Le spectre de l’abus de droit

Les contrôles fiscaux sont l’amorce des procédures contentieuses qui peuvent mettre en porte-à-faux les porteurs de parts les plus enclins à l’évasion. L’Administration fiscale possède in concreto trois armes qu’elle n’hésite pas à mobiliser pour d’abord identifier des conduites comme « pathologiques », puis les faire sanctionner : l’abus de droit, entraînant une majoration de 80% de l’impôt normalement dû ; la démonstration du caractère fictif de la SCI ; les pénalités pour retard de dépôt de la déclaration d’activité (intérêt de 0,75% exigé par mois de retard) 412 . Arrêtons-nous sur la corrélation de ces deux premières mesures de contre-feu.

Considéré par certains auteurs comme « le péché des surdoués de la fiscalité » 413 , l’abus de droit s’origine dans l’article 64 du Livre des Procédures Fiscales (LPF). Celui-ci dispose que « ne peuvent être opposés à l’Administration des impôts les actes qui dissimulent la portée véritable d’un contrat ou d’une convention à l’aide de clauses : a) qui donnent ouverture à des droits d’enregistrement ou à une taxe de publicité foncière moins élevés, b) qui déguisent soit une réalisation, soit un transfert de bénéfices ou de revenus ou c) qui permettent d’éviter, en totalité ou en partie, le paiement des taxes sur le compte-courant correspondant aux opérations effectués en exécution d’un contrat ou d’une convention » 414 . De ce fait, toute découverte d’un acte jugé fictif entraîne ipso facto la dénonciation d’un abus de droit. A l’Administration la charge de divulguer les intentions dévoyées des parties ou de démonter les motivations exclusivement fiscales de leurs montages 415 . Aux porteurs de parts incriminés et à leur conseils, celle de prouver au contraire leur bonne foi en assurant que leurs conduites sont habitées dès le départ par de vrais mobiles sociaux ou familiaux (organiser une transmission, gérer un patrimoine, fixer les modalités des relations patrimoniales interpersonnelles), bref par une « moralité » que l’Administration peut accepter.

Aucun de nos enquêtés n’a été victime de cette procédure. Et d’ailleurs, seuls Robert et Pascal déclarent avoir subi des contrôles fiscaux sur leurs SCI en raison, pour le premier, d’une fraude à la TVA qui a été reconsidérée par la suite et d’un rachat d’une maison familiale pour 80 000 francs seulement, et, pour le second, de son passé d’ancien patron d’une entreprise mise en liquidation judiciaire et fiché à la Banque de France. Dure rémanence. Ceci peut de prime abord paraître étonnant dans la mesure certains enquêtés détiennent un patrimoine très important qu’ils cherchent à préserver de l’érosion fiscale. Nous pouvons supposer que le fisc les surveille mais qu’il n’a pas découvert d’anomalies gestionnaires propices à une intervention plus approfondie. Souvenons-nous dans cette perspective que des porteurs de parts comme Colette ou Norbert vivent avec cette épée de Damoclès au-dessus de leur tête, même s’ils confondent abus de droit et abus de bien social. Le cas de Norbert est à ce propos très intéressant :

‘« Dans la SCI L., j’ai racheté les parts du copain avec qui j’étais parce qu’il est devenu veuf entre-temps et ça l’arrangeait sur le plan successoral. Alors entre parenthèses, c’est un avantage pour lui et pour moi. Il m’a fait un prix pas trop cher sur les parts, donc j’y ai gagné, et lui aussi parce qu’il n’a pas eu du tout de plus-values à payer. Avec le notaire, on a joué sur la notion de compte-courant. Donc je lui ai remboursé un compte-courant important. Alors c’est vrai que c’était plus difficile pour moi d’avoir un crédit bancaire quand vous remboursez un compte-courant à un associé. Mais heureusement, j’avais un peu de cash et puis la banque m’a fait un découvert sur 2-3 ans, que j’ai fini de rembourser. En plus, j’en ai profité pour faire racheter ses parts, comme on les avait minorées, elles ne valaient que 10 000 francs, et le compte-courant je l’ai fait racheter par ma fille, ce qui lui a permis de prendre une partie du patrimoine intéressante.
Q – Votre fille a investi ?
« Pour tout vous dire, vous ne devriez peut-être pas l’enregistrer (rires), c’est un peu fiscal. Les 10 000 francs, c’est moi qui les ai avancés et les 400 000 du compte-courant aussi. Mais justement, ça permet de marquer un peu le coup. C’est une astuce […] »
[Norbert, PDP 33]’

