Des hésitations significatives

Quand la solution sociétaire est identifiée à la protection contre les risques et à l’optimisation fiscale, son recours ne souffre presque d’aucune hésitation. Le choix reste en règle générale ferme et intentionnel et les porteurs de parts ont bien conscience – sans que cela influe sur un respect absolu du rite sociétaire – qu’une personne morale se glisse entre eux et le bien immobilier. De plus, ils ont déjà entendu parler de la SCI et ont parfois pu se familiariser avec certains de ses mécanismes et avantages. En jouant notamment avec les cessions de parts, si ce n’est les cessions de parts en blanc (dématérialisation ludique), ils démontrent qu’ils composent assez bien avec la nouvelle réalité technico-juridique proposée (cf. infra, § 7.4 et chapitre 11, § 11.2).

Pourtant, il est des cas de figure où le choix de la SCI ne va pas forcément de soi. Il est effectué après consultation d’un praticien, une fois que toutes les solutions patrimoniales possibles aient été étudiées dans leurs moindres détails. 7 des 46 enquêtés affirment avoir hésité entre une indivision organisée, une coopérative, une copropriété, voire une donation de parts en pleine propriété.

‘« J’avais d’abord pensé pleine propriété et ensuite copropriété. Et puis copropriété, on m’a fait comprendre, enfin le notaire, qu’il faut faire un règlement et que c’est très compliqué. C’est très difficile à chiffrer sur les parts affectées alors que la SCI, globalement, le bien vaut tant et il n’y a rien de plus facile pour donner. C’est beaucoup plus flexible, malléable. Une copropriété, vous êtes propriétaire de tant de millièmes mais affectés »
[Pierre, PDP 25]’

Comme Pierre, il s’agit de personnes qui se sont laissées charmer par les arguments d’un spécialiste alors que leur champ de possibles initial ne comportait même pas l’option sociétaire. Soit qu’ils ignoraient son existence, soit qu’ils la connaissaient mais imaginaient son utilisation réservée au seul monde des affaires et de la finance. C’est par exemple lors d’un échange avec le notaire en charge de la succession de sa mère que Charles a appris de celui-ci que l’outil SCI pouvait faciliter une transmission à moindre frais, allégée des contrariétés d’une dévolution classique longue et onéreuse. Son vécu familial, dans un milieu aristocratique, l’avait toujours, jusqu’à ce dialogue fructueux, conduit à percevoir la transmission sous l’unique angle testamentaire.

Ce genre d’hésitations touche avant tout certains porteurs de parts de SCI familiales, détentrices de biens d’habitation. Une fois leurs doutes et incertitudes tempérés par un praticien dont ils légitiment l’autorité, ils peuvent devenir des thuriféraires de la technique sans que nous soyons totalement persuadé que la greffe ait bien prise. En effet, lorsque nous tentons de sonder leurs mobiles et les avantages qu’ils accordent à une propriété dématérialisée, ils se contentent de lieux communs, calquent leurs propos sur ceux de leurs conseils et esquivent – signe d’un malaise – tout développement supplémentaire. Leur conscience pratique prend le pas sur leur conscience discursive, comme dirait Anthony Giddens 384  : ils savent que la SCI convient à leur situation plus parce qu’on le leur a fait comprendre que parce qu’ils se sont imprégnés personnellement de ses rudiments et ont du mal à s’exprimer sur les questions techniques. Nous pouvons y entrevoir autant l’indice d’une acculturation inachevée que la source d’un informalisme ou d’un irrespect protocolaire difficile à surmonter.

A travers les qualifications de la propriété, de nouveaux flottements apparaissent. Selon les porteurs de parts, les circonstances et les configurations, la propriété du bien sera tantôt attribuée à la personne morale convoquée pour la concrétisation projective, tantôt à la ou aux personne(s) qui se trouvent derrière. Plus précisément, même chez les plus légalistes ou les plus impliqués dans des dynamiques professionnelles juridico-financières, il n’est pas rare de voir l’interposition sociétaire susciter par moments quelques troubles qui « secouent » le concept juridique de personnalité morale. Ce dernier institue en effet une distinction entre un écran jouissant d’une vie juridique intrinsèque et des associés qui, bien que sujets de droit, sont tenus de rester en retrait. Alors que la perspective juridique tient pour acquise cette conceptualisation de la SCI, la perspective sociologique que nous proposons vise à faire cas des manières dont les porteurs de parts vivent et pensent cet artefact ou cette fiction. La SCI devient alors synonyme de propriété individuelle, de propriété collective, ou des deux en même temps.

