Une exigence de scientificité et de technicité

Au-delà de la simple figure de style, la métaphore médicale marque la recherche d’une véritable rationalisation du conseil patrimonial. L’emprunt des catégories du discours médical par les praticiens trahit en réalité une volonté forte de conversion du conseil en matière quasi scientifique. Haro donc sur les pratiques bricolées, tarabiscotées – les « usines à gaz » –, dépourvues de rationalité instrumentale ! D’ailleurs, n’avons-nous pas déjà mis en relief, dans la même veine, la réprobation par certains praticiens chevronnés des motifs extra-rationnels de constitution sociétaire et, partant, d’une certaine superficialité projective (cf. supra, chapitre 5, § 5.1) ? C’est que de leur point de vue des raisons jugées non valables au départ ne peuvent accoucher que de montages aléatoires.

Dans ces conditions, le conseiller patrimonial apparaît sous les traits d’un expert dont l’acte et le jugement se fondent sur une méthodologie rigoureuse et éprouvée 441 . Pour l’Institut Notarial du Patrimoine (INP), pôle phare de la réflexion sur le patrimoine en France, cette méthodologie est censée être observée par tous les praticiens qui vivent du conseil. Pour ce faire, une charte a même vu le jour à la fin des années 90 afin de synthétiser une somme de prescriptions essentielles. De quoi s’agit-il au juste ? Outre la possession d’une très bonne culture juridique, financière et fiscale, ainsi que d’une conscience professionnelle irréprochable, le praticien se doit de ne pas borner son action à un simple choix de produits et de structures juridiques de détention. En d’autres termes, « le conseil patrimonial relève, pour l’essentiel, de la construction, non du matériau » 442 . Aussi, l’entretien patrimonial revêt-il une importance majeure. Il permet non seulement de recueillir tout un ensemble de données personnelles, juridiques et économiques, mais également de décrypter les projets d’un client et de mesurer ses capacités de compréhension. A partir de ces éléments objectifs et empathiques, le praticien élabore un raisonnement structuré qui écarte toutes approximations et spéculations et légitime son intervention. Cette méthodologie du conseil patrimonial, qui allie scientificité et technicité, se décompose en 6 étapes :

Si nous reprenons la terminologie proposée par l’INP, les deux premières étapes constituent une « phase d’écoute active » et une « vendange de renseignements ». Elles sont un préalable nécessaire pour le bon déroulement des opérations et débouchent sur la rédaction d’un pré-rapport au sein duquel actifs et passifs sont évalués, l’historique de l’accumulation restituée, la nature et la temporalité des objectifs déterminées. Avec « l’analyse patrimoniale » survient ensuite un moment crucial du processus qui permet au praticien d’être étiqueté comme un professionnel incontournable. Elle consiste à établir une cohérence entre le patrimoine détenu et les objectifs visés 443 . Tout en élaborant un catalogue des actifs de son client (immobiliers, fonciers, financiers, monétaires, professionnels et divers), et en préconisant une précieuse diversification, il recense les supports de détention déjà sélectionnés, fait la part entre les revenus distribués ou consommés et les revenus capitalisés et tente de mettre à jour un probable projet de protection du conjoint et/ou de solidarité intergénérationnelle. Ayant réussi à entrevoir l’amorce d’une stratégie patrimoniale, il rédige un « plan d’arbitrage » où sont proposées différentes solutions techniques – monter une SCI, changer de régime matrimonial, céder des actifs pour en acheter d’autres, etc. Nous en reparlerons davantage dans le chapitre suivant, mais ces quatrième et cinquième étapes s’avèrent être, d’un point de vue sociologique, des plus délicates. En effet, l’acceptation d’un tel programme conçu par un tiers implique une relation de confiance et/ou des changements d’habitudes qui peuvent être plus ou moins bien accueillis. Enfin, le processus est validé – i.e. il se concrétise par la signature d’un contrat de prestation – à compter du moment où le praticien s’engage à informer le client des mouvements des environnements économiques et juridiques susceptibles d’influencer l’évolution de son patrimoine et l’allure de sa stratégie. En conséquence, le rapport final doit mentionner la possibilité de futurs rendez-vous pour effectuer soit des « adaptations tactiques » (mutations de la conjoncture économique), soit des « adaptations stratégiques » (variations des règles fiscales, de la structure familiale, etc.). Cette ultime étape garantit une personnalisation du projet et de la stratégie adoptée, toute transposition à une série de clients devenant dès lors pour le praticien des plus aventureuses et des plus absurdes.

Ce faisant, le conseil patrimonial gagne ses galons de discipline scientifique parce que la méthodologie employée est foncièrement déductive. Plus exactement, le praticien s’évertue à relier projet existentiel et projet technique, cependant que ces deux types sont le plus souvent, socialement, perçus comme contradictoires 444 . Démarrant par une description pour le moins exhaustive, son travail glisse ensuite vers une théorisation pour, enfin, aboutir à la mise en place d’un guide d’action, celui-ci s’objectivant dans la proposition d’une stratégie patrimoniale personnalisée. De ce point de vue, la méthodologie du conseil patrimonial ressemble à s’y méprendre à celle du « projet architectural » où « l’action en cours de réalisation est destinée à osciller continuellement autour de cette règle directrice [le guide d’action] en s’efforçant de gérer des écarts tolérables entre ce qui était initialement prévu et ce qui est présentement réalisé » 445 . L’improvisation n’est donc pas de mise ; l’importance des enjeux patrimoniaux, sociaux et financiers ne supporte pas les coups d’essais et les tâtonnements.

