Abstraction des risques et conscience paradoxale du déontique

Au regard de ces quelques exemples d’attitudes distantes et impliquées, nous augurons que le savoir juridico-financier, acquis et développé au cours d’une trajectoire et au contact de situations concrètes, est inégalement réparti chez les porteurs de parts. Dans l’exercice de ses fonctions, la vice-présidente du Tribunal de Grande Instance en charge de l’instruction des dossiers de procédures collectives des groupements civils [PRAT 15] relie la déconfiture d’une SCI à une « méconnaissance des risques et des responsabilités » de la part de ses associés. En tant que magistrate et juriste, elle observe lors des audiences une ignorance des articles du Code Civil régissant les devoirs des cocontractants. En cela, son propos rejoint celui des praticiens qui déplorent une « connaissance superficielle » [PRAT 28] des mécanismes sociétaires, productrice d’irrégularités dont la portée dépasse bien souvent leurs auteurs 376 . Si les praticiens insistent davantage sur les risques fiscaux, patrimoniaux et familiaux, la magistrate explique ses décisions, quelquefois mal perçues, en excipant des risques juridiques et judiciaires. La SCI est une personne morale dans laquelle, à l’inverse des sociétés commerciales (de personnes ou de capitaux), les risques sont illimités.

La méconnaissance des risques sous-tend une méconnaissances des obligations. Un défaut de vie juridique peut être un motif d’assignation devant les tribunaux, du moins quand certains associés s’en plaignent et attaquent le gérant pour un manquement à ses devoirs d’organisateur des assemblées et de gestionnaire des comptes. Dans la plupart des SCI familiales, la méconnaissance des associés résulte de la prédominance de l’initiateur du projet et de la trop grande confiance qui lui est accordée. Comme le suggère la magistrate, nous pouvons même rencontrer des situations où la méconnaissance s’explique par la conjonction de cette confiance – qui dérive en abus (cf. infra, chapitre 11, § 11.3) – et d’une indifférence à peine voilée pour les affaires gestionnaires. Empiriquement, cette méconnaissance des risques, responsabilités et obligations est avant tout la marque d’hommes et de femmes accablés par des divorces ou des faillites et qui en situation, devant la justice, prennent connaissance et conscience de la réalité sociétaire. Outre le désappointement, la crainte fait son office : ils se demandent quelles sommes ils vont devoir rembourser, ce qu’il va advenir du patrimoine, si la procédure va s’éterniser, etc.

Ce constat pratique, que la magistrate orne de ses interprétations, nous permet de voir dans la méconnaissance des règles en général la traduction d’une méconnaissance des risques relative à l’irrespect de ces règles. Dans la SCI, les associés sont tenus par un principe de responsabilité indéfinie et conjointe (article 1857 sq) 377 . S’ils ont droit, au prorata de leur participation capitalistique, aux bénéfices, ils sont aussi redevables des dettes contractées à la même hauteur. Ne détenant que 1% des parts, un associé devra verser 1% de la somme réclamée par le créancier. Reste à savoir naturellement quelles sont les sommes en jeu. De ce fait, même l’allocation symbolique présente un risque qui est généralement effacé par les porteurs de parts de SCI au sein desquelles un associé s’arroge la majorité des parts, donc le pouvoir de décision, et en donne quelques unes à des proches, croyant leur faire plaisir, les impliquer et surtout supposant l’opération sans danger.

Dans notre corpus, seul Didier a évoqué ouvertement ce problème dans la mesure où pour assouvir son projet de séparation patrimoniale et de protection du conjoint il a alloué 98% du capital à son épouse, financé avec la dot de celle-ci. Il sait qu’en cas de mésentente et de requalification, il est responsable à hauteur de 2% des éventuelles dettes à rembourser sur décision de justice. Hormis chez les professionnels de la SCI nourris de droit, il n’est pas interdit de déceler chez les porteurs de parts familiaux une croyance en une espèce d’irresponsabilité ou une insouciance, inductrice d’une aboulie gestionnaire et d’un irrespect formaliste. Le processus d’abstraction du droit sociétaire les conduirait à juger les risques comme improbables et « irréels ».

