Les partisans du « tout gérer soi-même »

Quand nous affirmons que 20 des 46 enquêtés pratiquent une gestion personnelle et personnalisée, nous ne sommes pas dupes sur le fait qu’ils ont eu ou auront peut-être un jour recours aux services de professionnels de la gestion, qu’elle soit patrimoniale, financière ou locative, ou, comme Rémi ou Pascal, à des réseaux informels d’apporteurs d’affaires (amis, anciens collaborateurs). Les environnements dans lesquels ils naviguent sont loin d‘être inertes et parfaitement accessibles. Une bonne connaissance des marchés et micro-marchés immobiliers locaux ne se substitue pas aux opportunités de la prescription. De surcroît, d’aucuns, comme Jean-Louis, peuvent aussi s’arranger de leur position notabiliaire locale – il est président d’une association de commerçants – pour faire pression auprès d’élus afin d’accélérer la délivrance d’un permis de construire ; une tactique visant en l’occurrence à insister sur son rôle dans l’emploi et le désenclavement local. Même les porteurs-praticiens n’échappent pas à ce qui ressemble à une règle pouvant prendre une apparence cyclique. Pourtant, il n’est pas impossible de se rapprocher d’un modèle où le pari de la personnalisation totale est tenté. On cherche à toucher un idéal. Des valeurs d’indépendance institutionnelle, des expériences antérieures malheureuses – une trajectoire patrimoniale chahutée –, un habitus professionnel rémanent peuvent venir se joindre aux composantes d’une rationalité technicienne que sont les disponibilités temporelles, les compétences théoriques et pratiques et l’attrait pour une discipline se fondant sur des dimensions humaines, psychologiques, ludiques et mathématiques.

Il arrive que des porteurs de parts jusqu’à présent convaincus du bien-fondé de la délégation de la gestion locative changent de cap à la suite de différends avec la régie immobilière ou l’administrateur de biens mandaté. C’est justement ce qu’ont expérimenté Alain, Bernard et Amid qui prennent désormais eux-mêmes en charge les recherches et le suivi de leurs locataires. Photographe indépendant, Bernard recrute dorénavant par bouche à oreille et fait tout pour créer un petit pôle artistique. Ses locataires sont infographistes, graphistes, éditeurs. Il ne résume pas le rapport propriétaire/locataire à un simple rapport marchand et juridique et se démène pour que la communication et l’échange d’idées l’emportent. En même temps qu’une parade (sélective) à d’éventuels problèmes locatifs, le choix du bouche à oreille, via un réseaux de connaissances professionnelles, se présente comme une solution alternative au mauvais recrutement du mandataire immobilier et au climat de méfiance qu’il entretiendrait après coup.

Partant, si le changement de mode de gestion s’explique par la recherche à un moment donné d’économies d’échelle, il peut annoncer un revirement axiologique comme, par exemple, le rejet de la « marchandisation » des rapports locatifs. Ecoutons Alain qui, à la suite d’une histoire mal réglée, condamne certaines pratiques :

‘« […] Les régies, ça pose un problème. On n’a plus de petites régies familiales, quoique de temps en temps ceux qui en montent ne s’en sortent pas trop mal… les gens sont plus contents. Mais les grosses boutiques, ça devient un peu abominable parce que vous changez sans arrêt d’interlocuteur. Avant ce locataire-là (un ancien gendarme), on a eu une autre personne qui est restée assez longtemps aussi. Si j’ai bien compris, elle s’est séparée de son copain et a été obligée de partir. Et puis un jour, je reçois les comptes et je vois qu’elle était en débit de 7 000 francs. Alors je téléphone à B. (la régie) et ils me disent : « Voilà, quand elle est partie, on a fait un état des lieux. Il fallait refaire le parquet mais elle n’a pas voulu payer. Alors on la poursuit ». 7 000 francs pour le parquet, je comprends qu’elle n’ai pas voulu payer ! (rires). Alors j’ai essayé de trouver un terrain d’entente avec elle mais sans succès. J’ai dit à B. d’arrêter mais ils voulaient envoyer les huissiers. Finalement on a tout arrêté et quand j’ai repris la gestion, ils ont mis un temps fou à me renvoyer la caution. D’ailleurs, si je n’avais pas insisté, ils ne me l’auraient jamais renvoyée […] En général, les gens ne sont jamais contents des régies. Quelqu’un qui vous dit qu’il est content de son régisseur, vous vous dites qu’il ne doit pas être bien aujourd’hui (rires). C’est un peu inhérent à ce genre de boulot. Et puis je veux dire on en est arrivé à des régies qui sont prises par la Lyonnaise des Eaux, etc. C’est toutes des grosses boîtes. Vous changez d’interlocuteur tous les ans et au bout de 36 interlocuteurs, les gens sont furieux. Si vous regardez les choses de près, c’est un peu le tiroir-caisse. »
[Alain, PDP 7]’

