Temps disponible, goût et aptitudes

Que nous discutions avec un praticien ou que nous lisions un ouvrage consacré à la gestion patrimoniale, la clé d’une gestion efficace et réussie réside dans la réunion de compétences et d’une « attention éveillée » 351 . Non seulement les porteurs de parts doivent – en principe – connaître les rudiments des techniques qu’ils utilisent mais aussi s’informer sur les conjonctures économiques, fiscales et juridiques, bref tout l’environnement microéconomique de la décision. Pourtant, ce processus d’information et d’apprentissage reste parcellaire si les porteurs de parts ne consacrent pas du temps personnel à la gestion quotidienne et affichent un déplaisir, voire un net désintéressement intellectuel 352 . En somme, les compétences ne suffisent pas.

Certains chefs d’entreprise ou professionnels libéraux dotés d’un bon bagage technique et d’un savoir juridique délèguent la gestion sociétaire parce que leurs horaires de travail ne leur permettent pas une plus forte implication. Ainsi, Serge, gynécologue ballotté entre ses consultations en cabinet et ses astreintes en clinique le week-end, attend avec impatience l’heure de la retraite. Elle sera pour lui l’occasion de donner libre cours à son violon d’Ingres : la gestion de ses actifs. D’ailleurs, il nous a confié que s’il n’avait pas été gynécologue, il aurait sûrement embrassé une carrière dans le conseil financier et patrimonial.

D’une certaine façon, il aspire à suivre la même trajectoire qu’Amid, Etienne ou Pascal, qui ont mis a profit leur retraite légale ou anticipée pour se reconvertir dans la gestion de leurs biens et de leurs SCI. Eu égard à leurs histoires professionnelles respectives, ces trois enquêtés regardent cette nouvelle activité – qui s’apparente à celle de rentier – comme un moyen de donner du sens à leur existence. Elle leur permet de combler une sorte de vide professionnel, de parer à une sortie d’activité synonyme pour eux d’inutilité, voire de « mort » sociale – ils ont énormément travaillé –, tout en œuvrant au bien-être matériel de leurs proches. Cette attitude s’exprime le mieux chez Pascal. Ayant débuté comme simple artisan dans la plomberie en 1973, sa vie professionnelle est jalonnée de réussites et d’efforts qui le conduisent à créer de 1982 à 1992 un petit groupe de sociétés de bâtiment relativement prospère. C’est à la suite d’une mauvaise collaboration que le vent tourne puisqu’il dépose successivement le bilan de ses sociétés et tombe dans les affres des contrôles fiscaux à répétition. Acculé à rembourser ses dettes, fiché à la Banque de France, se posant en victime d’une machine administrative « implacable », il s’identifie à un « paria ». Cette banqueroute l’amène de surcroît à compter ses amis, qui du jour au lendemain se font de moins en moins nombreux, et a même des répercussions sur sa vie conjugale puisqu’il se sépare de son épouse quelques mois après. Triste effet de domino. En dépit de ces coups du sort, il essaye de refaire surface en se concentrant sur la gestion de ses biens sociétaires que le fisc et les créanciers n’ont pu lui enlever. Désirant tourner la page d’une certaine forme de business, son nouveau métier consiste à gérer son patrimoine pour son plaisir et pour en partager les fruits avec ses deux fils. En tant qu’ancien artisan, il s’occupe des travaux ; il fait aussi les comptes, recherche les locataires et prend en charge les démarches administratives réglementaires (ANAH, Impôts, RCS, etc.).