Néanmoins, au contraire de ces visions conventionnelles, nous ne pensons pas qu’informalisme ou irrespect protocolaires signifient automatiquement méconnaissance. Durant certains entretiens, nous avons pu repérer des propos parfois énigmatiques nous inclinant à mettre en évidence chez certains enquêtés une conscience paradoxale du déontique. Alors que l’informalisme né d’une ignorance et d’une incompétence peut être jugulé par la mobilisation des services d’un praticien, il est des situations plus surprenantes où malgré la détention d’une bonne culture juridique l’irrespect perdure.

Ayant transformé son bien locatif en résidence principale, Colette sait, de par son ancienne carrière dans l’immobilier aux côtés d’un spécialiste de la SCI, que sa décision est originale et nécessite une certaine vigilance :

‘« Alors une SCI familiale, il faut savoir qu’il y a des règles. Vous pouvez faire… ça s’appelle un abus de bien social. C’est-à-dire que vous occupez la maison dans le cadre d’une SCI, sans loyer et sans ce fameux bail. Je veux dire c’est illégal. Donc vous avez quand même une forme de comptabilité à tenir et un petit bilan fiscal à faire chaque année. C’est quand même assez lourd pour des particuliers »
[Colette, PDP 23]’

En effet, une abondante jurisprudence traite de la jouissance gratuite aux associés des biens sociétaires 378 . En gardant à l’esprit ce qu’il est autorisé de faire et de ne pas faire, elle a convenu du versement d’un loyer arrangé à la SCI. La fixation d’un loyer correspondant au prix du marché pénaliserait son ménage en cas de décès prématuré de l’un des deux concubins et l’absence d’un contrat de bail en bonne et due forme risquerait de voir les tribunaux prononcer un abus de droit. Si le terme d’« abus de bien social », qu’elle choisit pour nommer ce risque, ne peut être appliqué juridiquement aux SCI 379 , il n’en est pas moins révélateur de l’assimilation d’un interdit qu’elle connaît bien pour en avoir eu l’exemple dans son ancien entourage d’indépendante. L’amalgame conceptuel démontre non seulement la persistance de réflexes professionnels, mais aussi le rapprochement d’un projet conjugal avec une affaire qui, dans le futur, peut prendre une allure plus commerciale. Malgré cet arrière-plan, elle se contente juste d’établir un bilan mais ne réunit pas d’assemblée générale dans le sens où elle est seule à décider avec son concubin. Nous conviendrons donc d’un légalisme partiel et forcé.

Solange aussi connaît la loi et le droit, sans pour autant que cela l’incite à respecter le protocole sociétaire à la lettre. Elle attache une plus grande importance à la comptabilité et justifie son laxisme juridique par l’entente présupposée régnant entre les associés et par le modèle des SARL familiales :

‘« […] J’ai un bouquin de droit sur les SCI, pour voir les fonctionnements. Justement sur les mineurs, pour savoir si on peut les mettre dedans. C’est le Delmas. On voit ce qu’on peut faire et ne pas faire. C’est-à-dire que si l’on ne fait rien, tant qu’il n’y a pas de problèmes entre les associés… Bon c’est vrai moi l’appartement où était ma mère, je n’ai pas fait les trois dernières assemblées générales, j’avais vraiment autre chose à faire. De toute façon, ma sœur ne serait pas puisqu’elle vit à l’autre bout de la France. C’est vrai que je l’ai pas fait. Mais enfin, j’ai fait mes déclarations fiscales, je lui ai envoyé les chiffres tous les ans, donc elle ne peut pas m’attaquer là-dessus en disant que je n’ai pas rempli mon rôle. Elle aurait dû s’en apercevoir avant, il n’y a pas de malversations ni rien. C’est pour ça que je veux prendre un administrateur judiciaire, comme ça déjà, il fait contrôler tous les comptes par un expert-comptable. Avec 900 francs par mois de loyer, il n’y avait pas les moyens de payer un expert-comptable. Donc je vais les sortir de ma poche et on les fera contrôler. Mais c’est vrai que tant qu’il n’y a pas de problèmes avec les associés, c’est vrai que ça se passe bien dans les SCI. De toute façon, on sait très bien que les gens ne se déplacent pas pour les assemblées générales : « Rendez-vous à 8 heures dans les locaux de la SCI » (rires)… C’est pareil dans les SARL. Nous aussi, on avait tous des SARL dans la famille. Je recevais régulièrement la feuille de présence, des trucs à signer… et pareil. Quand c’est entre nous, c’est pas gênant »
[Solange, PDP 32]’