Parmi les praticiens enquêtés, ce sont les notaires et les conseillers en gestion de patrimoine qui se rapprochent le plus du conseiller patrimonial fidèle aux fondamentaux de cette méthodologie « systémique ». Pour autant, chacun, fort de son vécu professionnel ou d’une formation spécialisée, use d’une terminologie spécifique ou d’un langage indigène. Cette différence se présente moins comme une « coquetterie » que comme une tentative concrète de singularisation sociale. Quand bien même tous les praticiens souhaitent voir leurs clients anticiper et capitaliser, ils ne procèdent pas tout à fait de la même façon et le font savoir. L’utilisation de certains concepts présente un caractère normatif certain ; étant donné qu’ils évoluent dans un univers marchand très concurrentiel, ils ont tout intérêt à se démarquer d’un confrère ou d’un concurrent en montrant qu’ils sont supérieurs techniquement parlant. Et cela passe par la construction d’un langage étoffé, quelquefois ésotérique, ou l’amélioration d’une méthodologie-type.

Pour s’en convaincre, nous pouvons nous référer à nos rencontres avec le chef de produits d’une grosse société de conseil patrimonial [PRAT 30], filiale d’une importante SSII lyonnaise et de la Banque de Rothschild, et avec le fondateur d’une petite structure indépendante [PRAT 28]. Engagé dans une âpre lutte contre les vendeurs de produits de défiscalisation (cf. infra, § 8.3), qui selon lui privilégient le gain financier à la réflexion intellectuelle et se départissent de l’approche globale, le premier invoque la pertinence de la « Planification Financière Personnalisée » (PFP). Mûrie par les têtes pensantes de sa société, celle-ci s’articule autour d’un diagnostic poussé, une « lettre de mission », de stratégies d’organisation ou de réorganisation patrimoniales, de « solutions-conseils » (sociétés, démembrements, etc.) et de « solutions-produits » (bourse, assurance, immobilier) et, in fine, d’un suivi qui peut-être imaginé comme une sorte de « service-après-vente ». Pour le second, très attaché à son autonomie, alors que beaucoup de ses pairs sont inféodés à des établissements bancaires et financiers, aucun projet ne mérite d’être lancé sans le recours à la méthode dite de « l’audit patrimonial ». Celle-là aussi part du recueil informationnel pour se conclure par des propositions, un devis et une convention de suivi.

Les deux méthodes n’ont certes pas la même dénomination mais se ressemblent à plus d’un titre. Si nous nous penchons sur la méthode de l’audit, nous constatons que le choix terminologique n’est pas anodin : l’audit ne peut être totalement confondu avec la simple analyse ou évaluation. Comme le suggère à bon escient Jean-Pierre Boutinet, « […] le rôle de l’audit est justement de pressentir des dysfonctionnements possibles, le cas échéant de les repérer s’ils sont déjà là en vue de permettre à l’issue de cet audit des réorientations jugées nécessaires dans la démarche de réalisation du projet. Ce que spécifie l’audit tant par rapport à l’analyse de situation que vis-à-vis de l’évaluation, c’est le fait qu’il pressent d’éventuels problèmes, réels ou supposés, à débusquer : l’audit vise à mettre en évidence une gestion des écarts devenue impossible, la réalisation divergeant trop par rapport à ce que la conception avait esquissé » 446 .

Alors que l’analyse se situe, avec son cortège de calculs, tableaux et graphiques, en amont du processus, l’audit y occupe une position plus diffuse dans la mesure où il permet au conseiller d’intervenir quand le besoin s’en fait sentir. D’où des réorientations projectives, qui peuvent être des restructurations patrimoniales. Si elle n’atteste pas d’une neutralité axiologique absolue de la part du praticien (cf. infra, chapitre 9, § 9.1), la méthode de l’audit instille un surcroît de rigueur professionnelle et s’affirme comme un marqueur identitaire parmi tant d’autres.

Notes
441.

A savoir un « outillage scientifique » qui, d’une part, participe au processus de professionnalisation de l’expert et, d’autre part, sert à cautionner ses interventions et jugements. Cf. Jean-Yves TREPOS, La sociologie de l’expertise, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1996, en particulier le chapitre 2 : « les équipements de l’expertise », p. 49-88.

442.

Cf. Jean AULAGNIER et Frédéric LUCET, « Gestion de patrimoine – Conseil en gestion de patrimoine – Présentation générale », op. cit.

443.

Pour une distinction entre objectifs patrimoniaux et objectifs de gestion, nous renvoyons le lecteur au chapitre 6, § 6.1.

444.

Cf. Jean-Pierre BOUTINET, Psychologie des conduites à projet, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1999 (1993), p. 26.

445.

Ibid., p. 30.

446.

Ibid., p. 102.