Dans le chapitre 5, nous avons vu que la séparation patrimoniale et la discrétion motivaient plus ou moins fortement la décision sociétaire de 32 enquêtés. Bien que nous ayons regroupé ces deux motifs dans la même catégorie pour des raisons de simplification méthodologique, nous nous garderons cependant bien de les faire se correspondre mécaniquement, dans la mesure où les attentes de l’une ou de l’autre n’impliquent pas tout à fait la même interprétation de l’écran. Un porteur de parts peut avoir en ligne de mire une segmentation des patrimoines privé et professionnel à des fins préventives sans pour autant rechercher une discrétion à tout prix, qu’au demeurant il estime illusoire. Un autre peut au contraire en faire un objectif cardinal qu’il juxtapose à d’autres mobiles d’action. Ne souhaitant pas que des tiers prennent connaissance de la nature de ses biens, de leur localisation ou de l’identité des associés, il jongle avec l’écran juridique jusqu’à le transformer en paravent économique et social. L’artifice perd un peu de sa nature institutionnelle et fiscale pour être manipulé sur fond d’une rationalité subjective ou d’archétypes psychosociaux et culturels – le propriétaire soucieux, dans un réflexe archéo-bourgeois, de ne pas attirer l’attention et la convoitise d’autrui.
Parmi nos enquêtés, seuls 7 d’entre eux invoquent clairement la question de la discrétion patrimoniale : Béatrice, Etienne, Pascal, Solange, Stéphanie, Norbert et Sylvain. Si le recours sociétaire les aide à cacher ce qu’ils ont et ce qu’ils font, ils le jugent comme un bonus appréciable qui prend toutefois une résonance particulière en fonction de la spécificité de leur projet et de leur histoire. La discrétion chez Pascal et Solange n’a pas le même écho que chez Etienne et Norbert. Tandis que les premiers la voient, eu égard à leur passé judiciaire, comme une solution presque désespérée pour récupérer d’anciens biens saisis, les seconds l’actionnent pour tenter de dissimuler leur richesse immobilière.
Motif jugé peu crédible par des professionnels regimbant à sortir du cadre d’une rationalité instrumentale usuelle, la discrétion n’en est pas moins écartée du champ des possibles causaux. Elle intéresse particulièrement ceux qui désirent se détourner d’une publicisation à laquelle ils sont déjà exposés en raison de leur statut ou de leur notoriété :
‘Q – Cela peut arriver de rencontrer des gens qui jouent sur le principe de discrétion ?Relative par rapport à l’Administration fiscale, la discrétion patrimoniale vaut par contre davantage pour opacifier les relations avec les banques et le Greffe du Tribunal de Commerce. Ainsi, Norbert met-il en évidence l’avantage des montages sociétaires antérieurs à 1978. Rappelons qu’avant la promulgation de la loi du 4 janvier 1978, portant réforme du droit des sociétés, les SCI n’étaient pas obligées de s’immatriculer au RCS ; elles étaient simplement connues des services fiscaux et jouissaient de la personnalité morale. Alors que pour Pascal ces anciennes sociétés suscitent curiosité et admiration, Norbert prend conscience de leur intérêt en procédant de manière comparative. Il a constitué 2 de ses 8 SCI en 1974 et 1977. La seconde représente sa plus grosse structure patrimoniale puisqu’elle détient non seulement un immeuble professionnel du 6ème arrondissement de Lyon, dans le quartier Parc-Tête d’Or, mais aussi sa résidence principale de Caluire et des studios à la montagne.