‘« […] Moi, j’occupe bien mon temps. Pour les travaux, je fais le manœuvre parce que bon il y a des postes que je trouve ridicules, qui ne seront pas subventionnés, alors je les fais moi. Alors c’est une nouvelle vie que j’ai découverte, qui est intensive mais qui me passionne. Je suis passionné… de tout faire »
[Pascal, PDP 24]’

Vu sous cet angle, c’est comme s’il était reconnaissant envers l’outil SCI de lui avoir permis de rebondir alors que tous les éléments se liguaient contre lui. Il fait donc partie de ces porteurs de parts qui, parce qu’ils ont du temps et des compétences issues de leur parcours, préfèrent la personnalisation. Surtout quand la délégation représente un coût financier jugé prohibitif (cf. chapitre 9, § 9.3). La recherche d’économies d’échelle explique donc ce choix. Lorsqu’ils ont acheté leur nouvelle maison, Marie, Christine et Paul ont décidé d’un commun accord qu’en dehors du gros œuvre, c’est Paul qui s’occuperait des travaux d’aménagement. Maçon et menuisier de formation, qui plus est au chômage forcé en raison d’un accident du travail, il a leur paru logique d’économiser là-dessus et de réserver leur argent au paiement des frais notariaux et du remboursement des crédits.

En l’espèce, autant s’appuyer sur les compétences et le temps à disposition autour de soi, surtout quand une profonde désaffection pour les tâches comptables et juridiques les habitent. Dans cette veine, il n’a pas fallu longtemps à Georges pour désigner la secrétaire de son cabinet d’assurances comme préposée aux affaires courantes. En sa qualité d’épouse d’un architecte familier des SCI, elle s’est vue chargée de superviser toute la gestion comptable par informatique, de sortir les bilans et de faire les principales démarches administratives. Il n’éprouve aucun état d’âme à faire travailler sa secrétaire pour son compte personnel étant donné qu’elle a les compétences pour, que cela coûte toujours moins cher qu’un expert-comptable et que, in fine, il n’a pas totalement souhaité le montage. A quelques égards, son attitude souffre d’une contradiction. Il exerce un métier d’argent mais pour des raisons psychologiques refuse une gestion personnelle. Son cas peut dans une certaine mesure être comparé à celui de porteurs de parts qui, bien qu’ayant du patrimoine et de l’argent et que leur SCI soit le symbole social d’une culture commerciale, s’excusent presque de « ne pas avoir un esprit financier » [Hélène].

Le désintérêt ou l’aversion pour la gestion patrimoniale quotidienne est une affaire de goût, l’effet d’une auto-disqualification, mais peut également être, simultanément, une affaire d’âge. C’est du moins ce que nous inspirent les attitudes de Françoise et Henri et de Charles. Pour le premier couple, le montage de la SCI a été lancé par leur fils et leur cousin notaire. Le fait d’avoir financé le projet résidentiel de leur fils ne suffit pas à les intéresser à la gestion. Agés de 72 et 68 ans, ils désirent passer leur retraite à voyager et à s’occuper de leurs petits-enfants et ne pas s’embarrasser avec des questions de chiffres qui les indisposent au plus haut point. Ils attribuent cette obligation à leur fils, ce qui, compte tenu de son ancrage résidentiel à Montpellier, ne facilite guère les choses. Cependant, l’éloignement géographique de l’intéressé ne représente pas à leurs yeux une condition suffisante pour le suppléer sur place. Actuellement vide de locataires, le bien risque d’en pâtir et de perdre de la valeur. Au moment où nous les avons interrogés, ils relançaient régulièrement leur fils pour organiser la vente de l’appartement.