Fille d’une ancienne gérante de société et ex-gérante elle-même, elle raisonne de manière un peu syllogistique. Si le protocole n’est pas respecté dans les SARL, alors que la loi est beaucoup intransigeante pour ce qui concerne les obligations incombant aux sociétés commerciales et à leurs dirigeants, il y aurait encore moins de raisons de le respecter dans des sociétés non-commerciales, qui plus est montées avec ses enfants, ses frères et sœurs ou ses parents, où l’encadrement normatif est réputé moins pesant. Le litige qui l’oppose à sa sœur associée dans l’une des 3 SCI, et dont nous reparlerons en détail dans le chapitre 11, dévoile à la fois son attachement à une transparence et à une morale des relations et une réduction du rite sociétaire à la seule rédaction des comptes. A l’opposé, pour Jean-Claude, les sociétés commerciales constituent plus un contre-modèle. Un formalisme strict y incarne un passage obligé susceptible de gérer autant des relations qu’un patrimoine :

‘« Alors les AG, c’est plus informel mais on les respecte. Ça se fait sur un coin de table avec le conseiller juridique en 10 minutes. C’est pas comme si on était propriétaire de multiples immeubles où il y a des conflits et des actionnaires vigilants. Là, ça doit se gérer comme une entreprise. Dans mon entreprise, j’ai un conseil d’administration vigilant. Tout le monde n’est pas toujours d’accord et ce sont de vraies AG : on s’engueule, on travaille les dossiers, etc. La SCI, c’est un peu informel parce que bon on est tous d’accord. On signe et puis c’est tout »
[Jean-Claude, PDP 20]’

S’il respecte la règle protocolaire, les assemblées générales des SCI n’ont pas la même consistance que les assemblées du conseil d’administration de la SA et ce, en raison de la configuration familiale des SCI et du positionnement majoritaire de Jean-Claude dans le capital. Il établit une hiérarchie des sociétés qui lui permet de distinguer ses SCI, qu’il qualifie de « simples », des SCI d’investissement, regroupant plusieurs biens et de nombreux porteurs de parts, où l’organisateur de l’assemblée doit faire attention au moindre détail pour éviter tout débordement.

De plus, nous pouvons observer des cas où malgré un fort opinio juris et un respect des obligations fiscales, la comptabilité n’est pas tenue, du fait du peu de mouvements financiers enregistrés au cours d’une année. Didier fait partie de ces porteurs de parts rompus aux logiques juridiques et financières par leur histoire et leur position professionnelles – en 1997, il rachète une entreprise industrielle auvergnate par le biais d’une holding de reprise financée par des sociétés de capital-risque – qui deviennent « irrespectueux » lorsqu’il s’agit de leur patrimoine familial. Pour lui, seul importe la location et le déficit foncier. Spéculant sur la faible probabilité d’un contrôle fiscal, vu qu’il remplit correctement sa déclaration annuelle, il délaisse pour le moment les principaux axes de la vie juridique et comptable de la SCI :

‘Q – Dans la SCI, vous accomplissez des tâches particulières ? Comment ça se passe ?
« En fait on ne fait rien, à tort d’ailleurs. On fait simplement des comptes en banque pour la SCI. Je suis censé faire une assemblée générale tous les ans… que je ne fais pas. Enfin bon, je peux toujours la réécrire après, c’est pas tellement le problème. On est en complète transparence fiscale. Donc on fait une déclaration de SCI tous les ans puis après on reporte le solde sur notre déclaration. La seule chose à laquelle je fais attention, c’est de toujours essayer de passer le maximum par les comptes en banque de la SCI… si je devais remonter la comptabilité. Mais je ne fais pas la comptabilité tous les ans, ce n’est pas très compliqué. Si je devais la remonter, je saurais la remonter parce qu’on passe tout par le carnet de chèques. Mais bon, il n’y a pas grand chose. Il y a les entrées, on passe toujours par une agence pour les louer donc ça c’est tranquille. Après il y a les sorties vers les remboursements d’emprunt et c’est très facile aussi. Après c’est les travaux, ça représente 4-5 factures par an […] Mais j’avoue que je ne les fais pas, à tort.»
[Didier, PDP 14]’

