S’inspirer des professions médicales

Lors de notre enquête auprès des praticiens, nous avons été surpris de voir à quel point la très grande majorité d’entre eux n’hésitait pas à ériger le monde médical en modèle professionnel. Revenant dans les discours tel un « serpent de mer », cette référence bien pesée nous semble être le signe des efforts consentis par ces praticiens pour authentifier une activité et une discipline jeunes, en quête de solides fondements. Bien qu’ils disposent de compétences propres qui les légitiment individuellement au plan socioprofessionnel, ils puisent dans le monde médical certains concepts et modes d’action cardinaux qui ont fait leurs preuves et qui, surtout, possèdent une audibilité sociale. Davantage que des architectes du patrimoine et de la décision patrimoniale, ils aiment à se comparer à des « médecins » dont la nature de l’intervention diffère selon les situations concrètes rencontrées et/ou la personnalité – la « constitution » – de leurs clients :

‘« Vous savez les gens causent beaucoup : « Machin, il a fait comme ceci. Pourquoi ça lui a coûté moins cher alors que moi… ». Les gens oublient de penser que ce qui est vrai pour Pierre ne l’est pas forcément pour Paul et la comparaison, toute fausse qu’elle soit, est quand même à utiliser en matière médicale. Ce n’est pas parce qu’untel est en apparence comme moi, a pris tel médicament, que je vais faire pareil. Le médecin va diagnostiquer et ensemble on réfléchit. Donc là, on est bien dans notre métier de notaire je dirai »
[Notaire, PRAT 1]’ ‘« Je dirai que la clientèle elle se forme par la complémentarité des professions. C’est-à-dire que je pars du principe que nous on est quand même plus ou moins quelque part des spécialistes. A mon avis, il y a une profession qui est centrale au milieu de tout ça, même si on dit qu’il y a la guerre du droit et du chiffre, c’est celle d’expert-comptable. Je dis souvent à mes clients que c’est le curé des temps modernes (rires) ! 90% des chefs d’entreprises ne feront rien sans l’aval de leur expert-comptable. Donc à partir de là, nous, en tant qu’avocats, on intervient plus en spécialistes sur des montages, sur des opérations. Et finalement la clientèle je dirai qu’elle arrive comme ça, par la prescription, comme le médecin généraliste prescrit le spécialiste »
[Avocat fiscaliste, PRAT 11]’

Tandis que le notaire se définit lui-même comme un « généraliste » ou un omnipraticien, l’avocat, qui plus est fiscaliste, tend à se reconnaître au contraire comme un « spécialiste ». Ce n’est qu’en vertu de la prescription d’un autre intervenant, en l’occurrence l’expert-comptable, que ce dernier mobilisera normalement son arsenal technique et ses connaissances tant doctrinales que jurisprudentielles pour résoudre le problème pointu qui lui sera posé. Il n’est pas improbable non plus de voir le spécialiste se transformer en véritable « chirurgien » [Avocat d’affaires, PRAT 16] quand des conflits inter-associés éclatent et que l’opportunité de parvenir à un gentleman’s agreement s’éloigne presque définitivement 438 . Aussi, l’avocat peut-il être appelé soit pour blinder un montage sociétaire subtil et risqué, car engageant plusieurs droits, soit pour anticiper ou guérir des états pathologiques, des traumatismes, des malformations et autres affections – si ce n’est « infections » –, à savoir des intentions frauduleuses, des désaccords interpersonnels profonds, des insuffisances déontiques vouant les associés aux gémonies administratives, etc.

Dans l’esprit de l’avocat fiscaliste interrogé, le rôle de généraliste incombe d’ailleurs moins au notaire qu’à l’expert-comptable. Celui-ci ne se contente pas de dresser le bilan des entreprises et des SCI de son client. Sa mission dépasse celle d’un simple spécialiste des chiffres rétribué pour ses services, puisqu’il se meut, le cas échéant, en confident attentif aux préoccupations et aux états d’âme professionnels et privés d’un entrepreneur lambda. Son patrimoine et ses « turpitudes » n’ont alors plus de secrets pour un praticien avec lequel il partage sa vie professionnelle, la proximité contractuelle pouvant déborder ici sur une proximité affective et amicale. A l’image du notaire, l’expert-comptable devient du coup une sorte de médecin personnel, voire de famille, qui sait écouter, user de l’anamnèse, et qui a toujours une solution à proposer, notamment en matière patrimoniale (cf. infra, chapitre 9, § 9.2).

Le spécialiste peut donc à un moment précis devenir généraliste et faire du conseil patrimonial de façon informelle, mais il est moins fréquent de voir le généraliste se grimer en spécialiste. Comme nous le verrons dans les deux sections suivantes, cette interchangeabilité des rôles, même si elle existe, reste somme toute assez localisée au regard notamment d’une forte conscience déontologique. Quoique détenteurs de savoirs et savoir-faire spécifiques, juridiques, financiers ou les deux en même temps, les praticiens partagent malgré tout le souhait d’une « médicalisation » de l’activité du conseil 439 . Nous parlerons alors de diagnostic ; ils élaboreront des traitements prophylactiques ou curatifs ; ils indiqueront ou contre-indiqueront, tel un médicament, le recours à certaines solutions techniques ; ils feront dans un souci nosographique la liste des maux qui peuvent ternir des projets patrimoniaux individuels ou collectifs ; enfin ils prendront garde à administrer le bon traitement afin qu’une situation sensible ne dégénère pas ou qu’une maladie iatrogène ne se déclare pas 440 .

Notes
438.

Dans le chapitre 11, § 11.3, nous aurons l’occasion de revenir sur le conflit sociétaire auquel a été confronté cet avocat et sur les moyens qu’il a employés pour trouver une sortie « acceptable ».

439.

D’une certaine façon, ce souci de la médicalisation traduit l’émergence d’un processus de communalisation, ou, si l’on préfère, d’entrée en communauté. Elle permet de donner corps à la formation du conseil patrimonial comme monde social à part entière. Elle jette les bases d’une organisation professionnelle et d’une institutionnalisation de certaines pratiques. La communalisation mène ainsi à la sociation, c’est-à-dire à une conduite plus contractualisée. Gardons à l’esprit que si Max Weber est à l’origine de cette distinction conceptuelle, il constate aussi que la majorité des relations sociales ont en partie le caractère d’une communalisation et en partie celui d’une sociation. Cf. Max WEBER, Economie et société, tome 1, op. cit., p. 79 ; cf. aussi article « Communauté » in Raymond BOUDON et François BOURRICAUD, Dictionnaire critique de la sociologie, op. cit.

440.

Pour une illustration – la reprise en main par un notaire d’une SCI montée par l’un de ses confrères –, cf. infra, chapitre 11, § 11.2.