Vraies et fausses sociétés : la référence des sociétés commerciales

Au cours de nos entretiens, nous avons donc cherché à savoir si les enquêtés envisageaient la SCI comme un écran indépassable. Nous avions en tête d’une part la définition fiscale des « structures écran » (cf. supra, chapitre 1, § 1.1) et, d’autre part, le débat qui anime certains spécialistes sur une éventuelle « fictivité » de ses sociétés. Rappelons en effet qu’une SCI est réputée juridiquement fictive si l’affectio societatis fait défaut, si un manquement récurrent au rite sociétaire est découvert ou si une intention de fraude est avérée (cf. § 7.4). Compte tenu de nos observations, nous pouvons convenir que beaucoup de SCI sont objectivement fictives sans que les porteurs de parts aient tout le temps conscience d’outrepasser la limite légale. La très grande majorité des praticiens interrogés n’adhère d’ailleurs pas à cette qualification – dont nous avons aussi usé, avouons-le, par provocation – car pour eux la fictivité doit être clairement établie par l’Administration fiscale et les instances judiciaires, ce qui n’est pas toujours commode. Dans cette lignée, le fait que le capital d’une SCI soit à 99% entre les mains d’une seule personne ne suffit pas à la cataloguer comme une « fausse » société. Si ce déséquilibre tourmente le sociologue du point de vue de la pertinence de l’action collective, il ne surprend pas un juriste habité par une forte rationalité technicienne et féru de jeux sociétaires. Pis, il confine à l’épiphénomène.

Sans aller jusqu’à nous révéler notre naïveté à ce sujet, ils font derechef la démonstration de leur attitude pédagogique en prenant les sociétés commerciales comme point de comparaison. La répartition déséquilibrée subsiste aussi dans les SA et SARL familiales où un père de famille occupe la présidence, détient le gros des participations et fait entrer dans le conseil d’administration son épouse, ses enfants ou d’autres membres de la famille. Dans ce contexte, certaines présences demeurent symboliques mais donnent quand même l’impression, ne serait-ce qu’artificiellement, d’un respect des devoirs légaux. Nous sommes donc en face d’un secret de polichinelle. Certains praticiens nous invitent à ne pas confondre fictivité et plasticité. Ce faisant, ils mettent en relief la création des Entreprises Unipersonnelles à Responsabilité Limitée (EURL) en 1985 et des Sociétés Anonymes Simplifiées (SAS) en 1994 396 . Leur avènement est le produit d’une réflexion des pouvoirs publics sur une sorte d’hypocrisie latente et participent d’un processus contemporain d’homogénéisation et de simplification du droit des sociétés. Désormais, « dans les SAS, on peut faire ce qu’on peut faire dans les sociétés civiles » [Avocat fiscaliste, PRAT 12]. Ceci atteste que la construction de nouvelles formes juridiques est influencée par des situations socioéconomiques concrètes.

C’est alors avec l’émergence d’un irrespect protocolaire que les praticiens s’accordent sur une fictivité pouvant déboucher sur une déclaration de nullité. L’analogie avec les sociétés commerciales s’arrête là parce que les règles régissant le fonctionnement des SA et des SARL sont draconiennes. Pour que les SCI échappent à la virtualité, « il faut faire les faire vivre et ne pas les laisser vieillir comme de vieilles chaussettes » [PRAT 35]. Ainsi amputées d’une partie de leur identité, elles se muent en « semi-sociétés » [Ibidem]. L’emploi d’un tel terme trahit une ambiguïté que même les praticiens les plus émérites ont du mal à effacer. Ils ont besoin de créer des expressions indiquant que les SCI restent des sociétés à part entière malgré des pratiques qui émoussent leur légitimité et des régimes fiscaux non-commerciaux et différenciateurs. Il n’est alors pas rare de voir certains porteurs de parts, a fortiori quand ils n’appartiennent pas au monde des affaires, douter de l’authenticité de leur SCI – pour ne pas dire de sa licéité – en raison d’une absence de flux financiers ou d’objet commercial et d’un resserrement autour de quelques proches. A la manière de Françoise et Henri ou de Laurent, ils imaginent que le concept de société ne peut être transposé à des réalités patrimoniales privées ou à la gestion d’intérêts familiaux et cette « incrédulité », nous l’avons vu, conditionne leur indifférence protocolaire 397 .

