8.1 Le conseil patrimonial : un monde social, un système fonctionnel, un marché

Dans le chapitre 6 (§ 6.1), nous avons vu que l’approche patrimoniale globale se définissait comme la recherche de solutions d’optimisation patrimoniale au moyen d’outils ou d’enveloppes adéquates, tout en faisant cas du jeu des contraintes environnantes (juridiques, fiscales, économiques, familiales). De fait, sans nous compromettre avec une érudition de circonstance, l’étymologie du mot « conseil » peut nous être d’un précieux secours pour caractériser la spécificité pratique du conseil patrimonial. En latin, consilium revêt trois acceptions : une délibérative, une stratégique et une téléologique. En premier lieu, il désigne la consultation, la délibération, l’avis ou la décision suggérée à autrui, le parti et la décision. En second lieu, il renvoie aux stratagèmes et expédients employés pour sortir d’une ornière. Par extension, le conseiller est qualifié comme une personne éclairée, sage et intelligente – vir maximi consilii, i.e. l’homme qui a de « grandes lumières ». En troisième et dernier lieu, il subsume tout ce qui a trait à l’intention, la résolution, le dessein, le projet ou le plan.

Articulés entre eux ces trois registres ou acceptions permettent d’appréhender le conseil patrimonial comme une activité ou une pratique large, séquentielle et méthodique. Le praticien du conseil patrimonial se doit par conséquent de « piocher dans sa boîte à outils » [Notaire, PRAT 1] pour aider son client à atteindre les objectifs qu’il a déjà définis ou souhaite définir. Une consultation s’oriente autour de la réalisation d’un projet et accouche d’une décision étayée par une ou plusieurs stratégies convenables. Ce faisant – nous y revenons encore et toujours – conseiller, à l’instar de gouverner, revient à prévoir : prévoir l’évolution des marchés, de la fiscalité et de la société 433 . Le praticien patrimonial ne peut donc se départir d’une inévitable gestion du temps, que celui-ci soit long ou court, ce sans quoi son identité risque de s’affaiblir (cf. infra, chapitre 9, § 9.1 et § 9.2).

Pour autant, l’exigence d’une telle ligne de conduite, quasi objective, ne doit pas nous leurrer sur les possibles adaptations et réactions qu’elle suscite chez chaque conseiller patrimonial pris individuellement. L’univers du conseil est un univers disparate, ne serait-ce parce que chacun de ses représentants invoque ses propres méthodes et a sa petite idée pour améliorer les choses, éviter certains écueils. Il est aussi un univers « polyphonique » où l’art du contrepoint est plus ou moins bien respecté, où les accords sont plus ou moins bien agencés. Chacun est censé jouer sa partition sans altérer celle de l’autre, et ce dans l’intérêt du client – porteur de parts ou autre d’ailleurs –, destinataire de l’« œuvre ».

Au demeurant, il nous semble intéressant d’envisager l’univers du conseil comme un monde social. En partie forgé par le sociologue interactionniste américain Anselm Strauss 434 , ce concept permet de concevoir un univers professionnel comme un entrelacs de langages, croyances, codes culturels, relations interpersonnelles et institutions. De ce fait, un monde social est subdivisé en de nombreux microcosmes sociaux, en fonction du degré de segmentation qui peut l’affecter. Effectivement, un monde social peut être entrevu comme une « agrégation de segments et de sous-segments » poursuivant des buts divers et variés, ayant leurs identités propres et dont les acteurs développent des définitions peu ou prou partagées des situations socioprofessionnelles qu’ils rencontrent. Nos entretiens avec différents praticiens nous font abonder dans ce sens : qu’il s’agisse des notaires, des avocats, des experts-comptables, des conseillers en gestion de patrimoine ou des professionnels de l’immobilier, chacun possède sa propre conception du conseil patrimonial, l’exerce de manière plus ou moins légitime, établit des propositions sur ce qu’il devrait être. De surcroît, sur les postures objectives des corporations – segments collectifs – viennent se greffer celles, idiosyncrasiques, de chacun de leurs membres – sous-segments individuels –, ce qui fait qu’il est difficile de faire ressortir des régularités et que nous nous heurtons quelquefois à des ordres discursifs contradictoires.