Pour le second, descendant d’une lignée aristocratique ayant hérité de sa mère en 1997, à l’âge de 68 ans, de l’usufruit d’un immeuble du quartier Saint-Georges à Lyon, seule la recherche locative compose le cœur de son activité gestionnaire. Encore que celle-ci soit très réduite du fait d’une part de l’ancienneté des locataires et, d’autre part, de l’occupation de 3 des 6 paliers par son fils cadet agent immobilier, ses deux frères – un prêtre et un invalide de guerre – et lui-même. Quand il constitue la SCI avec son fils et ses deux frères, c’est sur le conseil de son notaire. S’il en fait son parti, c’est parce qu’il a en tête de conserver un patrimoine familial et de commencer à transmettre à son fils de 25 ans. Quoique dépositaire de la survivance du patrimoine, il cherche à ce que son puîné prenne la relève – d’où sa nomination comme cogérant – pour qu’il puisse de son côté s’investir dans d’autres activités spirituelles et sociales comme la « contemplation », la botanique dans sa propriété des Monts du Lyonnais, la participation aux manifestations associatives organisée par le Renouveau du Vieux-Lyon ou encore la remise en forme des notes de séminaires d’un ami professeur de médecine. L’essence du projet sociétaire prime donc sur son suivi. Charles établit une grille de préférences qui contraste avec les canons rationnels de son milieu d’origine : ses grands-parents, parents et oncles étaient de riches négociants dans la soie qui, jusqu’à la fin de leur vie, ont pris soin de gérer et d’accumuler des biens immobiliers. S’il poursuit la stratégie de reproduction inaugurée dans son milieu familial dans la deuxième moitié du XIXe siècle, il apprécie avant tout des activités moins rébarbatives. Ancien ingénieur de l’équipement dans l’Algérie d’avant-guerre, il se rappelle, comme pour démontrer, au bon souvenir des ses ballades dans les vergers et les champs de fleurs de cet ancien département français. Arrivé à la fin de son cycle de vie, l’heure est venue pour lui caresser son vieux rêve « voltairien ».

La jouissance de temps libre ne garantit pas une gestion personnelle, surtout quand le style de vie propre à un âge avancé incline au repos et à la tranquillité. Néanmoins, Raymond, ancien cadre comptable chez Pasteur Mérieux, joue, à 75 ans, les prolongations. Depuis qu’il a monté en 1995 une SCI pour lui apporter sa propriété de Dommartin et réaliser une donation-partage des parts démembrées en direction de sa fille et de son fils, il est assez occupé. Comme il vit sur place, qu’il a conservé l’usufruit des parts avec son épouse, il assure l’entretien du parc boisé et des bâtiments et gère la SCI. Ses enfants se déchargent sur lui, arguant ses compétences comptables et son côté « fermier ». De plus, la fille habite dans l’Ain et le fils au Nord-Ouest du département, aux confins de la Loire. Mais le travail de Raymond ne s’arrête pas là. Il s’occupe aussi de la gestion comptable du cabinet dentiste de son fils ainsi que de la SCI qu’il a constituée en 1993 pour acheter des studios en Périssol à Saint-Etienne. Le fils n’a pas jugé bon de payer un expert-comptable, attendu que son père était disposé à l’aider et capable de lui rédiger ses bilans et ses déclarations fiscales. La solidarité familiale ne se concentre pas uniquement sur la dévolution de biens matériels. Elle se meut aussi en don de soi, de temps, de services et de compétences. Preuve qu’il prend sa tâche à cœur, nous pouvons évoquer le bras de fer qu’il a engagé avec le Trésor Public de Saint-Etienne au sujet de la définition des travaux défiscalisables dans les opérations en Périssol et des montants de TVA récupérables. Celui-ci a refusé d’exonérer son fils de la taxe foncière les deux premières années, comme le stipule le dispositif. Se substituant à son fils, il interpelle régulièrement le fisc, sollicite la Mairie, envoie réclamations sur réclamations en glanant des arguments dans des guides juridiques et fiscaux 353 .

Notes
351.

Cf. André BABEAU, Le patrimoine aujourd’hui, op. cit., p. 244.

352.

Cf. Jean AULAGNIER et Frédéric LUCET, « Gestion de patrimoine – Conseil en gestion de patrimoine – Présentation générale », op. cit.

353.

Nous pensons ici aux guides Francis Lefebvre, du nom d’un grand cabinet d’avocats parisien spécialisé dans les multiples domaines relatifs aux affaires. Il s’agit un peu de la bible des praticiens et des porteurs de parts confirmés, peaufinant sans cesse leur savoir juridique, technique et fiscal.