Une dématérialisation relativisée

La posture de Sylvain est donc fortement influencée par son double statut social de porteur de parts initié – il possède 4 SCI patrimoniales avec son épouse, son fils et quelques amis – et de conseiller. Elle rejoint en cela celle des ingénieurs et experts des montages les plus sophistiqués :

‘« Vous me parlez de dématérialisation. Pour moi, il y a deux choses qui sont tout à fait différente. Vous prenez un client qui est attaché à la pierre – vous qui venez de Lyon, vous savez très bien que les Lyonnais sont très attachés à la pierre. Donc leur dire : « Demain, vous n’achèterez pas un immeuble mais des parts de SCPI », là, ils le vivent très mal effectivement parce qu’il y a cet attachement. Et là, il y a une véritable dématérialisation. Mais par contre, là où je ne vous suivrais pas, en tout cas sur cette voie, c’est de dire que la SCI c’est quelque part une dématérialisation parce qu’à tout moment on peut faire disparaître cet écran et retrouver notre immeuble. L’immeuble, on l’a malgré tout, même s’il est détenu par une société. La semi-transparence fiscale, elle rapproche quand même les associés du bien […] Donc pour moi, psychologiquement, ce sont deux choses qui n’ont rien à voir. La dématérialisation ne doit psychologiquement pas jouer. Surtout que bien souvent, vous allez avoir un client qui est déjà titulaire d’un bien et puis qui va créer une société. Donc il va avoir le sentiment que cette société elle n’a eu qu’une modification : c’est qu’il y a une déclaration fiscale supplémentaire, voire une comptabilité à tenir »
[Directeur d’un GIE d’assistance juridique et technique patrimoniale, PRAT 35]’

Ce fragment de discours, sur les inflexions que peut subir la propriété immobilière, admet deux niveaux de lecture. Tout d’abord, il ne faut pas confondre, comme nous l’avons déjà évoqué, propriété individuelle et propriété collective. Le fractionnement institué par la pierre-papier doit être regardé comme une véritable dématérialisation. La perte d’intégrité physique des résidences, locaux et bureaux gérés par des SCPI, suscite des interrogations et des inquiétudes justifiées quant à la problématique de l’appropriation personnelle. La titrisation renvoie ici à un processus de dépersonnalisation que les épargnants attachés à la pierre vivent plus mal que les spécialistes des placements mobiliers. Dans les SCI, dont les marchés d’échanges et d’achats de parts sont limités ou inexistants en raison du caractère familial de la plupart d’entre elles, la dématérialisation existe bel et bien mais ne doit être apprécier d’une manière analogue.

Si nous suivons l’expert dans son raisonnement, il n’est pas inepte de dire qu’elle existe sans exister ou que nous devons faire en sorte de ne pas trop exagérer sa présence. Cet apparent paradoxe professionnel – qui interpelle sur une possible facticité des SCI (cf. § 7.3) – n’en est pas tout à fait un ; il est moins le signe d’une incrédulité dans les outils qu’il imagine et préconise qu’une méthode pédagogique de vulgarisation (cf. infra, chapitre 9, § 9.1). « Tout est affaire de présentation » comme il aime à dire. De surcroît, il ne s’affiche pas comme un farouche partisan de la propriété en direct car, pour lui, tout bien immobilier cache un patrimoine à valoriser, optimiser et transmettre. La valeur d’échange est plus importante que la valeur d’usage. Dans ces conditions, il s’avère indispensable de bien faire valoir ses arguments pour changer des habitudes estimées « sclérosantes » ou pénalisant une dynamique optimisatrice. Pour ce faire, il met l’accent sur deux éléments : la fiscalité et la disponibilité du bien. En premier lieu, il rappelle qu’en tant que société fiscalement « translucide », la personne morale SCI n’est pas imposée sur ses bénéfices mais que ce sont les associés qui s’acquittent de l’IRPP en fonction de leurs parts de bénéfices et de capital. Il n’y a pas de véritable écran comme dans les situations de SCI « opaques », l’opacité étant un régime irréversible. En second lieu, il insiste, pour écarter les malentendus, sur la possibilité de dissoudre la SCI à tout moment et de récupérer le bien immobilier dans son intégrité physique, la personnalité n’étant alors ici plus qu’une interface utilitaire.

Quand ils sont bien défendus, ces deux arguments doivent normalement réduire l’incertitude. Toutefois, il sait que l’aversion peut perdurer. C’est pourquoi, il tient à faire la distinction entre deux cas de figure que nous avons déjà explicités. Monter une SCI pour lui apporter un bien (démembrement) n’est pas la même chose qu’en monter une pour acheter un bien. Dans le premier cas, le sentiment d’une dématérialisation dénaturante n’aurait pas lieu de provoquer un blocage psychologique dans la mesure où le rapport homme/chose, imbu d’une dimension affective, a déjà une histoire plus ou moins ancienne. Les futurs porteurs de parts seraient capables de faire la différence et d’adhérer, au principe de l’interposition sociétaire. En définitive, la démarche de l’expert nous apprend que pour réussir l’intériorisation d’une nouvelle réalité juridico-technique n’a pas nécessairement besoin d’être accompagnée d’une identification parfaite. Comme le notent Peter Berger et Thomas Luckmann, « […] si un autre monde apparaît au cours de la socialisation secondaire, l’individu peut opter pour lui et le manipuler. On pourrait parler ici d’une alternation « tiède ». L’individu intériorise une nouvelle réalité mais au lieu qu’elle soit sa réalité, elle n’est qu’une réalité qu’il utilise en fonction de buts spécifiques […] » 394 . Les avantages recélés par la SCI doivent par conséquent favoriser le processus de subjectivation. Il est simplement demandé aux porteurs de parts de remplir a minima leurs rôles d’associés et/ou de gérants pour les besoins de la cause, et ce quelle que soit la tonalité de leur rationalité et de leurs dispositions techniciennes. Ils doivent « jouer » ces rôles tout en en étant détachés. La contradiction fait que, dans la pratique, le formalisme et le protocole sociétaire sont, comme nous l’avons dépeint, difficiles à respecter. Tout le monde ne peut pas avoir l’esprit juriste, financier et formaliste et au lieu de simuler – i.e. de forcer son incompétence – certains préfèrent renoncer.

Notes
394.

Ibid., p. 234.