Moralité, honnêteté et légalité

La confrontation à une artificialité autorisée sous-tend, du moins chez les plus scrupuleux, une interrogation sur l’honnêteté et la moralité du montage sociétaire. Lorsque Dominique soumet à Bernard l’idée de la SCI, celui-ci acquiesce, car c’est son ami et que le projet en vaut la chandelle, mais fait un peu la moue :

‘Q – Vous aviez déjà eu une expérience de la SCI ?
« Non, c’est pas le genre de la maison… enfin pour moi de spéculer comme ça. Même si ça fonctionne bien, c’est des soucis, il ne faut se faire d’illusion. Même à notre petite échelle à nous, c’est quand même quelque chose mine de rien. C’est des responsabilités et du souci. Donc il faut être conscient de ça. C’est vrai qu’au départ, ça paraît toujours simple mais vous avez votre activité professionnelle, votre vie de famille… il faut être disponible. Même si la nôtre c’est une petite structure, croyez-moi, ça occupe […] C’est que c’est une entreprise ! Alors maintenant c’est vrai que je suis au courant, par la force des choses, mais c’est pas mon truc »
[Bernard, PDP 16]’

En dépit de son ancienne position de gérant d’une SARL de photographie et d’un entourage embarqué dans les affaires, Bernard a l’impression que l’usage de la SCI revient à jouer avec du virtuel. Son attitude confine au désaveu moral puisque la SCI ressemble pour lui dès le départ à un objet dédié à la spéculation, à un affairisme, voire à des détournements inavouables. Il le situe aux confins de la légalité et de l’honnêteté. L’association cognitive de la SCI à un monde nébuleux démontre que, dans son parcours d’indépendant, il s’est toujours plus ou moins distancé d’une rationalité technique trop pointue, qu’il n’a jamais totalement partagé cette culture à la fois financière et calculatrice. Ses connaissances sociétaires étant ainsi lacunaires et contextualisées, il préfère se retourner vers Dominique, le spécialiste du groupe et l’inspirateur du montage, pour les questions administratives. Occupant l’un des locaux, lui veillera uniquement à la logistique courante et aux recherches locatives.

Une autre dimension paradoxale des pratiques fait surface. Le rejet moral d’un instrument connoté n’empêche pas son utilisation. Un aperçu en avait d’ailleurs été donné plus haut avec Hervé et ses camarades de la fédération. Le projet l’emporte nettement sur les moyens sollicités. Si certains n’en acceptent pas le principe pour des raisons axiologiques, ils ne sont pas forcés de suivre le mouvement. Mais ce qui est valable pour des groupes constitués de nombreux associés ne l’est pas systématiquement pour des groupes plus restreints s’appuyant sur des liens forts. Dans le cas de Bernard, la défection aurait peut-être été perçue comme une atteinte à leur amitié, d’où une résignation sur le support de l’investissement. On se familiarise avec ses rudiments par obligation situationnelle et par personne interposée. On intériorise, bon an mal an, le principe de l’objet sociétaire mais on s’identifie par-dessus tout à ses amis et on se conforme à une éthique relationnelle forte.

Nous rencontrons une représentation aussi mitigée chez Didier, tiraillé qu’il est entre la chance de jouir d’avantages fiscaux conséquents et une perplexité relative à la crédibilité morale d’un tel artifice :

‘« C’est qu’on a quand même l’impression de jouer avec de l’artificiel dans tout ça »
R – De l’artificiel ?
« Pour ce que j’ai fait oui. On a fait tout ça… C’est ce que j’appelle de l’investissement fiscal, que ce soit au niveau des intérêts bancaires ou des successions. Tout ça, je veux dire, c’est un peu pour contourner les lois. Socialement, ça n’apporte pas grand chose […] Ça paraît un peu creux. Bon on le fait, on a l’impression de se faire plaisir, de jouer les grands financiers mais il faut qu’on réfléchisse cinq minutes, c’est ni plus ni moins détourner des systèmes. On a l’impression qu’il y a des juristes qui ont inventé des trucs pour détourner quelque chose qui ne marchait pas. Je dis ça parce qu’aux Etats-Unis, vous avez une maison, eh bien vous l’amortissez. C’est-à-dire que vous faites une déclaration et vous l’amortissez comme une entreprise. Et pendant que vous l’amortissez, vous ne payez pratiquement pas d’impôt dessus, sur vos revenus »
« […] On est obligé de faire des montages à la noix (sic). On a l’impression de construire des choses fausses, enfin artificielles plutôt que fausses, mais qui sont nécessaires. Non pas de par une réalité économique mais parce que les lois sont plus ou moins bien faites. A partir du moment où vous l’avez créée et que ça marche, l’inconvénient c’est qu’il faut faire une déclaration fiscale et il faut faire attention à avoir une comptabilité séparée »
[Didier, PDP 14]’