Si nous prenons le cas de Jacques, nous constatons que la personnalisation de son projet immobilier rejaillit sur sa représentation de la SCI. Nous pouvons même avancer qu’il y a une espèce de personnification qui s’opère dans la mesure où il emploie l’étrange expression de « SCI individuelle » pour définir son montage. Bien qu’il ait convié son épouse et un ami à participer à son projet, c’est lui détient la majorité du capital. En tant que porteur du projet d’acquisition de locaux professionnels dans le quartier de la Part-Dieu au début des années 80, il s’estime un peu le seul propriétaire – ce que confirme son auto-nomination à la gérance. Dans ce sens, il oppose sa SCI et sa configuration – modèle très répandu – aux SCPI qui, pour lui, sont l’expression totale d’une propriété collective. Sans se connaître au préalable, de nombreux particuliers vont investir une partie de leur épargne dans l’achat et la gestion de produits immobiliers de placement. Par conséquent, la différenciation est établie en fonction du nombre de porteurs de parts présents dans la structure ; l’interconnaissance dissoudrait toute impression de propriété collective. Le sentiment d’une propriété individuelle se confirme si l’argent apporté par les membres de la famille a été donné en sous-main par l’initiateur ou bien que les apports de chaque conjoint provient de la corbeille conjugale. En outre, la distinction entre les deux formes de propriété coïncide avec le degré de plasticité des deux formes sociétaires (cf. infra, chapitre 10, § 10.1 et § 10.2). Dans la SCI de droit commun, de peu d’associés, prédomine une logique de la fermeture – la limitation de l’entrée à quelques proches cautionne la stratégie patrimoniale d’une personne ou d’un petit comité – tandis que dans les SCPI ou les SCI d’investissement, comme celles de Frédéric, prévaut une logique de l’ouverture – le placement est en partie conditionné par la multiplication des ressources financières.

Pour Didier, les prédicats de la SCI varient. La nature de la propriété est d’abord identifiée à la nature conjugale du projet de segmentation patrimoniale. Elle est individualisée car le couple ne fait qu’un. La présence de la personne morale s’efface devant les intérêts de la communauté conjugale. Si l’épouse est ultra-majoritaire, devenant en l’espèce la propriétaire en puissance des biens parisiens, c’est Didier qui supporte presque seul les risques financiers de l’opération. En revanche, l’idée de propriété collective fait surface dans le cadre scénarisé de la transmission prochaine des parts aux enfants. Dans l’esprit de Didier, ces derniers seront amenés à devenir « copropriétaires » des parts et à assumer dans le futur le fonctionnement d’une gestion à trois. Le primat des contextes projectifs et stratégiques, ou un glissement programmé des attitudes patrimoniales, entraîne une mise entre parenthèses de l’essence de la personne morale, sans que pour autant certains de ses principes pratiques soient négligés. La pertinence de l’écran est en effet admise pour ce qui a trait d’une part à la validation d’une stratégie de séparation et, d’autre part, à la prise en charge de l’endettement par la SCI. Dans la même lignée, les avantages de la dématérialisation sont bien cernés puisqu’il aspire à terme à transmettre la nue-propriété des parts à ses trois fils.

Notes
384.

Cf. Anthony GIDDENS, La constitution de la société, op. cit., p. 33 sq. La conscience pratique caractérise tout ce que les acteurs connaissent ou semble connaître de manière tacite sans que pour autant, ils sachent l’exprimer directement de façon discursive. C’est pourquoi, il postule que la réflexivité ne s’opère qu’en partie au niveau discursif.