Un légalisme appliqué mais adaptable

De l’inventaire des pratiques individuelles ressort une tendance plus nette au respect comptable qu’au respect juridique stricto sensu, c’est-à-dire à la réalisation des assemblées générales et au dépôt de leurs procès-verbaux au Greffe. Etant donné que les porteurs de parts doivent déclarer leurs résultats annuels aux services fiscaux, ils semblent, ceteris paribus, plus inquiets des éventuelles récriminations et sanctions administratives (cf. infra, § 7.4) que des possibles rappels à l’ordre du juge délégué à la surveillance du RCS 372 . Comme si en quelque sorte l’acuité de la question fiscale leur faisait oublier ou perdre le sens des principes formalistes de base.

Pour autant, alors que les praticiens soulignent une sur-représentation des attitudes laxistes – du moins dans les SCI patrimoniales familiales –, nos investigations font aussi état d’attitudes légalistes, voire très légalistes. Elles sont surtout l’apanage des porteurs de parts de SCI « HAB » et « ICP » partenariales et amicales et de quelques uns d’entre eux de SCI familiales ou conjugales. Ils se signalent par une grande implication ou rigueur dans la vie juridique et comptable. D’ailleurs, les 33 enquêtés les plus impliqués sont également ceux qui, comme nous l’avons exposé dans le chapitre précédent, prisent une assistance informatique et sont peu ou prou cramponnés à une gestion personnelle et personnalisée de leurs affaires.

Leur attitude légaliste se cristallise autour d’une croyance soutenue en la validité des règles protocolaires – i.e. une reconnaissance de leurs effets juridiques 373 . Autant que l’on puisse en juger au travers des histoires recueillies, ce légalisme s’enracine soit dans une appartenance et un parcours socioprofessionnels propices à son émergence et à son entretien, soit dans les enjeux financiers et/ou familiaux des projets patrimoniaux engagés, soit, par moments, dans les deux.

Acteurs directs du monde des affaires, ayant investi pour acheter les murs hébergeant leur activité commerciale, industrielle et libérale ou bien pour réaliser des placements privés rentables dans l’immobilier d’entreprise, 20 enquêtés se démarquent par une attitude très légaliste. Quand ils ne sont pas des praticiens doués d’une forte conscience juridique, tout porte à croire que les porteurs de parts concernés « s’obligent eux-mêmes » – pour reprendre une expression de Thierry, associé dans une SA d’expertise-comptable dans une SCI – à respecter à la lettre le protocole sociétaire. Ils auraient en quelque sorte bien intériorisé le permis et l’interdit, limiteraient toute transgression et ne manifesteraient plus un impérieux besoin de se tourner vers leurs conseils pour connaître les rudiments du rite sociétaire. En cela, ce type de porteur de parts rejoint la définition qu’en donne Robert, ancien directeur de sociétés, se consacrant désormais à gérer le patrimoine familial et à donner un coup de main gratuit à son épouse gérante d’une SARL d’organisation événementielle :

‘« Il faut quand même avoir un esprit juriste dans les SCI. Je vous avouerai que de temps en temps, je suis obligé de me replonger dans les statuts, de lire des bouquins de droit. Il faut avoir l’esprit juriste, financier et un peu formaliste »
[Robert, PDP 12]’

Le légalisme ne surgit pas ex nihilo. Même si elle est nécessaire, une bonne dose de curiosité naturelle ne suffit pas à déterminer un esprit et une attitude « professionnels ». Se former aux questions juridico-financières suppose alors une familiarisation constante avec des outils, des raisonnements, une terminologie et des principes en mouvement. Confronté à un problème ponctuel, le porteur de parts légaliste relit les statuts de sa SCI, s’enquiert des variations législatives et jurisprudentielles récentes, est abonné à des journaux vulgarisateurs, n’hésite pas, sans que cela heurte ses valeurs d’indépendance, à compléter son stock de connaissances en interrogeant un spécialiste présent dans son entourage. Car au bout du compte, comme l’affirme Patrick en s’appropriant une expression désormais rentrée dans les mœurs, « nul n’est censé ignorer la loi ».

