Un double visage de Janus

Si ces pratiques du louvoiement donnent l’impression d’une adaptation de circonstance et d’une lutte pour conserver des marges de manœuvre, elles peuvent également, dans leur généralité, être appréhendées comme l’indice d’un malaise qui affecte non seulement les porteurs de parts et les praticiens mais aussi l’Administration fiscale. Les espaces de liberté qu’elles permettent de maintenir prennent une coloration spécifique selon les variations des politiques et des conjonctures fiscales. C’est pourquoi, implicitement ou explicitement, les porteurs de parts et les praticiens s’en prennent à une fiscalité tantôt incitatrice, tantôt coercitive et prohibitive.

‘« De toutes façons vous savez les SCI il y a des modes. L’histoire, le fait de séparer le patrimoine professionnel du patrimoine privé pour les industriels, donc de faire des SCI pour acheter l’immobilier et le louer à la société commerciale, on en a fait beaucoup. Maintenant, on commence à s’interroger s’il faut ou pas que les sociétés commerciales mettent plutôt l’immobilier à leur bilan. Parce qu’il ne faut pas oublier que maintenant sur les revenus fonciers, ceux tirés par la SCI j’entends, il y a la CSG et tout le tintouin (sourire). Vous verrez, c’est formidable mais c’est de plus en plus fiscalisé. Vous savez, dès qu’il y a une petite niche fiscale et qu’il y a trop de monde qui s’engouffre dedans, l’Administration change hélas la règle du jeu »
« Avec le fisc, il ne faut pas abuser parce qu’on peut se faire allumer. Je vous parlais des apports à la valeur économique plutôt qu’à la valeur du barème fiscal. Eh bien si tout le monde se lance là-dedans, ça va mal se terminer. Ça va se terminer par une loi de finances sur les apports à des sociétés où il faudra retenir la valeur du barème fiscal. C’est pour ça qu’il ne faut jamais faire trop de montages pour éviter les droits parce que la règle du jeu risque de changer »
[Notaire, PRAT 3]’

A la lecture de cet extrait, nous constatons que les incitations fiscales, si elles ont eu pour but de relancer l’économie de l’immobilier et de fluidifier les transferts patrimoniaux, auraient provoqué quantité d’abus, donnant à l’essor sociétaire une allure quasi artificielle. Pour autant, les pouvoirs publics n’ont pas l’habitude de laisser la machine défiscalisatrice s’emballer. Comme le suggère ce notaire avec fatalisme, l’Administration fiscale n’hésite pas à changer la donne. Pour ce faire, les lois (rectificatives) de finances viennent à point nommé pour stopper ce qui est considéré comme une hémorragie. La récente loi de finances pour 1999 a d’ailleurs récemment calé les droits de mutation à titre onéreux relatifs aux immeubles professionnels sur les droits d’enregistrement perçus sur les cessions de parts de SCI. L’objectif déclaré étant de limiter un penchant trop net à l’artificialité ou à la fictivité. Plutôt que de mettre un agent des impôts derrière chaque porteur de parts, mieux vaut changer la règle. Il en va de même pour d’autres montages sociétaires, en particulier ceux associés à un démembrement presque simultané de propriété dont nous parlerons infra, qui éveillent plus d’une suspicion administrative.

A partir du moment où la question fiscale se pose avec une grande acuité, à savoir pour des porteurs de parts possédant un important patrimoine, les prétendues contradictions du système peuvent être soulignées avec précision :