‘« Ma SCI la plus importante, c’est la SCI S, et vous aurez beau chercher, vous ne la trouverez pas. Elle est encore plus masquée, pas au niveau du fisc parce que le fisc sait tout, mais au niveau quand même du Greffe du Tribunal de Commerce. C’est une SCI ancienne et c’était avant, la date je vous la garantis pas, bon je l’ai faite en 77 et je crois que la législation a obligé les SCI à s’enregistrer au Registre du commerce, si ma mémoire est bonne, seulement à partir de 79 ou 80 […] C’est un avantage de ces vieilles SCI que maintenant on n’a plus parce qu’hélas il faut tout enregistrer, être vu de partout »Hormis le fisc, aucun tiers et organisme institutionnel n’a vent du volume de ses biens. Cette structure fuyante l’autorise à mener sa politique d’arbitrage évoquée dans le chapitre précédent. Sa maison a été glissée dans la SCI à la fin des années 80, à la suite d’une procédure engagée contre les pouvoirs publics. Dans un registre analytique, il est possible de cerner le rapport qu’il entretient au fisc en mobilisant le concept de panoptisme 398 . A ses yeux, il est une administration qu’il est difficile de prendre en défaut. On ne peut rien lui cacher et elle voit tout. En allant plus loin, on pourrait postuler qu’elle essaye de pénétrer les consciences dans le but d’engendrer des comportements disciplinés permanents 399 . Les procédés de surveillance, effectifs ou imaginés, suscitent chez les contribuables un sentiment de « persécution ». Dès lors, tous les moyens sont bons pour contrecarrer le contrôle social pratiqué par un système désigné comme « inquisitorial » (cf. § 7.4). Même si la SCI est fiscalement transparente, le contribuable peut croire qu’en l’utilisant il tient une petite revanche. A l’instar du fisc, le RCS peut être appréhendé, par-delà l’enregistrement des formalités et actes sociétaires, comme une vaste entreprise d’enregistrement comportemental. Partant, si l’on ne peut pas semer le fisc, on peut toutefois éviter qu’une autre institution exerce une forme de surveillance.
Sous un autre angle, la quête de discrétion peut donner lieu à l’emploi de méthodes de « camouflage » concernant directement le protocole sociétaire. L’appartenance à un milieu local d’affaires – où les membres agissent par des réseaux – cache un phénomène sociologique de première importance. En effet, chaque membre se connaît plus ou moins bien, soit qu’il soit en affaire avec un pair, soit que l’un ait entendu parler d’autrui par personne interposée. Il en découle des attitudes stratégiques fondées sur un contrôle social d’intensité variable selon les acteurs, leurs relations et les enjeux. Afin de contourner la surveillance d’amis ou d’ennemis, Sylvain ne néglige aucun détail quand il s’agit de créer une nouvelle société. La loi le contraint à publier l’avis de naissance sociétaire dans un journal d’annonces légales du département. Ne pouvant se départir de cette obligation, il évite soigneusement de faire paraître la publicité dans les journaux les plus importants – i.e. ceux qui ont le plus gros tirage et qui sont lus par le milieu 400 . Il préfère payer une insertion dans un journal à faible tirage qui répond tout aussi bien à ses attentes. Par surcroît, cela lui coûtera moins cher. C’est pourquoi, il choisit régulièrement l’Essor au détriment du Tout Lyon ou des Petites Affiches Lyonnaises, auxquels sont abonnés de très nombreuses entreprises locales mais aussi experts-comptables, notaires et avocats. S’il sait que l’information peut malgré tout filtrer, Sylvain sait aussi que sa diffusion se cantonnera à peu de personnes et à un secteur géographique restreint. Ayant son siège social à Saint-Etienne, l’Essor est surtout vendu dans la Loire et dans la partie Sud/Sud-Ouest du Rhône.
Un entretien avec le responsable éditorial d’un important journal d’annonces légales lyonnais [PRAT 44] nous apprend que le support médiatique est associé pour beaucoup à un outil au service d’une stratégie de publicisation. Cela étant, a contrario, certains acteurs peuvent très bien se conformer à une stratégie de rétention d’information, en adéquation avec une norme socio-culturelle de discrétion en vigueur dans leur milieu. Ils estiment qu’ils n’ont pas besoin du journal pour vivre. Eclaircissons notre idée par une voie simulée.
