Troisième partie : la construction interactionnelle de la réalité sociétaire. Systèmes relationnels
inscriptions réticulaires et effets socio-juridiques

Chapitre 8. Techniques sociétaires, identités de praticiens. Rôles, interprofessionnalité et controverses

« Si la polémique n’est qu’une querelle d’opinion, les deux parties ont tort. Autre chose, si l’une a le pouvoir d’être dans son droit, alors l’autre n’a pas le droit d’être dans son droit. Aucun art n’a autant besoin que la polémique de la nature qui lui confère plein pouvoir. Elle est une dispute sinon, qui, portée sur la voie publique, contrevient aux bonnes mœurs. Elle est à vrai dire un excès que l’ivresse n’excuse pas mais justifie »
Karl Kraus, Aphorismes

Située à la charnière d’une sociologie économique, d’une sociologie juridique et d’une sociologie des techniques, l’approche que nous proposons du phénomène sociétaire confère une place de choix à l’analyse des pratiques et des représentations instrumentales des praticiens (cf. supra, chapitre 2, § 2.4). A dire vrai, dès le début de ce travail, nous avons eu en tête de respecter un principe ethnologique essentiel – prôné par Marcel Mauss en particulier – selon lequel l’étude d’un outil suppose presque toujours l’étude des métiers qui l’utilisent 426 . Bien que notre démarche s’éloigne des canons de la méthodologie maussienne, celle plus précisément de l’inventaire des outils, elle n’en ignore pas tout à fait le message « culturaliste ».

En effet, si les montages sociétaires sont avant tout destinés à des individus aisés cherchant à emprunter les meilleurs canaux possibles pour soutenir leurs projets patrimoniaux, nous pensons que ceux-ci n’en sont pas les seuls utilisateurs. En tant que « concepteurs », les praticiens se distinguent aussi par des utilisations usuelles, communes ou spécifiques, plus ou moins prononcées, de la SCI en fonction de leurs spécialités, de leurs vécus et de leurs subjectivités. Aussi, deux hypothèses seront débattues dans ce chapitre : d’une part celle consistant à considérer le rapport du praticien aux pratiques et techniques patrimoniales-sociétaires comme un processus créateur et, d’autre part, celle posant que les usages techniques conditionnent le positionnement des métiers les uns par rapport aux autres, leurs interactions donnant sens aussi bien aux usages proprement dit qu’à un système professionnel plus large fondé sur une division du travail en mouvement, par moments flottante, et des valeurs, croyances et conventions plus ou moins bien distribuées.

Dans cette perspective, à travers la variété des usages qu’il recouvre, l’outil SCI ne manque pas de se présenter – manipulation de sociologue – comme un témoin des évolutions subies par la gestion de patrimoine et le conseil patrimonial ces dernières années. Nous n’avons pas ici l’intention, ni la prétention, d’établir leur historiographie complète mais seulement de donner quelques clés de lecture historique indispensables à l’éclairage du rapport identitaire praticiens/SCI, puis, infra (chapitre 9), du rapport praticiens/porteurs de parts-clients. Il s’agit de découvrir les processus tapis dans l’ombre de l’outil, afin de ne pas sombrer dans un discours par trop « techniciste ».

Si nous faisons notre parti de cette direction historique, celle-ci ne devient réellement opératoire que si nous adjoignons une direction interactionniste. Conjuguées, les deux doivent nous permettre de mieux saisir les opérations d’interprétation effectuées par des praticiens-acteurs en situation et les dynamiques d’ajustement ou de différenciation qui innervent leurs logiques d’action. De la sorte, nous aboutissons à ce qu’il est possible d’appeler une écologie des professions du conseil ; c’est dans l’interaction avec un environnement proche – d’autres praticiens, confrères ou concurrents – que se négocient ou se renégocient les buts et enjeux de l’action 427 .

Alors que les identités objectives des praticiens sont engendrées par des structures sociales historiques spécifiques, reconnaissables dans des cas individuels 428 , l’engouement actuel pour la gestion de patrimoine et le conseil patrimonial tend à redéfinir les frontières des interventions professionnelles. Une preuve que les identités ne sont pas gagnées et fixées une fois pour toutes 429 . Les « marchands », c’est-à-dire les banques notamment, marquent un intérêt de plus en plus vif pour le droit et les juristes s’investissent avec force sur le marché 430 . Dans ce contexte, le recours sociétaire devient un levier d’affirmation identitaire et une source de discussions « animées » sur son bien-fondé ou son inutilité, l’enjeu étant tout autant financier que socio-symbolique. C’est pourquoi, l’observation des controverses (et des points de convergence intellectuelle) nous paraît constituer un volet primordial de l’examen des relations inter-praticiens. Très sollicitée en sociologie des sciences 431 , cette méthode conçoit les controverses comme des lieux de construction/déconstruction des connaissances scientifiques. Mutatis mutandis, les disputes des professionnels du conseil suscitent aussi une refonte des connaissances, des compétences, des savoirs, des savoir-faire et des techniques patrimoniaux, a fortiori quand la rationalité scientifique incarne à la fois un « cheval de bataille », un axe rhétorique et un archétype à suivre.