‘« […] Des problèmes, on en rencontre pas trop. Le seul c’est avec le fisc sur les impôts parce qu’on a en face de nous des gens qui font leur métier, qui respectent les textes qu’on leur a donnés. Je les comprends aussi mais c’est une aberration totale. Je vous donne un exemple. Dans le cas des bâtiments industriels, on ne va pas nous prendre les aménagements. Vous n’êtes pas sans ignorer que des bâtiments actuellement il y a en des pleines pages à louer. Mais les gens sont difficiles et j’ai eu le cas puisque je refais des aménagements sur mon bâtiment de Brignais que je ne peux pas déduire. Les gens sont difficiles : ils veulent de jolis abords, un peu de verdure et c’est normal, c’est le marché. Eh bien ça, on ne peux pas le déduire. On va vous déduire l’isolation et d’autres trucs mais pas l’embellissement… alors que c’est le premier truc quand les gens arrivent […] Moi, j’ai été contrôlé dans une de mes SCI, c’est pour ça que je vous en parle. On m’a enquiquiné sur des détails. Je leur ai dit : « Je fais tout moi, je suis disponible, mon truc, ma vie c’est l’entretien de mes SCI, et je ne peux pas déduire. Ma main d’œuvre elle est gratuite, je peux pas faire mieux. Vous me prenez des impôts sur les loyers, c’est normal ». Ne serait-ce que les produits de base, d’entretien, ils ne veulent rien lâcher ! […] Ils vous disent dans la colonne 10 de la 2072 – « frais divers » –, vous déduisez 14% de la ligne des recettes pour les propriétés urbaines. Moi à la limite, je préfère qu’on ne m’enlève pas ces 14% de déduction forfaitaire, dont j’ai rien à foutre, et qu’on me déduise au moins tous les produits que j’utilise »
[Pascal, PDP 24]’

Non content d’avoir pu mettre à profit les déductions des intérêts d’emprunts pour financer ses nombreux investissements patrimoniaux, Pascal aurait apprécié que les dépenses d’entretien trouvent aussi leur place dans le décompte global. Ce regret se comprend d’autant mieux qu’il se positionne certes comme un contribuable heureux de voir son niveau d’imposition abaissé, mais aussi et surtout comme un propriétaire vivant de et pour ses SCI. Vu de l’extérieur, ce grief présente l’apparence d’un détail presque absurde. Il préfère se passer d’une déduction forfaitaire non négligeable, donc perdre de l’argent, mais voir l’Administration convenir de ses efforts et de son honnêteté. D’une certaine façon, il souhaite que son identification à ses sociétés soit juridiquement reconnue. Pourtant, l’Administration se montre intraitable, appliquant à la lettre le droit. Certains postes ne peuvent être déduits et toute « resquille » ou réinterprétation personnelle du licite débouche sur un contrôle.

En reprochant à l’Administration fiscale ses pesanteurs, porteurs de parts et praticiens contribuent à affermir le sentiment la réification d’un appareil bureaucratique qui leur paraissait déjà auparavant bien monolithique. Nous nous heurtons à un choc des rationalités ou des cultures entretenu en situation, chacun demeurant a priori fidèle à sa logique. Notre rencontre avec un inspecteur divisionnaire de la Direction des Services Fiscaux (DSF) de Lyon [PRAT 45] durant le cours de l’enquête nous a, à ce propos, aidé à un peu mieux cerner les spécificités de ce rapport social. Sans prétendre que tous les responsables et agents du fisc pensent comme notre enquêté, son discours reflète un état d’esprit qui n’abonde pas forcément dans le sens d’un assouplissement des relations.

Situé en première ligne, l’inspecteur divisionnaire relie la prolifération des SCI et des stratégies d’évasion fiscale à un volontarisme politique équivoque. En effet, les SCI auraient été, pendant longtemps, « protégées », voire encouragées dans un esprit idéologique. Ceci signifie que depuis le milieu des années 80 les gouvernements respectifs auraient souhaité préserver quelques libertés patrimoniales aux couches aisées, certaines périodes de l’histoire juridique et économique récentes témoignant de la création ou du toilettage de niches fiscales.

Toutefois, après des années de laisser faire, illustrées aussi bien par les lois de finances que par des mesures réglementaires ponctuelles, les SCI reviennent aujourd’hui dans le collimateur des pouvoirs publics 407 . Ce « revirement politique » transparaît en premier lieu dans les propositions du rapport Brard, rendu public le 8 septembre 1999 408 . Devant la croissance exponentielle des immatriculations sociétaires, les services fiscaux se sont bien souvent trouvés démunis. Ayant fort à faire avec les déclarations des ménages et des sociétés commerciales, ils ont, aux dires de l’enquêté, « négligé » les enjeux financiers à l’œuvre dans les SCI. En raison d’une législation souple, nombre de contribuables y ont vu un levier idéal de contournement fiscal. A la lumière de son expérience, l’inspecteur divisionnaire évoque même des « abus » divers et variés dont quelques uns seront examinés dans le point suivant. Par conséquent, en l’écoutant attentivement, nous pouvons nous demander si l’Administration ne bâtit pas son argumentaire sur un mode inductif. Ayant appréhendé quelques cas litigieux, sujets à contrôles et redressements, elle aurait, par la voie de ses agents, tendance à soupçonner un ensemble plus large de SCI et de porteurs de parts. Cela étant, elle pointe empiriquement une somme d’incohérences déclaratives. Ainsi, leur intervention s’appuie sur deux méthodes combinées : le flair ou l’intuition – un « feeling » pour reprendre un mot de l’enquêté – et l’inventaire des preuves matérielles.