Par l’entremise de son histoire, Alain jette un regard soucieux sur un processus de mutation qui affecte depuis le début des années 80 la plupart des sociétés d’administration de biens, à savoir la multiplication des fusions-absorptions, la concentration des services et des compétences, l’accentuation de la concurrence et la rentabilisation des investissements. La rationalisation fait son apparition dans un secteur et un milieu jusqu’alors guidés par la tradition 354 . Il en découle selon lui une distension des liens entre régisseurs, propriétaires et locataires, productrice de davantage de contentieux. Bien qu’originellement familiale, sa régie adosse de plus en plus ses pratiques sur celles des structures commerciales inféodées à de grands groupes. Les moyens juridiques et judiciaires qu’elle met en œuvre sont pour Alain le signe d’une préférence pour la rentabilité au détriment du dialogue et de la concertation. En tant que clerc de notaire, il s’appuie aussi sur le discours et les expériences particuliers des clients qu’il reçoit à l’étude. Habitué à plus d’empathie, gérant de biens familiaux, il pense qu’il vaut mieux être diplomate, surtout quand dans son cas, les loyers de son appartement du 3ème arrondissement servent à rembourser les emprunts souscrits pour les travaux de la maison familiale drômoise.

A notre avis, l’un des indices les plus probants de la tendance à la personnalisation se situe dans l’usage quasi généralisé de l’outil informatique. Il étaye un processus de rationalisation gestionnaire déjà tangible au travers du recours sociétaire lui-même. Un peu comme si les deux allaient de pair. L’investissement dans l’assistance informatique concerne 36 des 46 enquêtés (78,3%), c’est-à-dire ceux qui, de près ou de loin, se targuent de « raisonner en professionnel » [Colette]. Tous n’en font cependant pas la même utilisation ou ne mobilisent pas les mêmes logiciels. Pour des enquêtés qui gèrent en famille un seul bien qu’ils occupent ou qu’ils louent, des logiciels domestiques comme Money font l’affaire. Ils leur permettent de rédiger le bilan annuel qu’ils déclarent au fisc et de suivre périodiquement les entrées et sorties d’argent. Il remplace le simple cahier à deux colonnes qui fait encore le bonheur des plus réticents. A contrario, ceux qui ont monté plusieurs structures à des fins d’investissement ou qui ont acquis des murs qu’ils louent à leurs entreprises, nous observons un recours à des logiciels plus sophistiqués, susceptibles de relier entre elles une multitude de variables. S’ils optent pour les régimes de l’IS, de la TVA, qu’ils ont plusieurs crédits en cours, de nombreux frais et charges de fonctionnement, des rentrées locatives substantielles mais dispersées, payent des tiers provisionnels, etc., le bilan est moins aisé à établir et nécessite des programmes plus performants. Aussi, les chefs d’entreprise et les professionnels libéraux du chiffre, du droit et de l’immobilier ont-ils l’habitude d’employer les logiciels de leurs sociétés professionnelles, cabinets et autres études à leurs propres fins. Dans la mesure où les sièges sociaux de leurs SCI sont localisés dans les bureaux de leurs entreprises, tout le matériel est concentré au même endroit. Progressivement donc, l’informatisation de la gestion patrimoniale privée est rentrée dans les mœurs. Elle offre non seulement une clarté et un gain de temps, mais aussi la possibilité de répondre à de possibles contrôles fiscaux et récriminations administratives (cf. infra, chapitre 7), voire des relances bancaires. Elle peut servir certains enquêtés en proie à des conflits patrimoniaux familiaux, comme Alain ou Solange, à faire valoir leur irréprochabilité gestionnaire lors de confrontations judiciaires avec des proches associés (cf. infra, chapitre 11, § 11.3). La comptabilité informatisée les aide à démontrer devant les juges que leur SCI n’est pas fictive, qu’elle respecte les fondamentaux juridiques et qu’en cela on leur fait un bien mauvais procès d’intention lorsqu’on les accuse de prévarication, si ce n’est d’escroquerie.

