7.5 Conclusion

Face au rite sociétaire, les porteurs de parts développent des attitudes balançant entre irrespect et légalisme, distance et implication. Celles-ci sont moins figées qu’il n’y paraît, en ce sens que les perceptions subjectives des obligations naissent aussi bien en situation, obéissent à un principe de concrétisation, que sur le terreau d’un vécu juridique ou infra-juridique antérieur, interprété et réinterprété. D’anciennes habitudes ou traditions patrimoniales, familiales notamment, peuvent venir, selon les cas de figure, ralentir ou accélérer le processus d’assimilation des règles et des concepts sociétaires, qu’il s’agisse du formalisme juridique, de la personne morale ou de l’écran autorisé. Leurs valeurs, attentes et projets spécifiques, liés à leurs histoires, contribuent à nourrir une mise à l’épreuve et/ou une reconstruction de la réalité juridique.

La ligne de partage entre action et inaction protocolaire est difficile à ébaucher. Un légalisme fort peut se convertir en laxisme et, réciproquement, l’informalisme le plus forcené se changer en respect strict 424 . Ces revirements comportementaux doivent nous amener à considérer les porteurs de parts non pas comme des acteurs lunatiques – quoique dans notre corpus de fortes personnalités, un brin caractérielles, apparaissent –, mais plutôt comme des acteurs aux prises avec des contradictions, pratiques et représentationnelles, qu’ils abordent avec plus ou moins de recul. En outre, leurs trajectoires sont souvent émaillées de crises et de mésaventures qui les conduisent à un moment donné à obliquer vers l’une ou l’autre de ces attitudes. En butte à des procédures judiciaires et contentieuses, un porteur de parts a priori irrespectueux peut devenir légaliste et s’intéresser de près à l’ensemble des règles sociétaires afin de ne pas retomber dans certains travers. A l’inverse, un porteur de parts a priori légaliste peut tomber dans le laxisme en réaction à un trop fort interventionnisme public 425 . De plus, il apprend à profiter de la souplesse, des vides juridiques et des zones d’ombre entourant la législation sociétaire. Si la première conversion relève plus du jeu des contraintes événementielles, la seconde, tout en renfermant des risques peu ou prou évalués, renvoie à des choix tactiques.

En dépit de ces variations, que nous reconnaissons de ne pas avoir cernées parfaitement, nous avons été frappé lors de l’enquête par la présence d’une valeur commune à tous les porteurs de parts. Ceux-ci sont très attachés à leur liberté de propriétaire. C’est pourquoi, ils peuvent tantôt avoir du mal à accepter le principe de l’interposition sociétaire, tantôt y voir le meilleur moyen de préserver leurs marges de manœuvre patrimoniales dans un monde social phagocyté par les normes juridiques.

Si nous suivons cette idée, nous pouvons comprendre que les stratégies fiscales soient plébiscitées, au point parfois d’être durement sanctionnées. Elles peuvent être appréhendées comme une forme de protestation (voice), sachant que les manœuvres de contournement ne seront pas toujours découvertes par l’Administration. « Abusus non tollit usum » donc. L’abus n’empêche pas tout le temps l’usage et peut même incarner sur un plan collectif, sous couvert de paris, l’appel à une réforme ou à un amendement des normes telles qu’elles sont appliquées. De telles stratégies « déviantes » transcrivent une volonté d’affirmation de soi. L’opacité serait alors sollicitée comme une réponse à l’Opacité. Camouflage patrimonial versus ésotérisme fiscal. Poussées à l’extrême, elles peuvent aussi représenter une forme de sortie (exit) née d’une grande déception vis-à-vis de régimes légaux qui cantonnent leur désir d’autorégulation. Elles cristallisent une réaction contre un système jugé plus qu’ambigu : un jour incitateur, un jour répressif. Tandis que le droit satisfait, par la rédaction statutaire, leurs exigences de liberté, l’Administration vient leur rappeler que tout n’est pas aussi souple qu’ils le souhaiteraient. Dans ces conditions la maxime de l’ancien droit, suggérée par la protection des coutumes, perd de sa validité.

D’où le rôle des praticiens, celui d’avertir, de prévenir, de circonscrire l’influence de croyances tenaces. Mais un rôle professionnel qui selon les acteurs – i.e. ceux qui sont aussi porteurs de parts – et malgré une déontologie peut être joué comme un rôle de composition. Dans la troisième et dernière partie de ce travail, nous allons justement voir comment ceux-ci se positionnent par rapport à l’objet SCI, entre eux et par rapport à leurs clients porteurs de parts. Ces mêmes clients qui à un moment de leur existence sont conduits à régler leurs relations patrimoniales interpersonnelles selon un mode opératoire précis, à prendre des décisions qui peuvent renforcer, distendre ou déliter in futurum les liens qui les unissent à des proches ou à des partenaires. Le moment est donc venu d’aborder la construction de la réalité sociétaire dans sa dimension plus interactionnelle.

Notes
424.

Pour Albert O. HIRSCHMAN, l’une des tâches les plus importantes des sciences sociales consiste à étudier les passages de l’action à l’inaction et vice-versa. Cf. Vers une économie politique élargie, op. cit., p. 63. Nous prolongerons cette tâche dans le chapitre 10 en nous attardant sur les relations quelquefois tendues entre associés majoritaires et minoritaires.

425.

Pour Guy BAJOIT, l’apathie peut être perçue comme une alternative à la prise de parole et à la défection, telles que les a formulées Albert Hirschman. Cf. « Exit, voice, loyalty… and apathy. Les réactions individuelles au mécontentement », Revue française de sociologie, XXIX, 1988, p. 325-345.