Les stratégies fiscales : évasion, tricherie ou « système D » ?

Une stratégie fiscale peut trivialement être définie comme le « déguisement » à des fins fiscales de techniques – dont la SCI et le démembrement font partie – propres à l’organisation et à la gestion d’un patrimoine. A cet effet, les spécialistes du droit de la famille rapprochent volontiers les termes de « stratégie fiscale » et de « stratégie de transmission », en ce sens que cette dernière porte en germe l’idée d’une « résistance organisée à l’impôt » 402 . Malgré tout, la recherche d’accommodements fiscaux ne concerne pas seulement le registre successoral puisque, comme nous l’avons déjà mis en évidence, certains porteurs de parts élaborent des stratégies du déficit ou de l’endettement assez poussées. Partant, le recours sociétaire permet de bénéficier de 4 grands avantages fiscaux que nous pouvons récapituler comme suit :

  1. la déduction des intérêts d’emprunt contracté pour un achat immobilier et pour certains travaux d’aménagements définis dans le détail par les droits fiscal et de l’urbanisme, de la construction et de l’habitat ;
  2. la cession de parts à un taux de 4,80%, sachant que les droits de succession s’échelonnent entre 5 et 60% selon le montant et le lien de parenté, que les droits de mutation sur les immeubles d’habitation et professionnels en direct atteignent respectivement 8 et 18% ;
  3. la possibilité, dans le cadre de l’ISF, d’appliquer une décote de 20% sur les parts car celles-ci sont plus difficilement cessibles qu’un bien en direct ;
  4. la transmission gratuite de l’usufruit aux enfants dans le cadre d’un apport initial de la nue-propriété d’un bien à une SCI. Au décès des parents, les enfants nus-propriétaires récupèreront la pleine-propriété sans payer de droits de succession.

Ainsi désignées, et objectivées par le recours sociétaire, les stratégies fiscales révèlent l’existence d’un rapport ambivalent à la norme et à l’autorité administrative. Pour parer à leur emprise, les porteurs de parts peuvent développer deux attitudes : soit ils cherchent par tous moyens à s’affranchir d’un système estimé coercitif en célébrant l’évasion, voire, dans les cas extrêmes, la fraude ; soit ils s’approprient subjectivement la norme fiscale en mobilisant des montages autorisant un détournement licite. La première attitude est sujette à réprimandes et requalifications tandis que la seconde requiert une connaissance, personnelle ou procurative, des brèches entrouvertes par la loi et la réglementation. Aussi, si quelques enquêtés s’interrogent sur la légalité fiscale de leur montage ou, dit autrement, masquent à peine leur l’incrédulité quant à la possibilité de pouvoir bénéficier sans accrocs d’avantages très attractifs [Serge, Didier], il en est d’autres qui se montrent exaspérés par une pression qu’ils perçoivent comme « inique ». Leurs discours en fait des « fraudeurs » en puissance qui ne passent pourtant pas à l’acte, contenus qu’ils sont par leurs conseils ou par une volonté sédimentée de ne pas sombrer dans une déviance irrémédiablement condamnable – un autocontrôle en somme.

‘« Je trouve qu’on est dans un pays qui fait qu’on est obligé de faire des montages comme ça. Maintenant, en ce qui me concerne, j’aurais plutôt tendance à être de type Africain (sic). Tout doit se faire devant notaire, devant la loi, pour moi ça n’a aucun intérêt. C’est personnel. Bon c’est vrai que l’homme est en général très volage et il pourrait très bien y en avoir un des deux qui se débrouille pour tout récupérer derrière sans laisser aucune preuve à l’autre de cette propriété. Moi je veux dire qu’à partir du moment où nous sommes deux personnes qui s'entendent bien, ce genre de montage n’a aucune utilité. C’est purement juridique, purement fiscal. Ça ne repose sur rien. C’est comme être obligé de passer devant notaire pour certaines choses, à mon avis c’est un scandale et c’est un abus de pouvoir […] En France, il n’y a pas de liberté »
[Stéphane, PDP 5]’

En affirmant qu’« en France il n’y a pas de liberté », Stéphane met l’accent sur une permanence historique de l’intrusion réglementaire dans les sphères privée et professionnelles. C’est sa liberté de citoyen et de travailleur indépendant – il est vétérinaire libéral – qu’il sent brimée. En dénonçant la « fiscalisation discriminatoire du patrimoine » 403 , les notaires théorisent ce sentiment de « spoliation ». Un sondage commandé à l’IFOP par l’équipe dirigeante du 96ème Congrès des notaires de France leur sert de canevas analytique. 62% des personnes interrogées estiment qu’il est de plus en plus difficile de se constituer un patrimoine en raison du niveau d’imposition grevant l’immobilier depuis quelques années. 42% le jugent même « excessif » et 22% « intolérable ». Les notaires en concluent d’une part à l’existence d’un « traumatisme » producteur d’effets pervers sur les investissements patrimoniaux des ménages. Ils interpellent de ce fait les pouvoirs publics sur la nécessité de diminuer le montant actuel des prélèvements obligatoires, l’enjeu étant de continuer à faire du patrimoine un facteur d’« équilibre social et de stabilité des relations familiales ». D’autre part, ils regrettent que la « spoliation » vécue aille de pair avec démotivation économique suscitant des évasions fiscales en chaîne et une délocalisation croissante des grandes fortunes 404 . Plus exactement, ils déplorent que « par réflexe, il (le traumatisme fiscal) conduise à des décisions de stratégies stupides, telle la constitution de quasi sociétés, qui ne sont en réalité que de pseudo-patrimoines d’affectation à vocation exclusive de recyclage fiscal ».