Associé pendant 12 ans avec un ami, la cession de parts et le rachat du compte-courant sont moins le fruit d’une mésentente que d’une occurrence dramatique : le décès prématuré de l’épouse de l’associé. Pour régler sa succession, il a été obligé de céder ses parts. Plutôt que voir ses deux fils en hériter légalement, il a choisi d’en réserver la destination à Norbert, son ami de longue date. En effet, ils avaient tous les deux investis à égalité pour l’acquisition d’un immeuble professionnel. Il s’agissait d’un projet patrimonial commun, entre amis, duquel les familles respectives étaient écartées. En empruntant de l’argent à sa banque pour les donner dans la foulée à sa fille unique, Norbert a ainsi pu relier stratégie financière et solidarité intergénérationnelle. S’il ironise sur une possible découverte du pot aux roses par le fisc, c’est que d’une part tout don manuel familial obéit en principe à une déclaration auprès de la Recette des impôts et, d’autre part, l’entrée dans le capital sociétaire d’un enfant qui n’apporte pas son propre argent s’apparente à une donation déguisée – i.e. une libéralité informelle réprimée par la loi car faite à son insu. Dans les faits, la plupart des SCI constituées entre parents et enfants sont concernées par ces donations camouflées 416 . Etant donné que l’Administration peut avoir du mal à lever le voile, la brèche reste ouverte pour des individus soucieux de protéger leurs enfants et de transmettre à moindre frais. Le rapport de force n’est pas tout le temps direct. Il ne se révèle pas que dans les prétoires et peut se matérialiser sous la forme de jeux d’anticipation, de paris ou de provocations peu ou prou conscientes. Pour Norbert, le risque est d’autant plus grand qu’il redouble l’interdit.

Dans notre exercice de décryptage des logiques d’action, il n’est pas inutile d’examiner comment la jurisprudence traite de la problématique de l’abus de droit. Il n’est pas question ici d’énumérer tous les arrêts rendus depuis plus de 20 ans, mais plutôt de regarder quelques situations qui éclairent à la fois la position du droit – son action d’étiquetage –, les attitudes fiscales de certains porteurs de parts ainsi que les stratégies sociales en filigrane. Les interprétations administratives et judiciaires des faits de déviance normative sous-tendent une interprétation plus large du penchant à l’autorégulation des porteurs de parts. Aussi pouvons-nous avancer que les écarts constatés à la norme fiscale participent d’une forme de changement social, d’un souhait réformiste, et sont un prélude à la transformation du droit. La déviance devient par conséquent une « source de droit » 417 .

La gestion sociétaire des résidences principales constitue un premier type de risque qui peut venir s'ajouter à une stigmatisation officielle des porteurs de parts pour absence de documents sociétaires ou défaillances rédactionnelles (Cour d’Appel Administrative de Nancy, arrêt du 27 décembre 1986). Le juge de l’impôt à tendance à déceler un abus de droit lorsque la SCI est sous la coupe de l’occupant du logement. De plus, il peut rassembler à dessein d’autre indices : le court délai écoulé entre la création de l’enveloppe juridique et l’achat de la résidence principale, le fait que celle-ci compose le seul actif patrimonial des associés ou encore le financement de la construction ou de l’achat par les associés et non par la SCI. En tout état de cause, l’Administration et le Conseil d’Etat (CE, arrêt du 29 décembre 1995) répriment l’abus de droit qui consiste à faire acquérir un immeuble par une SCI puis à conclure un bail formel dont le but est de créer du déficit foncier. La fictivité de la location n’est pas seulement établie par la présence d’un loyer anormalement bas ou de convenance (CE, arrêt du 12 mars 1980), mais aussi par l’intention a priori fiscale des parties. Dans le même esprit, nous pouvons évoquer une autre décision de cette juridiction, plus ancienne (CE arrêt du 4 avril 1990). L’abus de droit a été établi dans le cas d’une SCI constituée entre un contribuable, son épouse et ses 2 enfants afin d’acquérir et de gérer un château et ses dépendances. A la suite d’importants travaux, de gros déficits ont été déclarés. Le loyer très faible a en outre été réduit à l’issue des travaux. Ces circonstances ont permis d’établir que la SCI avait été montée dans le but de déjouer les dispositions de l’article 15/II du CGI.

Un second type de danger fiscal réside dans la pratique des donations déguisées – celle où stratégies fiscales et familiales se recouvrent. Une personne âgée avait vendu un appartement à une SCI constituée entre sa filleule et les enfants de cette dernière. Le prix de vente avait été converti en rente viagère. Quelques semaines plus tard, la marraine décédait. Le Comité Consultatif pour la Répression de l’Abus de Droit (CCRAD) a conclu qu’il s’agissait en réalité d’une donation et non d’une vente, ce qui permit à l’Administration de réclamer des droits de 60% assortis de pénalités en lieu et place des 10% de droits perçus dans le cadre de la vente.