Néanmoins – autorisons-nous une utile digression –, nous préférons ce concept au concept bourdieusien de champ 435 , quoiqu’il procède aussi d’un même élan constructiviste. De l’idée de champ, nous retiendrons essentiellement qu’il s’agit d’un creuset d’enjeux, de capitaux et d’intérêts spécifiques qui donnent lieu à des conflits et à des stratégies de conservation (orthodoxie) ou de subversion (hérésie). Là où nous ne suivrons par contre pas Pierre Bourdieu, c’est lorsqu’il définit un champ comme un « espace structuré de positions dont les propriétés dépendent de leur position dans ces espaces et qui peuvent être analysées indépendamment des caractéristiques de leurs occupants ». Il nous semble qu’il refuse aux « occupants » le statut d’acteurs que nous leur allouons ou que ceux-ci sont « prisonniers » du poids collectif du champ dans lequel ils évoluent. Au contraire, ce sont ces « occupants », porteurs d’une histoire autant individuelle que sociale, détenteurs de marges de liberté, qui participent à la construction et au destin du monde du conseil patrimonial. De plus, le concept de champ n’insiste à notre avis pas assez sur les dynamiques interrelationnelles en présence. En postulant l’existence d’un rapport dialectique irrémédiable (dominants/dominés), d’une irréductibilité de leurs intérêts respectifs, ce concept instaure un cloisonnement et une rigidité factices. La ponctualité ou la constance des coopérations entre praticiens, les ajustements et compromis qui participent au changement, sont proprement évacués de l’analyse. Nous pourrions en dire autant à propos de la possible hybridation ou alternance entre stratégies de conservation et stratégies de subversion qui, chez Pierre Bourdieu, parait impossible, l’orthodoxie restant le lot des « monopolisateurs » et l’hérésie celle des « entrants ».

Si les segments et sous-segments protègent ardemment leurs prérogatives professionnelles, au point d’en appeler de temps à autre au droit pour trancher les différends qui les opposent (cf. infra, § 8.3), et de donner partiellement raison à la dialectique du pouvoir défendue par Pierre Bourdieu, la coopération et l’échange demeurent des situations de plus en plus prisées, voire obligées. Ainsi, le monde social du conseil patrimonial prend la coloration d’un système fonctionnel 436 . Dans ce genre de système d’interaction, les praticiens-acteurs jouent et sont a priori liés entre eux par des rôles définis. La division du travail patrimonial est censée être correctement appliquée, chaque rôle professionnel particulier emportant un ensemble de normes et de valeurs auxquelles le tenant du rôle doit souscrire. L’efficacité du système est donc en partie fondée sur l’espoir, ou l’attente, de l’un de voir l’autre se limiter à ce qu’il sait faire ou, dit autrement, garder un statut d’autrui significatif. Toutefois, et l’intérêt du concept paraît au grand jour, les rôles peuvent varier dans le temps et au travers des situations, être relativement équivoques, en raison d’une réglementation imparfaite, être composites ou multiples compte tenu de la proximité des compétences. Aussi, le système fonctionnel devient-il un « champ d’interaction stratégique » 437 , en ce sens que les praticiens-acteurs cherchent à tirer profit de la marge de manœuvre personnelle que leur laisse le système ; ils tentent souvent de contourner ses contraintes socio-juridiques.

Notes
433.

Cf. Axel DEPONDT, « Le conseil patrimonial à l’aube du troisième millénaire », op. cit.

434.

Cf. Anselm STRAUSS, La trame de la négociation, op. cit., « Pour une approche en termes de mondes sociaux », p. 269-282.

435.

Cf. Pierre BOURDIEU, « Quelques propriétés des champs » in Questions de sociologie, Paris, Editions de Minuit, « Documents », 1984, p. 113-120.

436.

Cf. Raymond BOUDON, La logique du social. Introduction à l’analyse sociologique, Paris, Hachette, « Pluriel », 1994 (1979), p. 85-115.

437.

Ibid., p. 88.