Ceci étant posé, notre propos essaiera tout d’abord de définir le conseil patrimonial en reliant les perspectives interactionniste et fonctionnaliste. Même si la première rompt en partie avec les règles de la seconde, nous considérons que leur confrontation – au travers des concepts de monde social et de système fonctionnel – permet d’embrasser un domaine où les rôles et identités professionnels sont en théorie bien définis mais apparaissent, dans les faits, plus hétéroclites, soumis à des influences extérieures. A ce sujet, nous nous pencherons sur le cas particulier de la profession de conseiller en gestion de patrimoine et ses déclinaisons possibles [§ 8.1]. Dans cette lignée, nous découvrirons ensuite que le conseil patrimonial peut être conçu comme une constellation interprofessionnelle qui, selon les acteurs et les contextes traversés, s’appuie sur une prescription tantôt formelle, tantôt informelle, de laquelle n’est pas absent un certain didactisme [§ 8.2]. Enfin, nous terminerons en montrant que ces réseaux de coopération sont parfois fragilisés par de tenaces rivalités (marchandes, juridiques, culturelles et intellectuelles) ou des représentations professionnelles concurrentes. Des usages sociétaires décalés, irrationnels, galvaudés, etc., peuvent nourrir la stigmatisation – au sens goffmanien du terme 432 – de certains praticiens [§ 8.3].

Notes
426.

Cf. Marcel MAUSS, Manuel d’ethnographie, op. cit., p. 30. Plus près de nous, Bernard ZARCA conçoit un métier comme un capital de savoirs et de savoir-faire objectivés dans des œuvres, des outils et des techniques propres. Cf.« Identité de métier, identité artisanale », Revue française de sociologie, XXIX, 1988, p. 247-273.

427.

Cf. Claude DUBAR, « Trajectoires sociales et formes identitaires. Clarifications conceptuelles et méthodologiques », op. cit. Laurent THEVENOT, « Rationalité ou normes sociales : une opposition dépassée ? » in Louis-André GERARD-VARET et Jean-Claude PASSERON (dir.), La méthode et l’enquête, op. cit. Joseph KASTERSZTEIN, « Les stratégies identitaires des acteurs sociaux. Approche dynamique des finalités » in Stratégies identitaires, ouvrage collectif, Paris, PUF, « Le psychologue d’aujourd’hui », 1990, p. 27-41.

428.

Cf. Peter BERGER et Thomas LUCKMANN, La construction sociale de la réalité, op. cit., p. 236. Les deux auteurs dénient l’idée d’une identité collective au profit de celle de types d’identité. En outre, ils affirment que les identités sont inscrites dans le monde et qu’elles ne sont donc pas isolées.

429.

Cf. Howard S. BECKER et Anselm L. STRAUSS, « Careers, Personality and Adult Socialization », The American Journal of Sociology, LXII, 3, 1956, p. 253-263. Claude DUBAR et Pierre TRIPIER, Sociologie des professions, op. cit., Conclusion, p. 245-250. Pour eux, il n’existe pas de profession séparée, unifiée, établie et objective. Nous y reviendrons plus finement dans le cours de ce chapitre.

430.

Cf. Yves DEZALAY, Marchands de droit, op. cit., p. 12 sq.

431.

Cf. Dominique VINCK, Sociologie des sciences, Paris, Armand Colin, « coll. U », 1995, p. 116-118.

432.

Pour Erving GOFFMAN, « stigmatisé » est, selon l’angle d’approche phénoménale choisi, synonyme de « discrédité » ou de « discréditable ». La distinction qu’il établit se fonde sur la différence conceptuelle entre « l’identité sociale virtuelle » et « l’identité sociale réelle ». Alors que dans le premier cas, le stigmatisé est considéré comme tel au regard d’attributs potentiels ou contingents, dans le second la possession de tel attributs est effectivement attestée. La frontière entre les deux n’est toutefois pas aisée à dessiner. Cf. Stigmate. Les usages sociaux du handicap, op. cit., p. 11-16.