La logique de la procrastination ne permet pas de conclure à une inexistence des dispositions légalistes. Elle nous informe d’une part sur la formulation de priorités et, d’autre part, sur une perception courante de la SCI, pas tout à fait considérée comme une société à part entière (cf. infra, § 7.3). D’une certaine manière, l’attitude de Didier participe, involontairement, à la définition de la SCI comme une technique souple et à la stabilité du droit des sociétés civiles comme un droit convenant à des situations variées, au travers desquelles les utilisateurs peuvent préserver, dans la mesure du raisonnable, une partie de leur liberté d’action et de penser 380 . Ce sont surtout plus les contextes que le droit lui-même qui les contraignent ou non à respecter les règles protocolaires.

Aussi comprendrons-nous que chez certains porteurs de parts le respect des obligations juridiques et fiscales n’entraîne pas un zèle gestionnaire. « Tout ce qui n’est pas obligatoire, je ne le fais pas » concède Rémi, qui se contente d’un protocole minimum (déclaration fiscale) et qui par-là se détache de porteurs de parts respectueux à l’excès, voyant dans le droit une épée de Damoclès pouvant s’abattre sur eux à tout moment. Pour lui, il ne faut pas en faire plus que ce qui est demandé à partir du moment où l’on s’engage dans un rapport de force avec la machine administrative. L’expert-comptable de son cabinet de kinésithérapie lui dresse les bilans de ses 7 SCI qu’il conserve précieusement. Il ne les envoie pas au Greffe parce que la loi ne le pousse pas à les déposer. Il le ressent presque comme une victoire sur une structure bureaucratisée, symbole d’un « parasitage » ou d’une « colonisation » 381 de la vie privée par des normes externes et institutionnalisées de plus en plus nombreuses.

Notes
376.

La plupart des irrégularités gestionnaires sont inconscientes. Toutefois, il en existe des délibérées ; elles représentent un support stratégique montrant à l’occasion la connivence entre un porteur de parts en quête d’avantages fiscaux et son commettant disposé à l’aider dans son entreprise. Ils s’engouffrent dans les brèches réglementaires, sachant qu’ils ont une chance sur tant que l’Administration les reprennent. Cf. infra, § 7.3 et § 7.4.

377.

Cf. Maurice COZIAN, Alain VIANDIER et Florence DEBOISSY, Droit des sociétés, op. cit., p. 493.

378.

Cf. Mémento Francis Lefebvre, Les sociétés civiles, Paris, Editions Francis Lefebvre, 1999, p. 575 sq.

379.

Cf. Maurice COZIAN, Alain VIANDIER et Florence DEBOISSY, Droit des sociétés, op. cit., p. 493. Les délits d’abus de bien social et de présentation de comptes infidèles sont spécifiques aux seules SA et SARL. Par contre, le détournement de la finalité d’une SCI à des fins personnelles et fiscales donne lieu à des requalifications pour abus de droit ou abus de confiance et le gérant engage, comme dans toute société, sa responsabilité civile, fiscale et pénale.

380.

Cf. Jean-Daniel REYNAUD, Les règles du jeu, op. cit., p. 34 : « La régulation en vigueur n’existe pas comme une donnée constatable. Elle est en quelque sorte un compromis, ou plutôt un no man’s land entre celle que souhaitent imposer les autorités et celle que les usagers admettent. Elle se définit par les limites de la négociation entre ces deux régulations concurrentes ».

381.

Cf. Lawrence M. FRIEDMAN, « Juridicisation » in André-Jean ARNAUD (dir.), Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, op. cit., p. 319-322. La juridicisation désigne une extension du droit et des processus juridiques à un nombre croissant de domaines de la vie économique et sociale. Parmi les différentes acceptions du terme, l’auteur retient celle proposée par Jürgen HABERMAS qui l’assimile à une « colonisation », c’est-à-dire à forme de domination, plutôt qu’à l’expression de rapports sociaux spontanés.