Mais le processus de socialisation secondaire, ou de resocialisation selon les cas, ne se résume pas à cet effort personnel. L’apprentissage des règles protocolaires succède en général à la découverte de la technique SCI. Le cursus scolaire, les séquences carriérales, les expériences procédurières favorisent l’assimilation théorique et pratique des devoirs du gérant et des droits des associés. Ancien entrepreneur en bâtiment, Pascal a vécu les affres du dépôt de bilan, de la faillite personnelle mais également des contrôles fiscaux et de la saisie de certains de ses biens personnels. Contraint de se recycler dans la gestion personnelle de ses SCI, son grand respect du protocole s’apparente à une quête d’irréprochabilité, de transparence, ou au rachat d’une virginité. Il cherche à gommer le discrédit social dont il se pense victime depuis maintenant une dizaine d’années (cf. infra, § 7.4). Pour Jacques, ancien étudiant en droit et courtier en assurances indépendant, fils d’industriel, tout ce qui touche aux SCI n’est plus un secret :

‘« […] Quand vous rentrez dans une SCI, c’est avec tel montant de participation. C’est convenu dès le départ. Bon, si vous nommez les gérants, vous déterminez leurs pouvoirs et les pouvoirs de l’assemblée, point à la ligne. Par contre, ça se gère ça. La SCI est une personne morale inscrite au Registre du Commerce. Ça se gère avec une assemblée annuelle, un PV d’assemblée à faire signer par les associés et ceci chaque année »
Q – Donc vous procédez à ça chaque année ?
« Absolument. C’est un problème de rigueur de gestion. J’ai toujours été très à cheval là-dessus »
[Jacques, PDP 13]’

La rigueur dont se vante Jacques ne puise pas uniquement sa source dans son ancien statut de gérant de SARL. Elle trouve aussi un terrain d’élection dans son activité bénévole de magistrat consulaire. En effet, faisant partie des 64 juges du Tribunal de Commerce élu par ses pairs, il est amené depuis quelques années à statuer sur de nombreuses liquidations et redressements judiciaires de sociétés commerciales ayant préalablement déposé leur bilan. Lorsque les dirigeants sont jugés coupables de malversations, au point d’entraîner la chute de leur entreprise, ils peuvent être mis en faillite personnelle. A de nombreuses reprises, il a été conduit à prononcer l’extension de la procédure collective à la SCI de ces mêmes dirigeants 374 et à observer qu’ils ne remplissaient pas systématiquement leurs devoirs comptables et leurs obligations formalistes.

Cette immersion dans un univers judiciaire procédurier alimente son opinio necessatis, tout comme l’activisme de Jean-Louis dans l’association des commerçants de sa rue, de Robert dans les Contribuables Associés, de Solange dans l’Association Française des Usagers des Banques (AFUB), de Frédéric à la Fédération Nationale des Agents Immobiliers (FNAIM) du Rhône les aide à mieux aborder les environnements juridiques et financiers qu’ils côtoient aussi bien à titre professionnel que privé.

Dans les SCI familiales montées pour gérer des biens d’habitation reçus en héritage, le légalisme de quelques porteurs de parts contraste avec l’informalisme ambiant dénoncé par la plupart des praticiens. Détenteur de 4 SCI créées en huit ans pour recueillir des terrains et une maison donnés par sa tante et sa mère, Robert ne souhaite prendre aucun risque ; les enjeux sont trop importants. Non seulement, en tant qu’aîné, il s’affiche comme la personne élue par ses ascendants pour perpétuer la transmission du patrimoine, mais il est aussi chargé de superviser les travaux de construction et d’aménagement qu’ils co-financent avec son frère et sa sœur. Le respect protocolaire revêt donc un double sens économique et symbolique :

‘Q – Vous organisez des assemblées régulièrement ?
« Alors là, on respecte la règle intégralement, une fois par an. Des convocations par lettres recommandées. Souvent, pour les gens qui ne sont pas là, on fait signer des pouvoirs et des procurations. On fait des compte-rendus et la comptabilité est disponible ; d’ailleurs chacun a son extrait. Ça fait un peu lourd mais il faut reconnaître qu’il faut quand même tenir une comptabilité solide. Lorsqu’on fait des travaux qui représentent 2 à 3 millions, ben une comptabilité c’est plus que nécessaire »
Q – Et sinon des réunions plus informelles ?
« Les réunions d’AG sont très formelles. Elles correspondent en général à une grosse décision. Mais il y a pas bien longtemps, on a fait une réunion informelle sur la maison du bas. J’ai dit à mon frère qu’il faudrait rehausser le toit pour créer 50 mètres carrés. Bon ben l’architecte était là et on s’est mis d’accord informellement sur les sommes à apporter : environ 400 000 francs. Bon l’AG aura lieu en janvier mais enfin les deux têtes de file, mon frère pour ses enfants et moi pour les miens et mon épouse, on est déjà plus ou moins d’accord »
[Robert, PDP 12]’

Il n’escamote aucun détail. Il envoie même des convocations écrites à ses proches, les considérant par-là comme de « vrais » associés (cf. infra, chapitre 10, § 10.3). Le formalisme n’évacue pourtant pas la tenue de petites réunions qui s’apparentent à une « prise de pouls » et dont les grandes lignes sont ratifiées lors de l’assemblée générale chargée d’officialiser les décisions et de fixer la feuille de route. Ces discussions ont une vocation préparatoire alors que pour d’autres porteurs de parts familiaux elles demeurent un usage inamovible qui gèle le respect d’un formalisme. Puisque les SCI sont familiales, l’assemblée générale n’a pour eux d’autre utilité que de procurer un caractère juridique à des décisions qu’ils ont au préalable pris soin de définir comme majeures (achat, vente, gros travaux, financement).

