Un double effet de génération et de socialisation

L’adaptation au principe de la dématérialisation, et donc plus largement à un nouveau processus de juridicisation affectant les rapports au patrimoine, ne se déroule pas sans heurts, tant la propriété possède dans certains milieux sociaux un caractère sacré et concoure à la construction d’une position sociale – i.e. d’une identité assortie de prérogatives et d’obligations sociales. Il n’est alors pas impossible de voir cette nouvelle réalité produire des représentations négatives où la méfiance le dispute au misonéisme. Au cours de ses nombreuses réflexions d’anthropologie juridique, Max Weber nous a enseigné que les inhibitions dirigées contre les innovations pouvaient être le fruit d’accoutumances ou d’une fidélité à des habitudes anciennes, et que la frontière entre coutume et convention était très floue 387 . De telle sorte à ce qu’une croyance dans le caractère obligatoire des régularités coutumières fasse son office et qu’une « adhésion » à quelque chose de nouveau signe une rupture avec une partie des traditions en cours, voire la fin d’une époque.

Ce qui est bon pour les innovations techniques en général l’est aussi en particulier pour les SCI. Pour beaucoup de gens, l’outil juridico-financier est perçu, comme tout outil ou symbole juridiques, comme « un mystère que l’on est coupable de ne pas comprendre » 388 , d’où une prudence et une pondération quand il s’agit d’en parler. D’un point de vue psychologique, la nouveauté peut générer autant d’excitation que d’inquiétude. Il revient alors à des praticiens ou à des proches plus circonspects de canaliser ces états qui peuvent nuire à des décisions s’imposant de façon objective et accoucher de comportements anomiques.

Nous n’avons pas directement rencontré de porteurs de parts affirmant tout de go être rebutés par la dématérialisation. Malgré tout, deux d’entre eux – Robert et Sylvain – n’ont pas caché que dans leur famille des personnes plus âgées acceptaient mal le principe de la SCI. Ainsi, ce qui n’était au départ qu’une présomption est peu à peu devenue une hypothèse validée : la mise à distance d’une nouvelle technique juridique sous-tend la crainte de voir un référent institutionnel nuire à ses univers symboliques 389 et aux repères sociaux qu’ils instaurent. Lorsque Robert reçoit de sa mère et de sa tante par donation en 1981 ses premiers terrains et qu’il envisage de créer une SCI dans lesquelles elles auront des parts, il doit faire face à une première vague d’incompréhension. Celle-ci fut d’ailleurs d’autant plus forte que sa mère et sa tante, issues d’un milieu rural où la succession n’était jamais anticipée, ont eu du mal à souscrire à une pratique synonyme pour elles de démonétisation :

‘Q – Votre mère vous a suivi facilement ?
« Alors quand vous dites facilement, là c’est encore une autre histoire. Ma tante, il lui a fallu… elle était célibataire, âgée et voyait peut-être ça d’une façon différente de ma mère, enfin bon. Elle se posait déjà la question : « De toute façon, je vais mourir comme tout le monde. Qu’est-ce que ça va devenir ? On donne ça à l’Etat, au curé ou autres ? » Alors, je lui ai dit que j’étais quand même intéressé (rires). Et comme elle avait un esprit familial, comme mon grand-père, alors elle a accepté de créer une SCI dans laquelle j’ai apporté 100 000 francs et elle apportait la maison. Puis elle m’a confié la gérance, enfin la régie de la maison en bas. Elle a vu comment je prenais le problème. Elle a bien vu que ce n’était pas pour faire de l’argent mais que c’était surtout pour m’amuser que je faisais ça (rires). Puis un beau jour elle m’a dit : « Bon j’en ai encore pour quelques années, je vends mes parts »
Q – Elle vous les a vendues ?
« Elle a carrément dit que ceux qui les voulaient n’avaient qu’a les prendre »
Q – Vous avez été surpris qu’elle les vende ?
« Pas vraiment. Elle m’a posé la question : « Qu’est-ce que tu ferais de la maison et autre ? Je vais bientôt mourir, qu’est-ce que tu ferais à ma place ? ». Je lui ai répondu : « Tu vends tes parts comme ça tu auras de l’argent ». Elle avait peur de mourir dans le besoin ; elle voulait quand même avoir un peu d’argent de côté. Ma mère, c’est surtout mon frère qui s’en est occupé et enfin de compte je crois qu’on s’y est mal pris parce qu’elle avait l’impression d’être dépossédée »
R – Dépossédée ?
« Oui, il faut être prudent quand même. On donne les nues-propriétés mais pas les usufruits. Là on va faire une donation des parts et on gardera les revenus. Pour une personne âgée, il faut du temps pour s’habituer. Il a fallu jouer sur des cordes sentimentales, enfin un esprit familial quoi […] Elle considérait qu’elle était dépositaire de ce qu’on père lui avait donné et elle voulait que ça continue dans cet esprit-là »
[Robert, PDP 10]’

