Se voulant avant tout sociologique, notre travail ne disconvient toutefois pas que le conseil patrimonial puisse être considéré comme un marché de biens et de services sur lequel entrent en contact une offre et une demande. Après tout, à l’aune de leur appartenance libérale majoritaire, ce ne serait que rendre justice aux croyances des enquêtés. Aussi, le fond et la forme de la méthodologie exposée répondent-ils à l’ambition de faire face aux besoins patrimoniaux accrus d’une clientèle ciblée par ses capacités financières et son prétendu potentiel projectif 447 . La SCI intègre alors un corpus de techniques à partir duquel le conseiller bâtit une ingénierie patrimoniale :
‘« […] L’ingénierie patrimoniale, c’est synonyme de capitaliser en France. Donc notre but, quand on fait des sociétés civiles, et ça sert aussi à ça, c’est essayer de trouver une méthode pour capitaliser des revenus fonciers.»Mais l’emploi d’une méthodologie, d’une ingénierie et d’un langage particuliers ne constitue qu’un stade avancé du processus de professionnalisation. En effet, l’émergence des conseillers en gestion de patrimoine dans le paysage professionnel français date approximativement de la fin des années 1980 et du début des années 1990. C’est une période au cours de laquelle l’économie nationale et mondiale connaît des changements d’envergure que nous avons déjà mentionnés (cf. supra, chapitre 4, § 4.3) : croissance, récession, fusions et concentrations, etc. A la recherche de « nouvelles sources de développement de leur PNB et de leur rentabilité » 448 , les établissements bancaires et financiers essaient par conséquent d’élargir leur secteur traditionnel d’intervention en se penchant sur la captation et la gestion de l’épargne. A cet égard, il est intéressant de noter – cette interprétation n’engage que nous – que l’investissement historique du marché du conseil patrimonial coïncide avec l’augmentation du nombre de redevables à l’ISF [cf. Tableau 45]. En l’espace de 10 ans, le nombre de redevables a crû en France de 29,6%, la progression étant même plus manifeste dans le Rhône avec 35,1%. D’où le désir marchand de faire venir à soi une élite économique et de l’inciter à davantage faire fructifier ses actifs par le biais de dispositifs techniques et de produits ad hoc.
ANNEE | N redevables en France métropolitaine |
N redevables dans le Rhône |
1989 | 125 868 | 3 691 |
1990 | 139 961 | 4 333 |
1991 | 149 558 | 4 449 |
1992 | 157 002 | 4 726 |
1993 | 162 413 | 4 921 |
1994 | 170 950 | 5 247 |
1995 | 175 126 | 5 403 |
1996 | 173 956 | 5 497 |
1997 | 179 003 | 5 686 |
Source : DGI-SESDO, 1998
En outre, nombre de banques procèdent à des plans de restructuration qui poussent certains cadres à changer d’air et à se mettre à leur compte dans la gestion indépendante et libérale 449 . Les cabinets fleurissent 450 . D’ailleurs parmi les 6 conseillers indépendants interviewés, 4 ont débuté dans la banque et ont monté leurs structures à la fin des années 1980. Essentiellement formés sur le tas au traitement des questions commerciales, boursières, financières, immobilières et juridiques, ils ont disposé du capital humain indispensable à leur recyclage professionnel, parfois complété par des formations continues ou des diplômes universitaires professionnalisants.
De leur côté, les établissements bancaires et financiers ont profité des effets de cette restructuration et de l’enrichissement d’une frange de la population pour inaugurer des départements ou des services de gestion de patrimoine en leur sein 451 . 6 des 12 conseillers approchés durant l’enquête exercent leur métier dans des banques soit nationales, soit étrangères, soit généralistes, soit spécialisées dans les affaires et la gestion de fortune. Bien que chacun promeuve une stratégie d’enseigne en accord avec la nature de sa clientèle, leurs objectifs et les enjeux restent quasi identiques : écouler des produits, s’assurer revenus et rémunérations, lancer des études marketing pour mieux identifier leurs cibles, engager une politique performante de services et de back office, améliorer la synergie avec les autres métiers et avec le réseau, rénover les modes de fonctionnement interne – i.e. concevoir une nouvelle culture organisationnelle –, jouer la carte de l’innovation technologique, notamment en matière informatique, définir une éthique de la responsabilité contractuelle et lisser son image de marque.
Si, parmi tous les conseillers interrogés, nous ne devions prendre qu’un exemple pour éclairer la professionnalisation de ce marché, cela serait sans conteste celui de la Lyonnaise de Banque-Gestion Privée (LBGP), la plupart des banques généralistes fonctionnant à peu de choses près sur le même mode. Pour pénétrer de manière plus efficace un marché en pleine expansion depuis 10 ans, « doper sa présence dans un secteur porteur » 452 , la direction de la banque décide en 1998 de créer une structure annexe : la LBGP. Sa fondation est donc à la fois justiciable d’une stratégie organisationnelle de fond et d’un souhait vital de se confronter à la concurrence, pour ne pas être distancée.