Par-delà la possibilité que le droit, via les statuts, confère aux porteurs de parts de recourir, le cas échéant, à des consultations écrites pour avaliser une décision 375 , l’assemblée générale reste un vecteur d’entretien des identités socio-juridiques. Toutefois, il arrive que d’aucuns « détournent » son sens normatif dans le but d’en faire aussi un vecteur de raffermissement du lien social familial :

‘« […] Les assemblées, je les fait surtout pour deux raisons. La première c’est parce que c’est obligatoire et ensuite, avec un peu de chance si on a de l’argent, on se paye une petite fête familiale. Ça nous donne l’occasion de nous retrouver sauf ceux qui font la gueule et que ne viennent jamais »
[Robert, PDP 12]’

Membres de 2 de ses 4 SCI depuis 1988 et 1994, à la suite de cessions de parts et de donations-partages notariées, les trois enfants de Robert vivent et travaillent actuellement en région parisienne et dans le Nord. Ils ont peu l’occasion de venir à Albigny et la tenue de l’assemblée en janvier leur permet, aux frais de la SCI, de venir passer quelques jours en famille. L’organisation d’une petite fête peut servir à mieux faire digérer l’obligation formaliste, surtout aux plus désintéressés. Dans notre corpus, seul 3 enquêtés manipulent de cette façon le protocole. Plus le nombre d’associés est important, plus elle semble une solution idoine. Elle l’est pour Benoît puisque les associés de la SCI familiale béarnaise sont éparpillés aux quatre coins de la France et même à l’Etranger. En dehors des débats sur l’approbation du bilan, l’entérinement des décisions de travaux et investissements divers, d’accorder quitus à la gérance, les retrouvailles donnent lieu à des agapes de plusieurs jours autour des membres fondateurs – les oncles et tantes, véritables pivots des sociabilités rituelles – et pouvant réunir jusqu’à près d’une centaine de personne. Tous les associés viennent avec leurs conjoints et enfants. Chaque année, à la faveur d’une règle d’alternance qui est inscrite dans les statuts, la responsabilité organisationnelle de l’assemblée générale revient à une branche différente de la fratrie, ce qui, étant donné le nombre de personnes à loger et nourrir, a pour vertu de contribuer d’une part à la consolidation de l’esprit de famille et d’autre part, tout en se voyant allouer un rôle gratifiant, à obliger les plus récalcitrants à se former à la vie juridique du patrimoine.

Notes
372.

Quoiqu’il existe un dispositif juridique qui pousse quelquefois les Greffiers à radier une SCI du RCS. Si par exemple, la SCI transfère son siège social sans en informer les services fiscaux, le retour des courriers NPAI incitera l’Administration à saisir le Greffe pour rappeler à l’ordre la SCI et ses dirigeants. En cas de non-régularisation, la SCI sera automatiquement mise en cessation d’activité puis radiée dans un délai légal.

373.

Cf. François OST, « Validité » in André-Jean ARNAUD (dir.), Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, op. cit., p. 635-639.

374.

L’extension de la procédure collective décidée par la jurisprudence s’appuie sur deux fondements : la fictivité de la SCI (cf. infra, § 7.3) ou la confusion de son patrimoine avec celui de la société commerciale. Dans ce contexte, les biens immobiliers de la SCI sont appréhendés par les créanciers de la société commerciale en liquidation, mais les associés peuvent aussi se trouver personnellement tenus de tout le passif de la procédure unique, à proportion de leur participation au capital. Cf. Henri HOVASSE, « La société civile immobilière à l’épreuve de la procédure collective de son locataire », Répertoire du notariat Defrénois, 116ème année, 1996, p. 961-970. Quand on en arrive à cette situation, l’immunité sociétaire – l’un des motifs initiaux du recours – disparaît.

375.

L’alternative est inscrite dans l’article 1853 du Code Civil. Son emploi se justifie lorsque les associés sont par exemple dispersés géographiquement et ne peuvent honorer leur présence lors de l’assemblée générale annuelle. C’est le mode qu’Hervé et ses camarades, dont certains résident en dehors de la région lyonnaise, ont choisi pour entériner en 2000 la décision de l’achat d’un local mitoyen à leur local associatif originel, acquis lui en 1995.