Chapitre 7. Les porteurs de parts face au rite sociétaire. de la formation d’un épineux rapport social

« […] Car c’est à la vérité une violente et traîtresse maîtresse d’école que la coutume. Elle établit en nous, peu à peu, à la dérobée, le pied de son autorité […] »
Montaigne, Les Essais [23]
« Abusus non tollit usum » 355

Telle qu’elle est employée par le droit, la locution « rite sociétaire » fait référence à un ensemble d’obligations formelles codifiées (formalités) dont les SCI et leurs dirigeants doivent normalement s’acquitter pour rester en conformité avec la loi. Il est le signe d’une culture juridique qui œuvre, dans un esprit intégratif, à une uniformisation des pratiques. Si nous retranscrivons cette volonté en des termes plus sociologiques, nous pouvons postuler que le droit – civil et fiscal notamment – et son cortège de lois et de réglementations participent à la production d’un rapport social plus ou moins équilibré.

Pourtant, les justiciables du droit opposent parfois à ce rite leurs propres rituels et leur propre rationalité. Eu égard à notre questionnement sur l’efficience d’un pluralisme juridique, le droit oriente les conduites sans les déterminer complètement (cf. supra, chapitre 2, § 2.3). Nous pouvons même ajouter qu’ils sont d’autant plus réfractaires ou allergiques aux normes juridiques que celles-ci leurs sont extérieures 356  – pour ne pas dire lointaines, nouvelles ou mystérieuses –, rognant ainsi leur présumée liberté d’action. Il seraient de la sorte attachés à une logique de l’autorégulation, entendue comme « une régulation immanente fondée sur l’infra-juridique » 357 .

Cela étant dit, cette propension à l’autonomie, voire aux jeux normatifs, n’induit pas mécaniquement une perte de juridicité et l’affleurement de zones de non-droit. Lorsqu’ils invoquent le droit – tant dans une perspective critique que laudative –, lui résistent ou essayent de l’éviter, ils contribuent immanquablement à sa définition sociale mais façonnent également leur propre conscience juridique 358 (opinio juris) ; identités juridiques, individuelles et sociales semblent se co-construire. De fait, l’expérimentation ou l’interprétation des normes juridiques sous-tend une mise à l’épreuve des obligations qui n’est pas exempte de contradictions. Les justiciables doivent accommoder leurs visions personnelles des choses à un ensemble notionnel exogène qui leur pose problème car souvent réifié, répressif et dissuasif 359 . Il en découle une confrontation des symboles et des valeurs ou des convictions, quelquefois vécue douloureusement, l’identité socio-juridique pouvant le cas échéant se confondre avec une identité judiciaire, c’est-à-dire déviante ou stigmatique.

Dans ce contexte, il importe d’avancer que la conscience juridique des porteurs de parts ne se réduit pas à aux seules situations sociétaires. Celles-ci sont certes d’utiles révélateurs cognitifs mais qui ne peuvent être disjoints d’autres événements ayant émaillé leurs parcours sociaux. En dehors du maniement des techniques juridico-financières, nombre d’enquêtés, de par leurs histoires professionnelles, patrimoniales, familiales et conjugales (divorces, séparations, décès, successions, dépôts de bilan, conflits de germanité, conflits avec des instances ordinales, appartenances électives etc.), ont déjà rencontré le droit et les tribunaux. Ils ne se sont donc pas retrouvé tout à fait démunis, ont de temps à autre su réviser leurs systèmes axiologiques et, partant, donner du sens à leurs futures familiarisations juridiques 360 . Ceci pour dire en fin de compte que conscience juridique et socialisation juridique sont consubstantielles en dépit de leur coloration différente chez chaque porteur de parts.

Tout en mettant en parallèle les raisonnements pratiques des porteurs de parts et des praticiens interrogés, notre examen des attitudes face au rite sociétaire nous conduira d’abord, après l’avoir décrit, à repérer les conditions de leur respect ou de leur irrespect [§ 7.1]. Ensuite, nous montrerons que le processus de dématérialisation qui affecte les biens immobiliers ne se fait pas sans heurts et que les réticences qu’il entraîne peuvent être à l’origine d’un laxisme formaliste [§ 7.2]. Dans la même veine, nous nous pencherons sur les représentations équivoques de l’artificialité et sur leurs effets socio-juridiques concrets qu’elles induisent. Ressource ou contrainte [§ 7.3] ? Enfin, en postulant que les stratégies fiscales déployées par les porteurs de parts sont souvent ritualisées, nous terminerons en dépeignant le rapport de force qui se noue entre contribuables et Administration fiscale et qui à la source de bien des incompréhensions [§ 7.4].

Notes
355.

« L’abus n’exclut pas l’usage ». Maxime de l’ancien droit romain signifiant que l’abus que l’on fait d’une chose ne contraint pas nécessairement à s’en abstenir.

356.

Cf. Dominique GRILLET-PONTON, La famille et le fisc, Paris, PUF, « Ethique, droit, société », 1998, p. 197 sq.

357.

Cf. Jacques COMMAILLE, L’esprit sociologique des lois, op. cit., p. 247.

358.

Susan S. SILBEY et Patricia EWICK « Devant la loi : la construction sociale du juridique », op. cit.

359.

Cf. Albert O. HIRSCHMAN, Vers une économie politique élargie, Paris, Editions de Minuit, « Le sens commun », 1986, p. 93-94. « L’un des buts principaux des lois et des réglementations officielles est de stigmatiser les attitudes antisociales et de transformer les valeurs et les codes de conduites des citoyens. Cette fonction éducative de la loi qui vise à instaurer une hiérarchie dans les valeurs et à en préconiser certaines est aussi importante que ses fonctions de dissuasion et de répression ».

360.

Rajoutons dans ce registre, à la suite de Valentin PETEV, que selon les époques, les contextes historiques que nous traversons, les fluctuations des connaissances qui s’ensuivent, les convictions éthiques qui nous guident au cours du temps, nous voyons le droit différemment. Cf. « Virtualité et construction de la réalité sociale et juridique », Archives de philosophie du droit, 43, 1999, p. 27-34.