion locative d’une régie immobilière lyonnaise [PRAT 38]. Son discours doit nous inciter à la prudence car les attitudes qu’il dépeint ne sont pas généralisables à tous les locataires. Elles méritent cependant d’être considérées dans la perspective d’une approche des représentations sociales du secret sociétaire et de leurs effets. Il en ressortira en outre une première ébauche de l’analyse des pratiques et représentations professionnelles (cf. infra, chapitre 8).

Se faisant l’écho de bon nombre de ses confrères, l’enquêté voit dans la SCI un montage « agréable ». Pour lui, le fait de traiter avec un gérant de droit améliore considérablement la gestion des biens pour laquelle il a été mandaté. Il n’a pas à composer, comme dans une indivision, avec une multiplicité d’interlocuteurs aux avis hétéroclites et les décisions y gagnent en clarté et efficacité. Son sentiment se fonde notamment sur les décisions concernant les travaux d’entretien ou de rénovation. Par contre, quelques expériences spécifiques, l’ont amené à constater que quelques locataires demeuraient beaucoup plus perplexes face à des propriétaires personnes morales :

‘« […] Pour les gros propriétaires, c’est un peu un écran. De ce point de vue là, c’est pas forcément un mal. En tous cas par rapport à nous, il n’y a pas grand secret ; ce n’est pas franchement un écran. Par contre, quand on est en deuxième rideau, c’est-à-dire locatif, à ce moment-là ça devient secret et louche et ça fait travailler l’imagination […] C’est vrai que pour le locataire il y a quelque chose parce que dans les baux le nom doit apparaître. Donc eux, ils aimeraient bien avoir à identifier une personne physique et là ils ne peuvent absolument pas. Donc quelque part ça les gêne »
Q – Vous avez été confronté à ça, des gens qui étaient gênés ?
« Oui, un petit peu… qui cherchaient à savoir, par curiosité, et qui ont l’impression d’être plus des objets parce qu’il n’y a plus d’interlocuteur personne physique au-delà de la régie. Ils ont l’impression d’être vraiment des objets, les objets d’un investissement »
[Administrateur de biens, PRAT 38]’

Même si la régie fait office d’intermédiaire, les locataires semblent curieux et contrariés de ne pas savoir. Ils cherchent à ôter le couvercle du secret sociétaire, entreprise que l’enquêté s’attèle à éconduire dans le sens où le respect de la confidentialité fait partie de ses devoirs de prestataire. Devant cette fin de non recevoir, les locataires ont le sentiment d’être pris comme pour les « objets d’un investissement », ce qui nous incline à évoquer une relation basée sur une réification statutaire produite par une logique marchande. Ils s’imaginent être, pourrions-nous dire, les objets d’un objet puisqu’ils ne connaissent pas les porteurs de parts et peut-être même pas le gérant. Ce qu’ils regrettent alors c’est peut-être l’impersonnalisation des rapports locatifs. Parfois grande quand le propriétaire est une personne physique, elle devient très grande avec la SCI. Pour les plus curieux, tout porte à croire que la distance accroît la probabilité de voir des problèmes émerger. Ils craignent éventuellement de donner leur argent à des aigrefins.

Il n’est pas interdit d’envisager la curiosité des locataires comme un effet émergent de la distance ou de la discrétion voulue par les associés de la SCI. Nous avons d’ailleurs vu, et nous le reverrons dans le chapitre suivant, que la discrétion pouvait être un motif de création sociétaire. Dès lors, les locataires ne sont pas seulement les objets d’un investissement, mais aussi parfois ceux d’une anxiété ou d’un réflexe conservateur propre à certains milieux sociaux. Devant tant de flou et de questions, le rôle et le message de l’enquêté passent plus ou moins bien. D’un côté, il défend les intérêts de la SCI cliente et de l’autre s’opposent des locataires qui réagissent davantage par rapport à des impératifs relationnels et humains que le voile sociétaire obscurcit.