Entité plus ou moins autonome au sein de l’organisation bancaire générale, la LBGP peut se définir comme un « relais spécialisé » [Directeur de l’ingénierie patrimoniale, PRAT 36] du siège de l’exploitation bancaire. Auparavant, la gestion de patrimoine était directement prise en charge par le réseau de proximité, à savoir les agences. Mais devant l’essor de l’activité patrimoniale, son institutionnalisation progressive en tant que métier, l’importance des flux financiers en jeu et surtout l’avance prise par certaines consœurs, une équipe de spécialistes – essentiellement des cadres technico-commerciaux – est réunie. Le terme de « gestion privée » est à cette occasion préféré à celui de « gestion de patrimoine » ; tandis que le second semble désigner une pratique rudimentaire déployée par les agences du réseau, le premier sous-tend une plus grande mobilisation de services et d’instruments à l’adresse d’une clientèle de standing. En effet, la LBGP circonscrit son champ d’intervention aux entreprises et à leurs dirigeants. Sont alors surtout visés les chefs d’entreprise baby-boomers arrivant à l’âge de la retraite et dont les gains recueillis lors de la cession de leur actif professionnel sont susceptibles d’être réinvestis dans un projet patrimonial individuel ou familial 453 . Pour parodier notre enquêté, nous dirons que les rentiers sont une catégorie sociale en voie d’extinction mais que les chefs d’entreprise, à l’aube de leur retraite, sont là pour les remplacer. Sociologiquement parlant, ce phénomène présente un intérêt notable puisqu’il met en lumière une sorte de processus socio-historique de substitution catégorielle dont les banques sont les témoins et, en partie, les catalyseurs. On n’est plus forcément rentier tout sa vie ; on le devient essentiellement à la fin du cycle de vie, après avoir passé la majeure partie de son temps à travailler et thésauriser, soit pour jouir des fruits de son travail, soit pour transmettre.
Sur le plan géographique, l’action de la LBGP ne se borne pas qu’à la seule région lyonnaise, même si celle-ci représente son point d’ancrage historique. Son aire d’intervention s’étend à toute la zone Sud-Est de la France et à des villes comme Grenoble, Annecy, Chambéry, Saint-Etienne, Valence, Avignon, Marseille, Dijon, pour ne citer que les plus importantes. L’étendue du maillage géographique, incarnée par la délocalisation de délégués commerciaux, traduit en l’espèce l’interaction des logiques financière et spatiale (cf. supra, chapitre 4, § 4.2). Ces secteurs correspondent à autant de viviers capitalistiques, abritant une forte population de prospects-types : fortunes industrielles, agricoles, viticoles, riches retraités, etc. Pour le coup, le conseiller d’une agence locale confronté à ce type de clients n’opère pas autrement que comme un prescripteur – un « nœud relationnel » – de la LBGP et de ses solutions. Ainsi, sur le plan purement organisationnel cette fois-ci, la LBGP se scinde en 4 pôles interconnectés : la gestion de portefeuilles, la gestion privée, le développement commercial et l’ingénierie patrimoniale, dont la mission est grosso modo d’appuyer les cadres commerciaux présents sur le terrain. La direction de chaque pôle est confiée à un spécialiste qui est entouré d’une équipe d’assistants, de gestionnaires et de commerciaux aux rôles prédéfinis. La mise en œuvre d’une telle organisation du travail s’inscrit dans la ligne de conduite enjointe par le siège : dégager de la rentabilité à tout prix, ce qui se comprend mieux quand on sait qu’à lui seul le pôle gestion de portefeuilles gère pour près de 7 milliards de francs d’actifs.
Piliers d’une stratégie bancaire collective, la rentabilité et la capitalisation prennent leur pleine mesure au travers de l’ingénierie patrimoniale ; elles en constituent les points névralgiques. Elle se concentre principalement sur 3 axes qui, tout en conservant leur spécificité, sont interreliés: le contrôle de gestion ou l’interface (la logistique), la communication (création de supports d’intervention) et l’organisation (création d’outils informatiques et de bases de données à l’usage des acteurs de la structure). Attardons-nous sur leur exploitation dynamique :
La synthèse de ces éléments contribue à saisir l’ingénierie patrimoniale comme un métier à part entière centré sur le service. Cependant, l’« ingénierie-services » cohabite avec une « ingénierie-produits ». Si la première symbolise vraiment la quintessence du métier, la seconde n’est pas à négliger dans le sens où en créant ses propres produits la LBGP souhaite s’affranchir d’une dépendance presque irréversible avec des établissements exclusivement concepteurs de produits. Elle agit ainsi comme certains cabinets de conseil indépendants qui – nous l’avons repéré chez quelques enquêtés [PRAT 28 notamment] – préfèrent de loin activer leur potentiel créatif plutôt que se voir imposer des produits de l’extérieur, sur lesquels ils n’ont pas donné leur avis. Cette réticence concerne aussi bien les simples produits financiers que les outils sociétaires ou les progiciels informatiques de gestion. En bousculant une norme en vigueur, cette attitude d’insatisfaction ou de réserve se veut un pas supplémentaire fait en direction de l’affirmation de son identité professionnelle. Il en va de même pour le suivi des dossiers des clients, qui démontre la coextensivité des deux types d’ingénierie. Par l’entremise d’une cellule baptisée « family office », la LBGP reste à l’écoute de ses clients après la signature du contrat.