Au sein de notre corpus, la posture adoptée par Sylvain atteste, de manière exemplaire, d’une sorte d’incompréhension presque chronique entre l’Administration fiscale et les contribuables – deux mondes qui seraient séparés par un large fossé. Tel qu’il le conçoit, l’outil sociétaire vient alimenter sa logique d’autorégulation. Si à un moment il mentionne le verbe « tricher » pour caractériser son action, il se ravise par la suite et lui substitue un autre verbe performatif : « se démerder ». Cette distinction plutôt lénifiante signifie qu’il est à ses yeux juste d’activer tous les leviers d’évitement possibles, sachant qu’on n’échappe jamais vraiment à l’impôt et que le fisc peut mettre à l’épreuve la cohérence légale et morale des montages. Dans ce contexte, l’évasion n’est pas la fraude, même si sur un plan sémantique tricherie et fraude se recoupent. Dans son cas, celui de courtier financier, la recherche d’artifices ad hoc représente « un fonds de commerce » ou, selon un terme goffmanien, un porte-identité 405 . Dès lors, stratégies fiscales, évasion et « système D » ont quelques accointances : le « système D » serait le pendant indigène des stratégies et évasion fiscales définies juridiquement.

En opérant une utile digression dans les stratégies fiscales, nous remarquons qu’un autre procédé artificiel, partie prenante du rite sociétaire, illustre assez bien les tentatives mises en œuvre pour contrecarrer ou composer avec la réglementation : les cessions de parts en blanc. Parmi les porteurs de parts enquêtés, seuls deux enquêtés évoquent ouvertement cette question sensible : Norbert, qui construit ses montages à l’intersection du jeu et d’un calcul rigoureux, et Solange, pour qui « quand on passe par une société, c’est que c’est forcément fiscal ». Seule Solange avoue en avoir usé à titre personnel (cf. infra, chapitre 11, § 11.1). Leurs discours s’accordent à ce sujet sur l’existence d’une hypocrisie collective. En effet, comme le note Solange avec ironie : « personne n’en parle mais tout le monde le fait ». Encore cette problématique de la discrétion – ou plutôt ici de la fausse pudeur. Preuve que le mécanisme est controversé, un avocat-conseil interviewé a préféré que nous n’enregistrions pas la brève partie consacrée à son explication.

En quoi consiste cet étrange mécanisme qui donne la possibilité aux porteurs de parts dotés d’un fort sens tactique de se mouvoir entre le licite et l’illicite ? Il s’agit d’un acte sous seing privé qui permet de se prémunir contre les effets des occurrences des calendriers familiaux (décès, divorces) ou des tensions affectant les relations inter-associés (cf. infra, chapitre 11, § 11.1) par un habile jeu de l’anti-datage. A première vue, cette pratique ressemble à un faux en écriture mais l’acte est normalement paraphé, c’est-à-dire « accepté » à l’avance. La date, les noms du cessionnaire et du cédant sont laissés en blanc, ce qui octroie au détenteur de l’acte le pouvoir le lui donner effet quand bon lui semble et sans que cela soulève a priori une levée de bouclier. C’est lui qui dicte les règles du jeu. Cependant, si la « supercherie » est découverte, la société peut être déclarée fictive puisque le blanc-seing défie le principe de l’affectio societatis. Mais dans les faits, le fisc, qui connaît le mécanisme, doit en prouver l’existence. Cet exercice n’est pas des plus aisés et l’Administration et les tribunaux font souvent état de leur impuissance à dévoiler la manœuvre. Ainsi les porteurs de parts – et parmi eux les moins « recommandables » 406  – peuvent s’engouffrer dans la brèche et jouir in fine d’avantages fiscaux, le taux du droit d’enregistrement étant, rappelons-le, de 4,80%. Ils tablent d’une part sur la faible probabilité de voir l’Administration et la justice déflorer leur sinueuse opération et, d’autre part, sur la valeur du consentement initial des cédants potentiels, quand celui-ci n’est pas « extorqué ». Peut-être imaginent-ils que cette acceptation les préserve d’une dénonciation ultérieure du procédé? (cf. infra, chapitre 11, § 11.3).

Notes
402.

Cf. Dominique GRILLET-PONTON, La famille et le fisc, op. cit., p. 180 sq.

403.

Cf. 96ème Congrès des Notaires, Le patrimoine au XXIe siècle. Défis et nouveaux horizons, Lille, 28/31 mai 2000, Introduction. Cf. aussi Le compte-rendu du congrès dans Les Petites Affiches Lyonnaises, n° 406, mai 2000.

404.

Notons à ce propos que Sylvain encense les paradis fiscaux et envisage au moment de l’entretien d’installer le siège social de son cabinet financier en Espagne où l’impôt sur les sociétés est inexistant. De même, Rémi nous a déclaré avec cynisme et amertume qu’il aspirait dès la retraite à quitter la France et à rendre sa carte d’identité.

405.

Cf. Erving GOFFMAN, Stigmates. Les usages sociaux des handicapsParis, Editions de Minuit, « Le sens commun », 1975 (1963), p. 74.

406.

Certains juristes voient dans cette pratique une possibilité pour des truands, voyous et escrocs de rester dans l’ombre d’une affaire frauduleuse dont ils sont les maîtres officieux. Ils jouent avec des prête-noms qu’ils tiennent sous leur joug grâce au blanc-seing. Cf. Maurice COZIAN, Alain VIANDIER et Florence DEBOISSY, Droit des sociétés, op. cit., p. 450 sq. Mais cette pratique n’est pas l’unique apanage de milieux interlopes. Elle s’est diffusée à des groupes familiaux dominés par un père de famille avisé et autoritaire. Toutefois, si les signataires de l’acte s’estiment lésés ou grugés par la manœuvre, ils peuvent toujours dénoncer un abus de blanc-seing qui flirte avec l’abus de confiance.