Dans la pratique, deux services de la DSF s’occupent de l’examen des SCI. Le service de la fiscalité des entreprises (SFE) gère le dépouillement et la vérification des déclarations n° 2072 relatives aux sociétés immobilières. Ensuite, ce service procède à un recoupement d’informations avec deux autres déclarations : la n° 2042 (IRPP/Partie 4 : revenus fonciers) et la n° 2044 (Revenus Fonciers et Taxe Additionnelle de Droit au Bail), qui, elles, sont compulsées par les agents du service en charge des déclarations usuelles de revenus. La collation des renseignements fiscaux, que l’on retrouve de manière éparse dans toutes les déclarations, donne lieu à l’ouverture d’un dossier SCI. Ce faisant, la DSF peut tenter d’apprécier plus finement une SCI en fonction des éléments qu’elle déclare… et qu’elle ne déclare pas, les agents étant formés et habitués à repérer ce qui doit être déclaré. Partant, l’inspecteur divisionnaire affirme que les plus gros décalages déclaratifs résident surtout dans la qualification des travaux effectués et des montants financiers reportés. Les SCI peuvent en effet jouir de déductions fiscales relatives aux travaux d’aménagement des locaux. En cela, elles doivent se conformer aux prescriptions légales en matière de réhabilitation et restauration. A contrario, les opérations de rénovation sont exclues du régime des abattements. Or, dans bien des cas, il existe une mauvaise interprétation par les porteurs de parts de la forme ou de la qualification fiscale des travaux accomplis ; ils confondent souvent rénovation et aménagements. Soit ils les confondent délibérément en espérant passer à travers les mailles du filet, soit ils les confondent par malentendus et ont toujours la possibilité de réclamer la bienveillance du fisc pour leur ignorance. Dans le même ordre d’idée, les tendances consistant à pratiquer un déficit à outrance sont soumises à requalifications. Si certaines SCI affichent un trop gros écart comptable entre entrées et sorties, le fisc redouble de méfiance. Il peut en conclure à un « maquillage » conscient ou à un habillage de bilan (window dressing).

Par-delà la mise en relief de ces problèmes de définition, rencontrés lors du dépouillement des déclarations, et d’un fonctionnement administratif interne qui échappe au plus grand nombre, l’inspecteur divisionnaire confesse que l’Administration fiscale n’a en réalité qu’une vue parcellaire du patrimoine global des SCI. Aussi surprenant que cela puisse paraître, en dépit notamment du principe juridique de translucidité et de l’image sociale qu’elle véhicule, des éléments prédicatifs lui font défaut pour mener à bien sa quête de connaissance exhaustive. Cette carence l’incline à jouer la spéculation.

Pour combler cette lacune – qui contraste avec la représentation sociale de ses méthodes panoptiques – la Direction Générale des Impôts (DGI) a envoyé en 1999 à toutes les DSF départementales une directive dénommée : « Installation de la transparence des structures écrans » 409 . Mûrie par Bercy, cette directive a pour but, à terme, de saisir plus finement le contenu des montages SCI et ce, dans la perspective d’une aide conjuguée au contrôle fiscal et au recouvrement. Si la transparence existe en tant que concept, les pouvoirs publics aspirent à une plus grande effectivité pratique. La directive doit servir à améliorer la liaison administrative et informatique entre le service responsable du recouvrement de l’IRPP et le service responsable du patrimoine immobilier.

Grâce à l’application de cette directive, les DSF sont supposées détenir un puissant instrument de surveillance des montages sociétaires des plus clairs aux plus nébuleux. Les échanges d’informations entre services internes vont ainsi s’institutionnaliser et entraîner l’élaboration d’un fichier personnalisé des porteurs de parts. L’objectif affiché est d’avoir toutes les cartes en main pour retracer leur processus d’enrichissement et tendre en fin de compte à une fine radiographie des redevables de l’ISF.