Exposé aux incertitudes de sa mère, Robert pense qu’elle a un moment cru qu’en donnant une partie de ses biens à une SCI elle serait « dépossédée ». Un peu comme si elle s’était vue mourir avant l’heure – tandis que pour sa tante célibataire l’angoisse de la mort était a priori moins palpable. En confiant les clés du patrimoine hérité de ses parents à son aîné, elle a peut-être eu peur que sa volonté de perpétuation disparaisse sous le coup des projets individuels de sa progéniture. Corollairement, elle appréhendait l’apport sociétaire comme une érosion de ses ressources financières et voyait ce nouveau système ébrécher sa logique de précaution personnelle. C’est pourquoi, en fin tacticien, Robert décide de la faire rentrer dans la SCI et de lui racheter une autre partie de ses biens. En lui promettant son attachement à l’esprit familial, il a dissipé ses doutes et pu impulser son projet de fructification.

Mais, dans le sens où la tradition familiale se pose en garante d’une sécurité ontologique 390 , Robert ne s’arrête pas à la promesse verbale. Il fait rédiger les statuts de manière à ce que le message trans-familial et la logique de précaution soient saufs. Par exemple, dans les statuts de la troisième SCI familiale, constituée pour gérer une demeure historique du centre d’Albigny, on peut lire l’objet suivant : « Gestion, administration, exploitation directe ou par bail de l’immeuble ci-après apporté par l’un des associés et de tous autres immeubles qu’il pourrait acquérir ou regrouper avec d’autres parties […] pourvu que ces opérations maintiennent le caractère historique de la maison familiale, ainsi que la mémoire de JR (le grand-père de Robert), et qu’elles soient effectuées dans l’intérêt des descendants de JR et en particulier les plus âgés en difficulté (ses filles) ».

Les mots employés sont explicites. Ils formalisent l’accord de tous pour préserver un patrimoine de la dilapidation et rendent raison de ce que les ethnologues appellent un principe d’exo-intransmissibilité lignagère 391 . Les biens parentalisés ne peuvent pas et ne doivent pas sortir du giron familial ; ils revêtent un caractère extra-commercial. Alors que la mère croyait que l’usage de la SCI condamnerait le devenir de son patrimoine, Robert lui prouve au contraire qu’une discontinuité dans les méthodes de transmission n’entame en rien un fort désir de pérennisation. L’essence même des univers symboliques – à savoir « relier les hommes à leurs prédécesseurs et à leurs successeurs dans une totalité signifiante » 392 – garde toute son actualité dans un montage qui donne à la SCI la coloration d’une société civile d’indivision où maisons et terrains ressemblent à s’y méprendre à des biens de mainmorte. En définitive, nous remarquons que les dimensions matérielles, symboliques, affectives et juridiques interagissent. La tradition de la préservation ne périt pas sous le joug d’une rationalité juridico-financière moderne. Ce sont seulement les méthodes qui, après un travail de présentation, sont ajustées à des contextes socio-culturels spécifiques 393 .