Pour les « parvenus », ou ceux cherchant à se faire une place dans la localité, un journal réputé sert des aspirations de visibilité et de légitimation sociales ou à acquérir du capital symbolique. Il peut les propulser, les renforcer ou les ralentir. Si nous prenons le cas de dynasties lyonnaises industrielles et financières, nous pouvons postuler qu’il importe de se dévoiler périodiquement pour ne pas tomber dans l’oubli et de montrer à ses pairs quelques signes de vitalité – et ce même si la confidentialité est un bien précieux. Les « nouveaux riches » ont également intérêt à attirer la curiosité de l’équipe rédactionnelle du journal pour se frotter aux « enracinés ». Ils jouent le jeu de la communication dans le sens où celle-ci est partie prenante des stratégies d’entreprise. D’où des sollicitations fréquentes, des rencontres organisées dans des restaurants ou des réceptions dans lesquelles ils sont inévitablement invités.
N’importe qui a les moyens d'épier les agissements d’un autre membre du milieu. En décryptant une annonce légale, on peut savoir si un concurrent ou un rival monte ou dissout une affaire patrimoniale, commerciale, industrielle, etc., le nom du gérant figurant clairement dans la publicité en accord avec le formalisme. Si l’un crée une énième société, cela témoignera d’un dynamisme économique certain. Ces rivaux « jaloux » pourront ainsi rebondir sur l’information pour lancer une « contre-offensive ». Nous sommes là dans le registre déjà entrevu du « réflexe mondain ». Pour connaître les contours du patrimoine, d’aucuns s’ingénient à « décoder » les annonces. Quelque part, la mission d’annonceur ou de tribune dévolue au journal est détournée à des fins de distinction et de compétition sociales.
L’antagonisme des valeurs, pour reprendre une formule wébérienne, montre que la publicisation est graduée. La question reste de savoir s’il faut promouvoir l’ouverture ou bien se plonger dans une discrétion totale. Nous pensons que les milieux d’affaires arbitrent entre les deux en recherchant une sorte de compromis comportemental. L’exemple des annonces légales est à ce titre très révélateur. De façon générale, la publicité est bi-modale : la publicité légale concernant une création ou une liquidation de société et une publicité concernant des pratiques socio-économiques. Nous nous heurtons donc plus à une distinction qu’à une séparation définitive entre obligation légale et obligation sociale. La publicisation et la discrétion incarnent deux types de conduites distinctives qui font état de la subdivision culturelle du milieu des affaires local. En avançant une telle idée, nous pouvons imaginer que les conduites oscillent parfois, au gré des conjonctures et selon une espèce d’hybridation stratégique, entre discrétion et publicisation. Un jour il convient de montrer et un autre de dissimuler. Il s’agit plus d’une conjecture que d’une réalité éprouvée. En outre, le formalisme peut être ajusté : on peut nommer un gérant de « paille » pour brouiller les pistes. De la sorte, publicisation officielle et discrétion patrimoniale ne sont plus totalement antithétiques.
Cf. Michel FOUCAULT, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, « NRF – Bibliothèque des histoires », 1975, p. 197-229, et sa remise à jour d’un concept hérité du philosophe anglais Jeremy BENTHAM. Il n’est peut-être pas inutile de compléter cette lecture par celle des textes Pierre BOURDIEU consacrés à la genèse du système fiscal étatique et aux comportements déviants qu’il provoque. Cf. « Esprits d’Etats » in Raisons pratiques, op. cit., p. 101-133.
Norbert ELIAS s’est également penché sur ce phénomène. Cf. La dynamique de l’Occident , Paris, Pocket, « Agora », 1990 (1969, 1975). Il avance que les structures sociales influent sur les structures psychiques : le contrôle, la discipline et la contrainte entraîneraient l’autocontrôle, l’autodiscipline et l’auto-contrainte. Compte tenu des stratégies de détournement élaborées par les porteurs de parts, cette thèse est partiellement vraie.
11 journaux sont habilités par arrêté préfectoral à publier des annonces juridiques et judiciaires : Le Tout Lyon, Les Petites Affiches Lyonnaises, L’information agricole du Rhône, Le Progrès, Lyon Matin, Le Pays d’entre Loire et Rhône, Le Journal du Bâtiment et des Travaux Publics, L’Essor, Le Moniteur des Travaux Publics et du Bâtiment, Le Patriote Beaujolais, Lyon Figaro. Nous pouvons ajouter à cette liste Lyon Capitale et le Bulletin Municipal Officiel de la Ville de Lyon.