Le choix de la prise en charge individuelle conduit certains porteurs-gérants à se poser la question de la rémunération pécuniaire de leurs efforts et des services rendus corollairement à la collectivité des associés. Nos investigations à ce sujet montrent que cette pratique brute est assez peu diffusée et qu’elle emprunte un autre chemin comme le témoigne la préférence de Robert :

‘« Le fait d’être en société, ça vous permet des choses extraordinaires. Moi je dis souvent aux gens qui vont monter des SCI ou des SARL : « ne cherchez pas à avoir de salaire, ça ne sert à rien ». Par contre ce que je veux, c’est mon ordinateur, mon internet, mes satellites et autres. Eh bien tout ça, mes sociétés peuvent très bien me le payer. Et puis avec un peu de chance, je peux même récupérer la TVA dessus. Je n’ai pas besoin de salaire. C’est ça l’avantage des SCI : on vit très bien »
[Robert, PDP 12]’

« On vit très bien » à condition que les SCI dégagent des bénéfices et qu’on ne jongle pas trop avec des règles du droit des sociétés qui, si elles sont détournées à son profit personnel, peuvent valoir une sanction pénale pour abus de bien social. L’attitude de Robert est à l’image de la plupart de celle des porteurs de parts de SCI familiales ou amicales. On refuse pour des raisons morales de percevoir de l’argent même si celui-ci peut faire office de complément de revenu. Il préfère non pas la gratuité mais des compensations. Ancien directeur de sociétés, il a une très longue expérience des procédés sociétaires. La manière dont il gère un patrimoine familial et s’octroie quelques avantages au travers de supports juridiques dévoile une rationalité technique héritée de son parcours professionnel, qu’il ne cesse de perfectionner en tirant sur toutes les ficelles. Mais il n’est pas le seul en profiter puisque c’est la SCI qui paye les voyages des enfants – résidant dans le Nord et en région parisienne – convoqués pour l’assemblée générale annuelle. S’il se pique d’avoir remis au goût du jour cet expédient valorisé dans le monde des affaires, le choix de ne pas se verser de salaire repose sur une autre explication, plus sédimentée : l’opposition entre salariés et indépendants. Son histoire personnelle le pousse à entretenir un clivage stéréotypé. De son ancien statut de gérant de SARL à maintenant, il a toujours vitupéré contre le niveau des charges sociales et patronales grevant les entreprises hexagonales. Ayant par le passé travaillé en Allemagne en tant qu’ingénieur chez Siemens, il procède à une comparaison qui ne l’a pas empêchée en 1989, à l’âge de 52 ans, de revenir en France et de montrer une société de négoce informatique puis une autre de transactions industrielles. Parce qu’en avançant en âge il ne supporte plus les soi-disant prérogatives des salariés, il se fait un point d’honneur de s’accommoder des ressources du droit des sociétés. C’est pourquoi en 1993, il décide de démissionner de la gérance-salariée de ses sociétés, de se faire remplacer par son épouse et de se cantonner à un travail « au noir ». Aujourd’hui, alors qu’il devrait être à la retraite, il occupe un poste d’agent commercial, rémunéré à la commission, pour la seconde société reprise par son épouse et passe le plus clair de son temps à administrer le patrimoine dont il a pris la responsabilité.

Le système édifié par Frédéric représente le plus beau témoignage empirique d’une tentative de personnalisation gestionnaire intégrale. Conseil en immobilier d’entreprise depuis plus de 20 ans, fils d’un administrateur de biens, il n’en est pas à sa première innovation dans un univers où l’habileté technique apparaît souvent, avec l’entretien d’un réseau interpersonnel, comme une condition de survie. Si le montage échelonné dans temps de 26 SCI marque une volonté de rupture avec les produits de prévoyance collective proposés par des organismes institutionnels, sa quête d’indépendance ne s’arrête pas en si bon chemin. Il ambitionne très tôt d’autonomiser la gestion et d’intervenir à toutes les étapes du processus en fabriquant un circuit relativement singulier [cf. Figure 9].

