Le sentiment de ne pas être tout à fait propriétaire

Les difficultés qu’éprouvent parfois certains enquêtés à identifier la nature de leur propriété montrent que l’interposition sociétaire est plus problématique qu’il n’y paraît. Elle l’est surtout pour ceux qui s’engagent dans un processus de transmission anticipée tout en désirant conserver la maîtrise de la gestion et des revenus. Par leurs attitudes, les enfants récipiendaires viennent faire comprendre à leurs « généreux » parents que si la dématérialisation est techniquement facile à mettre en œuvre, elle est symboliquement plus dure à accepter :

‘« C’est vrai qu’avec la pleine-propriété, ça a aurait été chacun chez soi. S’ils veulent faire des investissements, ils n’ont rien besoin de demander à personne. Tandis que là, ils ne sont pas tout à fait chez eux […] Comme dit ma fille : « Toi, tu as eu de la chance, tu l’as eu tout de suite et tu as pu faire tous tes travaux sans rien demander à personne ». J’ai deux frères. Là, c’est vrai qu’elle est obligée de passer par moi »
[Pierre, PDP 25]’

Pierre semble donc avoir pris une décision sans mesurer tous ses effets. La déception de sa fille aînée, qui vit dans une partie du domaine de ses parents, quant au choix paternel du démembrement se nourrit de l’exemple de son grand-père. Celui-ci avait opté pour une donation du domaine en pleine-propriété, ce qui avait permis à l’époque à Pierre de s’installer et de lancer des travaux de rénovation. La préférence affichée de l’aînée pour une libéralité en pleine-propriété répond un peu aux mêmes exigences d’émancipation résidentielle que son père 30 ans plus tôt. Malheureusement pour elle, la conjoncture et les usages sont différents car son père a découvert un montage qui n’était pas en vogue dans les années 60 et a ainsi, bien que partisan d’une équité familiale, manifesté sa crainte d’appauvrissement personnel. Du coup, elle se voit davantage, pour reprendre les termes de son père, dans la peau d’une « semi-propriétaire » ou d’une « propriétaire sans l’être », obligée légalement d’obtenir l’assentiment de son père pour aménager son espace résidentiel 385 . Version collective ou communautaire de la propriété, le démembrement, tout comme l’indivision, est en l’état ressenti comme un « ersatz de propriété », c’est-à-dire comme une atteinte à sa propre liberté ou souveraineté individuelle 386 .

Un autre volet des indispositions engendrées par l’interposition sociétaire et la dématérialisation peut être entrevu chez Françoise et Henri. Comme nous l’avons déjà décrit par ailleurs, ils ont monté une SCI en 1985 afin d’acheter un studio à leur fils étudiant. N’entendant rien à ce montage inauguré par leur fils dans le cadre de son mémoire de fin d‘études, ils ont toujours refusé de s’occuper de la vie juridique et comptable. En lui donnant l’argent nécessaire à une prise de participation quasi majoritaire dans le capital (1 100 parts sur 2 210), ils sont souhaité lui montrer qu’il en était quelque part le seul propriétaire, avec les devoirs gestionnaires que cela suppose. Or l’indisposition constatée n’est pas tant le fait de la nouveauté que d’un mépris avéré pour les artifices techniques. Afin de préparer au mieux leur retraite d’enseignants, ils acquièrent en 1986 les droits d’un studio dans une résidence cannoise en multipropriété ou time sharing. Au vu de leurs ressources de l’époque, grevées par le remboursement du prêt contracté pour l’achat du bien lyonnais, ils se satisfont de cet investissement qui leur donne le droit de passer sans problèmes 15 jours de vacances estivales par an. Mais un beau jour, ils apprennent sans consultation préalable que le promoteur, Pierre & Vacances, a vendu la résidence à une société parisienne qui la transforme en société civile de pluri-propriété. Ils reçoivent chaque année des convocations pour l’assemblée générale annuelle qu’ils n’honorent jamais de leur présence. Outre l’éloignement géographique et le dénigrement des questions juridico-financières, cette défection – qui fait d’eux des free-riders puisqu’ils se reportent sur les plus porteurs de parts les plus actifs – s’explique par un rejet d’une situation d’impersonnalisation (échanges épistolaires, procurations, etc.). Ils perçoivent le processus de communautarisation comme contraint et tout le côté affectif dévolu à une propriété personnelle se trouve balayé par l’introduction de nouvelles règles juridiques d’organisation. Cette mutation amplifie un peu plus leur sentiment premier de ne pas se sentir comme de vrais propriétaires, pouvant disposer de leur bien ad libitum.

‘« […] C’est un bien sans en être un. Oui parce qu’on a l’impression en fait… Nous, on a pas l’impression d’avoir un bien. C’est plutôt un appartement de vacances de temps en temps. C’est pas tout à fait ça quoi »
[Henri, PDP 8]’
Notes
385.

Nous verrons dans le chapitre 10, § 10.2, que son frère, cadre bancaire, était lui plus réceptif à la SCI.

386.

Cf. Jean-Louis BERGEL, La propriété, op. cit., p. 75.