Comme nous l’avons entraperçu, le réseau possède une identité propre. Il est une réalité collective qui peut difficilement être altérée par les velléités des différents acteurs individuels. C’est aussi pourquoi, entre parenthèses, beaucoup de conseillers aspirent plus largement à s’émanciper de ce contrôle social en tentant une aventure en solo. Les cadres commerciaux sont presque systématiquement contraints de requérir l’aval de leur direction. Mais l’intériorisation de cette règle du jeu ne doit pas occulter le fait que la LBGP, elle aussi, doit rendre des comptes au siège de la banque. Quand bien même elle dispose de prérogatives, elle ne fonctionne pas comme un « Etat dans l’Etat ». Son identité reste forte mais pas forcément souveraine. Le processus de diversification de l’offre de conseil auquel nous assistons depuis plus d’une décennie n’est pas une garantie sûre d’autonomie. La LBGP doit composer avec le réseau d’agences et avec le siège de la banque d’affaires. Leurs relations intra-organisationnelles ne sont pas transitives. Tel qu’il est pratiqué dans ce contexte, le conseil patrimonial admet trois niveaux d’action : le conseil financier, le conseil global et l’ingénierie proprement dite. Dans le premier cas de figure, il est bon de rappeler que si la gestion privée offre des services caractéristiques, son origine est bancaire et donc à dominante financière (crédits, valeurs mobilières, etc.). Dans le second cas de figure, en tant que structure à prérogatives, elle propose des stratégies patrimoniales sur fond de réflexion « systémique », c’est-à-dire en considérant le patrimoine et sa gestion comme une imbrication d’éléments financiers, juridiques et humains indissociables. Dans le troisième et dernier cas de figure, force est de constater que l’ingénierie demeure suspendue au conseil financier et au conseil global. Rationalité économique (rentabilité, capitalisation) et rationalité technique (découvrir ou activer des procédés, des méthodes d’enrichissement matériel et de gestion relationnelle) vont en l’occurrence de pair. Il s’ensuit au final que la définition du conseil patrimonial n’est pas seulement soumise à des catégorisations subjectives. Elle s’enrichit, dans un registre processuel, des emboîtements contemporains de l’économique et du juridique.
Pour Michel GRALL et Serge DE GANAY, le nombre de ménages réellement concernés par la gestion de patrimoine en France s’élèverait à 2,2 millions. Ils les rangent dans 3 groupes : les « high networks individuals » (quelques milliers) « vivant des intérêts de leurs intérêts » et présentant un fort penchant à l’internationalisation ; les « haut-de-gamme » (environ 200 000 ménages ) et les « moyen de gamme » (2 millions), consommateurs de produits et demandeurs de conseil. Ils précisent que beaucoup d’établissements financiers préfèrent utiliser la règle dite des « 3-5 » : 0,5, 5 et 50 millions de francs. Chaque tranche représente un créneau marketing spécifique : respectivement attiré par des produits, des services et une relation personnalisée quasi exclusive. Cf. « Gestion de patrimoine : vers une stratégie d’enseigne », Banque, n° 572, juillet-août 1996, p. 52-54.
Ibid.
Rappelons que la période 1987-90 marque une croissance exponentielle des services marchands aux entreprises et notamment des sociétés d’études et de conseil. Cf. Daniel GUILLEMOT, « Marché du travail : embellie jusqu’en 1990, rechute au-delà », Données sociales, INSEE, 1993, p. 130-137.
En 2001, nous recensons près de 3 000 conseillers en gestion de patrimoine regroupés en 1 200 établissements conseils. ¾ des cabinets sont majoritairement détenus par des indépendants en solo qui gèrent en moyenne un portefeuille minimum de 100 clients.
De manière générale, pour Everett HUGUES, des professions apparaissent souvent dans des périodes d’évolution rapide en matière de technologie et d’organisation et que, de fait, les interactions entre les techniques et les demandes sociales engendrent de nouveaux métiers à caractère spécialisé. Cf. Le regard sociologique, op. cit., p. 110.
Tels sont les propos du directeur de la structure, recueillis dans un numéro de 1999 d’un journal d’affaires local. Ces propos sont par ailleurs confirmés et explicités par le responsable de l’ingénierie patrimoniale de cette structure, interviewé en 2001.
Dans un registre proche, certaines sociétés de conseil ciblent comme clientèle des chefs d’entreprise âgés entre 40 et 50 ans, n’ayant pas encore arrêté leurs stratégies patrimoniales. Leur préférence va donc aux situations d’« inertie » patrimoniale, sur lesquelles ils vont avoir une emprise tant sur le plan du conseil pur que sur celui de l’offre de produits et de solutions. Pour l’un de nos enquêtés [PRAT 30], il s’agit même d’un type de « client rêvé » auquel on peut d’une part ouvrir l’esprit et, d’autre part, faire valoir ses compétences techniques (cf. infra, chapitre 9, § 9.1).