Figure 9 – Le réseau sociétaire gestionnaire mis en place par Frédéric

Tel qu’il est esquissé, le circuit gestionnaire coïncide avec une structure réticulaire d’apparence un peu figée dont l’historicité ne saute pas immédiatement aux yeux. Pourtant, il est le fruit d’un travail et d’une réflexion bâtie sur plusieurs années, au gré de conjonctures et d’événements qu’il serait malencontreux d’oblitérer. Les SCI sont par conséquent sous la coupe d’un réseau composé de 4 sociétés commerciales dans lesquelles se retrouvent les mêmes partenaires, la fidélité pouvant se concevoir ici comme une clé structurale et fonctionnelle de réussite.

  1. Alpha : créée sous forme de SARL en 1980 par Frédéric et un ami qui prendra par la suite sa liberté pour monter une société concurrente, elle a pour objet le conseil et la transaction en immobilier d’entreprise. Elle voit le jour à une époque ou la mobilité et la flexibilité des entreprises en fait un créneau plus que porteur. En 1988, la SARL se transforme en SA et accueille de nouveaux administrateurs dont le frère de Frédéric et un ami proche. A la suite de la crise de l’immobilier, la société traverse une période de turbulence financière qui incite Frédéric à revenir en SARL.
  2. Bêta : créée en 1987, cette SARL permet à Frédéric de prendre des participations dans d’autres sociétés du même type et les SCI qu’il a montées depuis 1984. Outre l’activité holding, elle s’attache au recrutement et à la formation technique et administrative du personnel d’Alpha. En 1988, elle étend son objet à la promotion-construction ainsi qu’à la réalisation d’opérations de type marchand de biens. Au bout de quelques années, sa place dans le groupe devient de plus en plus incontournable, d’où son changement en SA, avec les mêmes actionnaires qu’Alpha.
  3. Gamma : créée en 1993 en SARL comme adjuvant de Bêta, cette société épouse également la silhouette d’une holding mais se consacre principalement à la gestion de portefeuilles. Sa création s’inscrit dans une période où la gestion de patrimoine rencontre un fort succès dont profite Frédéric pour développer sa stratégie de conglomérat.
  4. Delta : créée à la fin des années 30 et reprise par le père de Frédéric en 1969, l’activité de cette SARL s’oriente autour de l’administration de biens et de la transaction/location de terrains et d’immeubles. En 1989, Frédéric remplace son père à la gérance et l’intègre dans son circuit en 1996 avec pour dessein de rechercher les locataires pour les SCI.

Chacune des quatre sociétés possède un rôle bien défini dans la gestion des SCI, sachant qu’Alpha, légalement représentée par Frédéric, participe au capital des 3 autres et dans celui de 13 SCI. Alpha et Bêta traquent les opportunités foncières et immobilières et dirigent la construction des bâtiments industriels et entrepôts destinés à acheter en SCI. Elles lancent les appels à souscription et servent de caution bancaire. De son côté, Gamma piste d’éventuelles cessions de parts de SCI du même type qui sont mises sur le marché par des promoteurs concurrents et qui seraient susceptibles d’un rachat intéressant par les associés des sociétés commerciales et des SCI du groupe ; elle veille en conséquence à la bonne gestion de portefeuilles de parts et négocie le rachat des endettements ou des comptes-courants qui les accompagne quelquefois. Enfin, Delta s’occupe de la gestion courante des SCI : travaux, locations et relocations, comptabilité, contentieux, etc., touchant les SCI. Ce n’est qu’en 1996, après avoir pris la majorité du capital, qu’il lui assigne cette mission. Jusqu’à présent, il passait par la société d’un ami administrateur de biens, présent dans plusieurs des SCI. Nous rajouterons que parmi les associés des SCI figurent des avocats, experts-comptables et des notaires réputés de Lyon, amis de Frédéric, qui, s’ils se montrent intéressés par l’idée du placement, sont quelquefois mis à contribution pour rédiger gratuitement les statuts des SCI, organiser les assemblées générales et accomplir les démarches auprès du Greffe du Tribunal de Commerce.

Notes
354.

Cf. Marc BONNEVILLE, « Les mutations de la gestion immobilière urbaine : les nouvelles pratiques et les nouveaux acteurs », Revue de géographie de Lyon, vol. 64, n° 3, 1989, p. 135-139. Si le changement concerne l’ensemble du territoire, il est plus sensible à Lyon où, comme le suggère l’auteur, la profession de régisseur a été pendant longtemps entre les mains de vieilles familles bourgeoises locales, héritières de portefeuilles transmis depuis plusieurs générations et adeptes d’un recrutement endogamique.