Plus ou moins sciemment, d’autres par contre se fendent d’un classement sociétaire au sommet duquel figurent, indéboulonnables, les sociétés commerciales. Nonobstant leur profonde immersion dans le monde de l’entreprise, ils savent que les SCI ne sont pas des sociétés comme les autres, Jean-Claude par exemple se laissant même aller à les nommer des « micro-entreprises », à tout le moins quand celles-ci comportent peu d’associés et gèrent un minimum de biens. A l’image d’un porteur de parts « ICP » type, Patrick, quant à lui, homologue le clivage tout en pointant une complémentarité inter-sociétaire dans un cadre fonctionnel et financier. La SCI se voit investie du rôle d’« interface » entre la société d’exploitation et ses dirigeants détenteurs des murs ; partie prenante dans les deux, Patrick fait comme si les deux parties ne se connaissaient pas (cf. supra, chapitre 6, § 6.2 sur les interférences budgétaires, Béatrice et Bruno). Pour lui, l’implication du gérant est épurée : il se borne à encaisser les loyers, rembourser les emprunts et remplir la déclaration fiscale annuelle. Pas de différence notoire avec un propriétaire en direct en somme. Si les circonstances le commandent, il organise des assemblées générales.

La force de la distinction entre les types de sociétés s'inscrit surtout dans la préparation et l’usage des bilans. Dans les sociétés commerciales, le bilan représente pour les tiers et les fournisseurs un moyen de contrôler les mouvements de la société et d’établir un diagnostic sur sa santé financière. A l’opposé, le bilan de la SCI est d’un usage strictement privatif. Le dépôt des comptes annuels d’une société commerciale au Greffe participe d'une logique déontique difficilement contournable. En effet, si le dirigeant se soustrait à cette obligation légale, il encoure une sanction pénale et de fortes amendes. Dans les SCI, il n’en est rien. Seul, à la limite, l’établissement bancaire peut demander au gérant de la SCI de lui fournir le dernier bilan si un nouvel investissement requérant un emprunt important est décidé. Même les services fiscaux ne demandent pas les comptes détaillés ; ils se contentent de leur synthèse via la déclaration 2072.

‘« Il y a une AG tous les ans suite à la sortie du bilan. C’est une AG qui est très succincte parce qu’il y a un seul associé, moi. Donc, je ne fais que me donner un satisfecit en quelque sorte. Mais encore une fois, ça ne sert pas à grand chose puisqu’on encaisse les loyers et on paye les charges. C’est plus normal dans une société commerciale qui elle doit expliquer pourquoi et comment elle fait des résultats, pourquoi elle investit à tel endroit, enfin justifier un certain nombre de choses. Dans une SCI, il peut y avoir une assemblée qui va expliquer pourquoi elle réinvestit. Mais encore une fois, on ne se justifie que par rapport à soi-même et le seul bâton qui peut nous tomber sur la tête, c’est le droit fiscal. Nous, nous nous sommes attachés avec un cabinet d’avocats-conseils qui ne nous font pas faire n’importe quoi […] »
[Patrick, PDP 22]’

Monopolisant les pouvoirs économiques et politiques dans la SCI qu’il possède avec son frère, également associé dans la SARL, Patrick respecte le protocole mais peine à se convaincre de son opportunité. En sa qualité de gérant associé ultra-majoritaire (49/1), il prend conscience que son omnipotence travestit le rite sociétaire et ne peut pas aboutir à autre chose qu’une simulation. Malgré cela, il demeure légaliste. Là où d’autres jugent l’incohérence tellement grande qu’ils préfèrent se défausser de leurs obligations. Nous sommes ici en présence d’un argument que quelques praticiens, parmi les plus prudents, brandissent volontiers pour dénoncer une déviation de l’objet théorique de la SCI, réclamer une utilisation raisonnée et réservée du montage pour des projets réellement partenariaux et égalitaires, et relancer sur la scène juridico-patrimoniale les conventions d’indivision (cf. infra, chapitre 8, § 8.1).

Notes
396.

Cf. Maurice COZIAN, Alain VIANDIER et Florence DEBOISSY, Droit des sociétés, op. cit., p. 76. Pour les auteurs, cette reconnaissance juridique des sociétés unipersonnelles renforce la marginalisation des sociétés fictives. Ils précisent d’ailleurs que la déclaration de fictivité demeure une procédure exceptionnelle.

397.

Notre passage au Greffe du Tribunal de Commerce confirme, sur un plan pratique, la tendance des porteurs de parts, surtout familiaux, à ne pas considérer leurs SCI comme de véritables sociétés. Il s’étonnent que les changements organisationnels qu’ils sont conduits à déclarer impliquent un formalisme aussi lourd. A tout le moins, aussi lourd pour de petites structures sans prétention gérées entre proches et parents.