Quand bien même Robert conçoit qu’il s’y est mal pris, son discours a eu une incidence positive puisqu’un compromis est né. Il a réussi un tour de force. D’autres ont, à l’inverse, moins de chance :

‘« Vous savez, il y a des gens qui sont contre. Moi j’avais mon beau-père, quand il a perdu sa femme en 77, je lui ai dit : « Vous savez, ce qui serait bien, c’est que vous mettiez tout au sein d’une SCI. Vous avez deux enfants, il y a un peu de frais mais enfin bon si vous mettez tout ça au sein d’une SCI, ben le jour où vous disparaîtrez vos enfants hériteront des parts sociales ». Et il m’a dit : « Non parce que j’ai l’impression que ce n’est plus à moi ». Bon aujourd’hui il est mort et c’est en indivision parce que ça traîne avec le décès de ma belle-mère, ça fait 22 ans et les enfants se brouillent parce qu’il n’a rien arrangé. Bon, mon beau-père, il est né en 1900, on peut lui pardonner. Mais quelqu’un qui est sain de corps et d’esprit, je pense que c’est l’idéal et il n’a même pas à se poser la question »
[Sylvain, PDP 36]’

Si Sylvain, amateur du montage sociétaire, regrette que son beau-père ne l’ait pas écouté, il pratique aussi l’empathie. Il se met à la place d’un homme très âgé qui n’a pas souhaité gaspiller son temps à s’acclimater à de nouvelles normes, est resté persuadé du bien-fondé d’une dévolution standard et qui, surtout, a tenté de faire le deuil de son épouse. Même l’insistance sur les différents avantages fiscaux et successoraux n’y a rien fait. La suite des événements lui laisse encore plus d’amertume. Habitué en tant que conseiller financier à former ses clients et amis à la logique sociétaire et à une préparation successorale efficace, il pense avoir un peu failli à sa tâche. Au décès de son beau-père, la situation d’indivision réveille les convoitises, provoque de multiples conflits et alourdit considérablement le climat familial. Pourtant, Sylvain avait bien rappelé, avec tact, que prévenir c’est guérir. Sans écho. C’est pourquoi, désormais, cette expérience le renforce dans ses convictions. La SCI constitue un parfait remède qu’il prescrit très souvent. Pour lui, la dématérialisation théorique n’est qu’une vue de l’esprit qui ne doit pas détourner la plupart des gens d’un recours dispensateur de nombreux services. Ils n’auront aucune excuse car la réalisation de l’objectif – une transmission réussie en douceur – importe plus que tout, la recherche de l’efficacité patrimoniale devant mettre fin aux tâtonnements et blocages psychologiques.

Notes
387.

Cf. Max WEBER, Economie et société, tome 2, op. cit., p. 23 sq.

388.

Cf. Jean CARBONNIER, Flexible droit, op. cit., p. 191.

389.

Cf. Peter BERGER et Thomas LUCKMANN, La construction sociale de la réalité, op. cit., p. 127-143.

390.

Cf. Anthony GIDDENS, Les conséquences de la modernité, op. cit., p. 112. Pour lui, la tradition entretient la confiance en la continuité passé/présent/futur et relie une telle confiance aux pratiques sociales routinisées.

391.

Cf. Norbert ROULAND, Anthropologie juridique, op. cit., p. 184. En sus de Robert, 5 enquêtés sont concernés ou ont été concernés par des stratégies patrimoniales soumises au même principe – tous porteurs de parts de type « HAB » : Alain, Pierre, Sandrine, Raymond et Charles.

392.

Cf. Peter BERGER et Thomas LUCKMANN, La construction sociale de la réalité, op. cit., p. 142.

393.

Ibid., p. 222. On a donc affaire à un processus de socialisation secondaire dont la trame est d’interpréter le présent de façon à ce qu’il soit maintenu en relation constante avec le passé, avec la tendance à minimiser le poids des transformations qui sont réellement survenues.