Des interprétations parfois dissonantes

Ce qui est en jeu en définitive derrière ces pratiques et représentations teintées de lassitude, c’est l’appel à une plus grande stabilité, lisibilité et neutralité d’un système juridique et fiscal évalué comme trop erratique, brumeux, pour ne pas dire capricieux. Par la voie de leurs instances ordinales, les praticiens font pression pour un changement. Si certains des spécialistes rencontrés se font une raison et essayent de s’adapter aux variations rapprochées des environnements légaux, d’autres ne se privent pas de « tordre le cou » à un système dont ils vivent et qu’ils sont censés incarnés.

Ainsi, l’un des 6 avocats interviewés ne goûte pas trop à la succession des mesures incitatives qui selon lui pénalise ses clients plus qu’autre chose. Il les saisit comme des « mesurettes » ou un « replâtrage » masquant un cruel manque de volonté politique. Elles dérouteraient plus les investisseurs immobiliers qu’elles ne les enthousiasmeraient vraiment. De surcroît, les phénomènes de rétroactivité et d’hystérésis caractérisant l’application de ses lois produisent un effet pervers : elles opacifient davantage les obligations fiscales. Même lui, le professionnel, s’y perd un peu :

‘« […] Vous avez un phénomène qui est amusant. Regardez à l’occasion, prenez la déclaration d’impôt, celle des revenus fonciers. Vous comparez celle de 98 avec celle de 94 par exemple. Regardez bien les deux imprimés. Pour remplir celui de 94, n’importe qui pouvait le faire. Pour remplir celle de maintenant, il faut quasiment sortir de Polytechnique. Vous avez 25 000 lignes, cases, lignes et cases récapitulatives, c’est une horreur. Parce que vous avez du Quilès qui dort toujours, du Méhaignerie et du Périssol qui dorment toujours aussi. Récemment, ils viennent en plus d’inventer le micro-foncier. C’est donc pour ça que je pense qu’il n’y a pas de politique. On veut faire plaisir à x ou x lobby de promoteurs. On fait une petite loi comme ça qui va bien et c’est fini »
[Avocat fiscaliste, PRAT 11]’

Ce qui est inféré pour la législation immobilière peut aussi l’être pour la législation familiale et successorale. La période 1981-1998 se signale en effet par une inflation des textes fiscaux sur la famille et le patrimoine et donc par une efflorescence des montages sociétaires 422 . Si l’enchevêtrement des dispositions et dispositifs législatifs peut être perçu comme un facteur de démoralisation, quid des interprétations décalées de ceux-ci par l’Administration ? Nous touchons du doigt un problème majeur qui dépasse le cadre de notre travail et qui pourrait donner lieu à une belle thèse de droit ou de sociologie politique. Par le truchement de circulaires ministérielles, il arrive que l’Administration fiscale durcisse les lois dans leur application sur le terrain et que ses agents, pris individuellement, aillent encore plus loin. Le témoignage d’un conseiller patrimonial indépendant sur le malaise vécu par ses clients porteurs de parts sur une opération en « Loi Malraux » est révélateur :

‘« […] La loi Malraux, c’est scandaleux parce qu’on va vous dire : « Ah ben écoutez, vos opérations sont très bien mais vous voyez le petit bout de bois que vous faites, c’est pas éligible à la loi Malraux – Ah mais c’est pas 25% du prix ? – Je suis d’accord mais je vous requalifie pour 100% ». Donc ça, si vous voulez, c’est très limite. Et en plus de ça, il y avait des conditions de formes extrêmement précises, qui n’ont pas toujours été respectées. Bon ça, c’est à nous de vérifier qu’elles étaient bien respectées mais enfin ça donnait lieu à des interprétations administratives. C’est pas un cadre ferme comme la loi Périssol où tout est clair. Alors il faut se méfier de certaines circulaires administratives. En clair ça veut dire que nous avons des clients qui pour la même opération ont été redressés ou n’ont pas été redressés, selon le percepteur dont ils dépendaient. C’est quand même aussi poser la question de l’égalité de tous devant la loi. Il y en a pour qui c’est passé comme une lettre à la poste et d’autres qui ont été emmerdés pendant 5 ou 6 ans […] »
[Conseiller patrimonial indépendant, PRAT 25]’

Les interprétations subjectives de la loi créent des inégalités de traitement d’un contribuable à l’autre qui, selon le conseiller, ne sont pas un signe de justice sociale. Le hiatus des appréciations d’un même ensemble objectif de déductions a toutes les chances d’accroître le fossé, alors que les praticiens s’intercalent souvent entre leurs clients et le fisc. Comment justifier et expliquer aux clients « respectueux » le bien-fondé d’attitudes qu’ils jugent eux-mêmes arbitraires et irrationnelles ? A l’illisibilité de la loi peut venir s’ajouter, au grand dam des professionnels se battant pour une clarification, une inintelligibilité des pratiques et des opinions des agents percepteurs et contrôleurs. La solution que le conseiller préconise, de concert avec l’avocat fiscaliste, est la suspension des mesures d’incitation qui, pour lui, ne mettent pas fin à la sur-fiscalisation dont l’immobilier – « une vache à lait »– est victime depuis près de 20 ans et révèlent la « myopie » du législateur.

Pour terminer cette petite démonstration, il nous semble indiqué d’exposer un autre exemple de ces dissonances interprétatives. La mise en SCI d’une résidence principale empêche les porteurs de parts de l’exonération des plus-values dont ils pourraient jouir en cas de revente. En cela, la SCI présente un inconvénient. Si quelques contribuables procéduriers ont porté réclamation, l’Administration fiscale s’est toujours refusée à admettre une possible exonération, et ce en dépit d’une récente réponse du Conseil d’Etat (CE, arrêt du 8 juillet 1998). Toutefois, l’arrêt de cette juridiction précise que pour obtenir gain de cause les porteurs de parts doivent entamer une procédure formelle devant le Tribunal Administratif, la Cour d’Appel Administrative ou le Conseil d’Etat lui-même 423 . Le principe d’une réforme est donc admis mais celle-ci est longue à mettre en place. Pour l’heure, le fisc campe sur ses positions mais pourrait prochainement inclure cette décision dans ses futurs dispositifs. Il n’est pas facile de voir s’évanouir une source de recettes et de changer les mentalités.

Notes
422.

Cf. Dominique GRILLET-PONTON, La famille et le fisc, op. cit., p. 31.

423.

Cf. Le Particulier, « Les sociétés civiles immobilières », op. cit., p. 34.