Montrant qu’il a bien réfléchi au problème, après avoir accueilli avec défiance le fond et la forme de l’astuce, Didier discerne utilement fictivité et artificialité. Une fausse société est forcément artificielle alors que la proposition inverse n’est pas vraie, en ce sens que la loi admet le recours à des écrans ou à des procédés de contournement dans des proportions acceptables (cf. § 7.4). De fait, l’outil SCI n’est pour lui que le reflet d’une incohérence des textes, notamment en ce qui concerne la gestion des résidences principales. Son expérience américaine lui sert encore de point d’appui argumentatif. Elle lui permet, grâce une petite démonstration d’économie comparée, d'objecter la clarté et la simplicité de la culture immobilière anglo-saxonne à l’illisibilité et à la complexité de la même culture en France. Derrière la critique se tient un vœu réformiste, qui est également suggéré par sa position de chef d’entreprise confronté à une certaine orthodoxie administrative : concevoir la gestion d’un patrimoine domestique sur le modèle d’une entreprise libérale, dotée des mêmes capacités directes d’amortissement et de rentabilisation des charges d’emprunt. A l’aune de l’idée-force parcourant notre problématique générale, le recours à la SCI médiatise en partie ce changement professionnalisant mais pour Didier la transition ne se signale pas par sa rapidité et sa limpidité.

L’artifice sociétaire demeure pour les personnes dans sa situation un passage quasi imposé. Aux montages « artificiels » comme le sien, polarisés sur la fiscalité, il oppose les montages qu’ils qualifient de « sociaux » et qui, eux, seraient orientés autour de la recherche d’un intérêt commun ou d’une réciprocité. En cela, ces montages deviennent vertueux, moins fondés sur des stratégies égoïstes. Quand il établit cette distinction, il pense aux SCI que son beau-père a montées voici quelques années et à celles matérialisant une transmission patrimoniale anticipée.

Ancien pharmacien à la retraite, son beau-père s’est constitué un important patrimoine dans le Nord de la France avec une poignée d’amis très proches. Ils ont mobilisé l’outil sociétaire pour acquérir de vieux immeubles à retaper, quelques friches industrielles et des parkings situés à Lille, Roubaix et Tourcoing. Si l’enrichissement personnel n’était pas absent de leur projet, ils y ont surtout vu, selon Didier, la possibilité de d’unir leurs ressources et de s’amuser entre amis. La socialité dont il affuble le montage renvoie à l’idée de mutualisation des risques.

Sa critique d’une ingénierie juridico-patrimoniale « à la limite » s’estompe quelque peu car il envisage à l’avenir de donner des parts à ses enfants ou de créer de nouvelles SCI en leur compagnie. Comme nous l’avons déjà révélé au sujet de la propriété, sa perception change. Les considérations individuelles sont renversées au profit des collectives. Il veut sortir du prisme de la défiscalisation personnelle pour adopter un schéma plus altruiste de transfert. La défiscalisation sera toujours présente mais plus acceptable moralement parce que les enfants et le patrimoine en sont les bénéficiaires.

Son raisonnement reproduit en fin de compte une forme de conscience juridique centrée sur l’à-propos du dévoiement fiscal et de l’affectio societatis. De cette manière, il rejoint des praticiens qui vitupèrent contre l’« obsession » fiscale de leurs clients et qui appellent à un rectification des mentalités à ce sujet (cf. infra, chapitres 8, § 8.3 et 9, § 9.1). Il faudrait retourner à la vraie vertu (historique) de la technique : l’organisation de la gestion et la transmission des biens immobiliers, qui plus est familiaux. Dans cette perspective, Didier regarde le principe de responsabilité illimitée propre aux SCI d’un œil inquiet, quoique révélateur du sens que l’on donne à une aventure commune : le droit accentue et légitime ainsi les risques financiers pesant sur les associés, y compris minoritaires. Dans sa situation, il relativise la portée de cette norme sans pour autant la déprécier : les époux sont avant tout liés par un contrat de mariage et des liens affectifs qui induisent solidarité et interchangeabilité en cas de défaillance (cf. infra, chapitre 10, § 10.1).