Le choix de l’opacité fiscale

L’adoption du régime de l’opacité fiscale, c’est-à-dire de l’imposition à l’IS, au détriment de celui de la translucidité, peut être un moyen de contrer l’impression de fictivité touchant maintes SCI. Plus précisément, elle répond aux besoins d’une stratégie économique et financière bien pesée et touche surtout les porteurs de parts soucieux de rationaliser leurs projets immobiliers patrimoniaux et/ou d’entreprise. En effet, en sélectionnant un régime par définition irrévocable, ils montrent leur préférence pour une taxation des bénéfices, non plus sur leurs revenus fonciers personnels, mais sur les résultats dégagés par la SCI elle-même. Dans ce contexte, l’écran joue à plein. La taxation de 33,3% propre à l’IS rapproche inévitablement les SCI des sociétés commerciales, ce qui peut être intéressant quand on sait que la fiscalité des particuliers atteint parfois un plafond de 60,2% (tranche marginale). D’un point de vue pratique, ce régime sied aux investissements et réinvestissements immobiliers nécessitant des emprunts bancaires importants. Les associés peuvent en l’espèce reporter à l’infini leurs déficits et amortir la valeur comptable de leur bien. Toutefois, dans la mesure où il y a rapprochement inter-sociétaire, le formalisme juridique et comptable s’avère beaucoup plus rigoureux. Il représente la contrepartie d’une volonté de professionnalisation de son montage.

C’est pourquoi très peu de porteurs de parts choisissent ce régime fiscal. Ils ne désirent pas s’embarrasser avec un protocole plus dense, qui peut les amener à publier leurs comptes, et soulignent implicitement que le bien appartient moins à une société qu’à eux. Ceci ne veut bien sûr pas dire qu’ils agissent pour autant en « amateurs ». Leur vision du professionnalisme gestionnaire emprunte d’autres chemins. Dans leur esprit, il n’est pas question de consentir à un régime qui, même s’il peut leur offrir des avantages, scelle l’hétéronomie à un système qu’ils jugent confiscatoire. D’ailleurs, parmi nos enquêtés, seuls 4 ont opté pour l’IS : Roland, Thierry, Dominique et Bernard.

Pour les deux premiers, experts-comptables et commissaires aux comptes, le choix de l’opacité fiscale intègre une solide stratégie d’entreprise : s’acquitter de l’impôt une fois les remboursements d’emprunts échus et, partant, espérer une bonne plus-value lors d’une éventuelle revente à des confrères. Bien que contraignant sur le plan matériel, puisqu’ils ne perçoivent aucun revenu durant la période de remboursement des crédits, ce choix dénote d’une forte rationalité professionnelle qui ne fait pas fi d’une stratégie sous-jacente de placement privé. Pour les deux seconds, partenaires dans un investissement locatif amical, l’exigence du placement est, avec l’aide à l’installation professionnelle de Bernard, à l’origine du montage. Le choix de l’opacité devient dès lors foncièrement symbolique :

‘« […] On a créé une société, une vraie société, c’est-à-dire qu’on a opté pour la TVA, parce que la plupart de nos clients récupèrent la TVA, et pour l’IS. Donc là, pour l’instant, on reporte des pertes parce que forcément on fait des pertes avec les amortissements. A terme, on espère en tirer un profit quelconque puisqu’on pourra imputer ces pertes sur les amortissements différés […]. Enfin, on aurait pu prendre aussi la transparence fiscale pour imputer sur nos déclarations personnelles. Mais on a traité ça comme une société commerciale en fait, plus que comme une affaire patrimoniale privée, même si c’est vrai que c’est une forme de placement »
[Dominique, PDP 15]’

En optant pour ce régime, après avoir tout de même peser le pour et le contre, Dominique, juriste de formation, et ses trois compagnons ont pris le contre-pied de la plupart des montages amicaux d’inspiration ludique. L’aubaine dont ils ont profité et les liens qui les unissent ne les a pas conduits à éclipser l’importance des enjeux financiers de l’opération. Ils ont élaboré une « vraie société » où chacun a fait le même apport et s’est porté caution solidaire et personnelle sur les emprunts. L’affaire est estimée tellement sérieuse qu’ils envoient chaque année au Greffe, alors que la législation les en dispense, les bilans d’activité, le rapport de gestion et le procès-verbal d’approbation des comptes. La conception partagée du montage et de l’officialité suscite ici une affectation de la dimension patrimoniale privée par la dimension commerciale. Sur un plan cognitif, Bernard, quoiqu’il ne se définisse pas comme un affairiste (cf. infra), compare la SCI à une « entreprise » dont il faut s’occuper avec soin. Il rompt ainsi avec une vision « péjorative » de la SCI parce qu’une partie des locaux achetés est destinée à son activité de photographe indépendant.

Le recours à l’IS n’est donc pas rythmé que par un simple utilitarisme économique. Cette illustration, certes marginale, nous incline à penser que, étrangement, la fiscalité peut être mobilisée pour cimenter un lien social préexistant. Perçue comme un système rigide, d’aucuns trouvent quand même l’occasion de la « manipuler » afin de satisfaire des exigences sociales plus profondes d’égalité, d’entraide ou de maintien d’une complicité.