Enfin, les SCI démembrées représentent un type de montage qui attire particulièrement l’attention du fisc 418 . Projeté pour engager une stratégie de transmission anticipée tout en bénéficiant d’abattements sur les droits de donation, ce genre d’opération, qui selon les praticiens touchent peu de personnes mais est appelé dans le futur à se développer, repose sur l’apport par les parents de la nue-propriété d’un bien familial à une SCI, suivi d’une donation-partage des parts au profit des enfants. Rappelons que dans notre corpus, Serge, Pierre et Raymond sont concernés par ce schéma sophistiqué. Si le motif de celui-ci repose sur un évitement de l’indivision, le CCRAD juge que la simultanéité de la création de la SCI et de l’apport de la nue-propriété trahit une donation directe de cette dernière aux enfants. Dans les cas qu’elle a eu à étudier, cette instance a toujours alléguer une volonté de minorer les droits de donation exigibles et une absence de fonctionnement réel de la SCI. C’est pourquoi, aujourd’hui, les praticiens invitent leurs clients à la plus grande prudence. Ils les exhortent à d’abord monter une SCI qui ne remplit pas immédiatement le but qui lui est assigné. Pendant au moins une année, celle-ci organise ses assemblées et dresse sa comptabilité, si bien qu’elle ne peut être qualifiée de fictive. Ce n’est qu’au terme de cette année de vie que les parents peuvent orchestrer l’apport en toute sécurité. S’étant attaché les services d’un notaire connu sur la place de Lyon pour la qualité de ses montages sociétaires, Pierre a monté sa SCI en 1998 mais procédé à la donation-partage en direction de ses trois enfants en 1999. Ainsi, tout en allégeant la note fiscale, il peut démontrer en cas de contrôle que l’organisation successorale et la préservation d’un domaine hérité sont les véritables catalyseurs socioéconomiques de son projet.

Les SCI familiales ne sont pas les seules à être menacées par l’abus de droit. Les SCI professionnelles, édifiées pour acheter des murs destinés à être loués à une société commerciales, font aussi l’objet d’une surveillance administrative, portant sur d’éventuelles imbrications sociétaires, la disparition du cloisonnement, l’existence de flux anormaux, et qui peuvent les conduire à une sanction pour confusion des patrimoines ou fictivité. D’éminents juristes comme Alain Couret précisent néanmoins que la jurisprudence dans son ensemble condamne peu ses montages et fait même quelquefois état de complaisance 419  – plus, du moins, que dans les affaires concernant des SCI d’habitation ou d’investissement résidentiel. Comme dans les cas dont nous venons de parler, la fin poursuivie légitime ou désavoue le montage. A l’aune des nombreux démêlés judiciaires de patrons d’entreprise, aux fraudes fiscales caractérisées, les magistrats auraient pourtant quelques scrupules à reprendre et admonester des patrons de PME ayant commis de petits impairs patrimoniaux. En leur accordant parfois le bénéfice du doute, ils rendent plus flottante la frontière entre le licite et l’illicite et « le « moralement correct » n’a pas toujours de traduction juridique rigoureuse ». Leurs décisions seraient en l’occurrence influencées par le poids d’un contexte économique libéral où la déréglementation fait figure de règle. Ils agiraient sous couvert d’un relativisme qui va à l’encontre des orientations administratives et d’une partie de la classe politique 420 .

Notes
412.

Cf. Patrick LELONG, « Le fisc traque les SCI », La Vie française, 11-17 septembre 1999, p. 78-80.

413.

Cf. Daniel COHEN, « La légitimité des montages en droit des sociétés », op. cit.

414.

Cf. Pierre FERNOUX, La gestion fiscale du patrimoine, op. cit., p. 64.

415.

Comme le précise un arrêt de la chambre commerciale de la Cour de Cassation du 9 octobre 1990, les préoccupations fiscales licites peuvent être considérées comme abusives si elles constituent la seule justification d’un montage. Cependant, un arrêt de la 1ère chambre civile de la même juridiction datant du 11 février 1986 admet aussi que les associés puissent, en toute légalité, faire du régime fiscal de l’opération projetée « la cause impulsive et déterminante de leurs engagements ». Cf. Le Particulier, « Les sociétés civiles immobilières », n° 925 B, octobre 1999, p. 16.

416.

Pour un contre-exemple, celui de Pascal, cf. infra, chapitre 10, § 10.3.

417.

Cf. Robert ROTH, « Déviance » in André-Jean ARNAUD (dir.), Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, op. cit., p. 180-182. Il s’agit d’une hypothèse à fort accent durkheimien que l’auteur valide en sollicitant les théories de la déviance et de l’anomie d’auteurs structuro-fonctionnalistes, comme Talcott PARSONS ou Robert MERTON, et interactionnistes, comme Howard BECKER.

418.

Cf. Le Particulier, « Les sociétés civiles immobilières » op. cit., p. 16-17. Cf. Patrick LELONG, « Le fisc traque les SCI », op. cit.

419.

Cf. Alain COURET, « L’ingénierie patrimoniale abusive », op. cit.

420.

Ceci nous invite à souscrire au fait qu’« une société est génératrice de déviance si elle place les acteurs devant une contradiction permanente entre les valeurs qu’elle propose et les normes suivant lesquelles elle sanctionne leur conduite […] ». Cf. Article « Conformité et déviance » in Raymond BOUDON et François BOURRICAUD, Dictionnaire critique de la sociologie, op. cit., p. 96-104.