Les SCI demeurent donc pour l’Administration fiscale une réalité évasive. Elle éprouve certaines difficultés pour percer à jour les populations qui se lancent dans des opérations d’optimisation. C’est d’ailleurs la prise de conscience de cette impuissance qui est à l’origine de la constitution d’un fichier spécial, en partie décentralisé. Parmi toutes les possibilités qui s’offrent à lui, le fisc pourrait consulter le fichier foncier ou cadastral. Malheureusement pour lui, n’est recensé dans ce fichier que le nom de la personne morale propriétaire et non ceux des associés qui la composent. En outre, il est victime de l’irrespect du protocole sociétaire. Une SCI doit normalement être localisée à une adresse précise, avec une boîte aux lettres. Lors de son immatriculation, c’est le Greffe du Tribunal de Commerce qui diffuse l’information. Mais si le nom de la SCI ne figure pas sur la boîte aux lettres, le fisc peut perdre sa trace. Il la perd aussi si la SCI qui change d’adresse au cours du temps n’avertit, pas comme il devrait le faire, le Greffe. Aussi, l’Administration a-t-elle du mal à recouvrer des impôts comme la taxe foncière et peut en déduire un acte malveillant.

Jusqu’à présent – i.e. depuis que notre enquêté est inspecteur divisionnaire, soit une quinzaine d’années environ – les contrôles fiscaux sur les SCI sont restés intermittents. L’essentiel du travail effectué par les agents contrôleurs a consisté à passer au crible les cessions de parts. Selon l’enquêté, cet exercice n’est pas des plus « rentables » pour le fisc qui, comme le montre bien Vincent Nouzille, a des obligations de résultats et est tenu par un quota de redressements dans une année 410 . En clair, les DSF n’ont ni le temps, ni les moyens humains et matériels de se pencher sur toutes les SCI 411 . Ainsi que nous l’avons déjà évoqué, elles privilégient les dossiers sensibles concernant les personnes physiques et les sociétés commerciales (fraude à la TVA, travail clandestin, etc.). C’est pourquoi, les porteurs de parts les mieux entourés peuvent parier sur une intervention administrative limitée et broder leurs stratégies fiscales. Par mieux entourés, nous entendons les porteurs de parts qui s’attachent les services d’avocats connaissant les méandres du droit fiscal ou encore d’anciens fonctionnaires des impôts ayant changé de bord à un moment de leur vie professionnelle en embrassant la carrière, parfois lucrative, de conseil juridique.

Notes
407.

Pour le journaliste Vincent NOUZILLE, le fisc concentre sa surveillance sur 6 secteurs : l’achat et la vente d’un bien immobilier, l’emprunt d’argent à ses proches, la création d’une nouvelle entreprise, les indemnités de licenciement, la gestion d’une association et les montages d’optimisation fiscale. Cf. La traque fiscale, Paris, Albin Michel, 2000, p. 128-145.

408.

Député communiste, Jean-Pierre BRARD s’est vu chargé par l’Assemblée Nationale de la rédaction de ce rapport. 63 propositions y sont présentées pour lutter contre la fraude et l’évasion fiscales. Elles sont regroupées sous 4 catégories qui contiennent un renforcement des contrôles fiscaux, la mise en œuvre de moyens supplémentaires pour améliorer les déclarations et donc la connaissance du patrimoine des particuliers, lutter contre les paradis fiscaux et contre la fraude grandissante à la TVA.

409.

Cf. Bulletin Officiel, 13-I-7-99 du 29 décembre 1999.

410.

Cf. Vincent NOUZILLE, La traque fiscale, op. cit., « Le diktat de la statistique », p. 116-127.

411.

A Lyon, sur un centre de recouvrement comprenant 40 à 45 000 contribuables, se glissent entre 700 et 800 déclarations n° 2072. Chaque année, 30 dossiers de SCI sont passés au peigne fin : 10 contrôles dits « sur place » et 20 contrôles dits « sur pièces » (demande de renseignements, d’éclaircissements et de justifications), tous débouchant sur un redressement plus ou moins important assorti d’intérêts de retard et/ou de majorations.