Dissiper les malentendus, changer de paradigme

La professionnalisation de l’activité de conseil patrimonial ne s’arrête pas aux seules dimensions marchandes et techniques que nous venons d’évoquer. Nous savons depuis les travaux consacrés par les sociologues fonctionnalistes et interactionnistes à l’observation des milieux professionnels qu’une activité (occupation) se transforme en profession sous certaines conditions objectives 455 . Au rang de celles-ci figurent l’existence d’écoles ou de formations spécialisées, d’organisations professionnelles, d’un code de déontologie et de règles d’activité. Précisément, elles soutiennent la construction « d’un ethos et d’un système de rationalisation des comportements » 456 qui est jugé adapté aux risques suscités par la concurrence.

De ce fait, une partie des praticiens interrogés se démène pour cette reconnaissance. Excepté les notaires, les avocats et les experts-comptables – qui sont des professions anciennes, bien organisées, avec des formations intrinsèques et homogènes –, ce sont les conseillers en gestion de patrimoine qui courent surtout après cette authentification socioprofessionnelle :

‘« Aujourd’hui, la gestion de patrimoine n’est pas organisée en France. N’importe qui peut s’afficher avec une belle plaque sur sa devanture. Mais ça c’est en train de changer. Il y a des accords faits au niveau de corporations telles que le Syndicat des Conseillers en Gestion de Patrimoine. On essaye de s’organiser pour qu’il y ait une labellisation, qui est fond derrière cette sémantique. Donc des gens qui ont fait comme moi un 3ème cycle de gestion de patrimoine, que ce soit à Clermont, à Lyon ou à Dauphine à Paris, qui seront a priori plus à même que quelqu’un qui dit approcher les problèmes de manière globale mais qui est un vendeur de produits, comme on en voit dans certains établissements. Là, c’est de la vente sauvage, quoi qu’on en dise, et une « fausse barbe » vous permet de vendre plus « soft ». C’est des commissions, etc. Ça, c’est lié au commerce. Nous, on n’est pas commissionnés, on a une approche différente. Vous savez, c’est partout pareil, dans tout secteur, soit c’est la politique de la terre brûlée et vous tondez le client, soit vous jouez sur du plus long terme avec une approche familiale, sociologique, psychologique. Et puis après, au bout de 20 ans, on fait les comptes […] »
[Conseiller en gestion de patrimoine
dans une banque d’affaires étrangère, PRAT 26]’

ou encore :

‘« C’est vrai que la gestion de patrimoine, elle a le vent en poupe depuis quelques années. Beaucoup de banquiers se sont mis à leur compte et se sont dits conseils en gestion indépendants. Je pense qu’aujourd’hui le problème des gestionnaires de patrimoine, c’est une profession qui n’est pas encore réglementée et donc du coup il y a une confusion des genres. On mélange un courtier, un conseiller, un vendeur de produits financiers, etc. C’est un amalgame qui n’est d’ailleurs pas très bon pour nous. Vous voyez, nous, nous avons une vision un peu élitiste de notre métier, de notre façon de faire, et on a une conscience réelle de ce que pourrait être la qualité de service et le suivi de nos clients. C’est pas le cas de tout le monde et ça c’est un peu dommage. Je n’ai pas de noms à citer. Donc aujourd’hui, nous militons au sein d’une association que nous avons contribué à créer. Nous militons pour ce que l’on pourrait appeler la certification, créer une sorte de diplôme de gestionnaire de patrimoine »
[Chef de produits dans une société de gestion de patrimoine, PRAT 30]’

Ces deux enquêtés parlent de concert. Ce qu’ils récusent, c’est une espèce d’« anarchie » qui sévirait dans leur métier. A la lumière de leurs propos « militants », nous voyons qu’ils ne qualifient pas leur activité comme celle du simple gestionnaire de patrimoine. Leur approche dépasse cette présumée vénalité ou exigence commerciale primaire. Première opposition. Par l’intermédiaire de leur participation à des actions collectives, ils cherchent à se départir de l’image du simple commerçant, « vendeur de produits », pour valoriser celle du « vendeur d’idées et de préconisations» [Conseiller en gestion de patrimoine dans une banque d’affaires étrangère, PRAT 24], c’est-à-dire celle d’une profession libérale autorisée monnayant l’usage de sa matière grise. L’enjeu est de taille.

En invoquant tour à tour la « labellisation » et la « certification », ils fondent leurs espoirs de légitimation sur ce que Lucien Karpik nommerait un « dispositif de confiance » 457 . Il importe de bien montrer, tant à l’ensemble des acteurs du conseil patrimonial qu’aux clients, que connaissance, compétence et confiance sont corrélatives. D’ailleurs, à cet égard, ils prennent soin de mettre en exergue la consubstantialité de l’appartenance à un ordre ou à un syndicat et l’appartenance à une communauté scolaire ou universitaire. A l’inverse du conseiller en gestion de patrimoine, détenteur d’un titre et donc d’une bonne réputation, le gestionnaire de patrimoine est, lui, issu d’un univers plus hétéroclite et moins scrupuleux, qu’ils démonétisent allègrement. Il profiterait ainsi d’un vide socio-juridique pour s’improviser conseiller. Il ne fait aucun doute que les avocats, les notaires et les experts-comptables font office de modèles, chacune de ces professions étant dotée d’un Ordre ou d’une Chambre et pouvant se targuer de jouir depuis longtemps d’un cursus propre et reconnu par l’Etat.

Mais les vœux formulés par nos deux enquêtés tendent à s’exaucer puisque, à la faveur de l’intérêt porté à la gestion de patrimoine ces dernières années, de nombreuses formations sont aujourd’hui proposées que cela soit dans quelques Instituts Universitaires Professionnels (IUP), universités ou grandes écoles de commerce. Si les premiers délivrent un diplôme d’ingénieur-maître (4), les secondes offrent de nombreux DESS (13) et les troisièmes des masters (9). De surcroît, quatre organisations ont vu le jour au cours des années 1990, toutes centralisées à Paris et dans la région parisienne : la Compagnie Nationale des Professionnels du Patrimoine (CNPP), la Chambre Nationale des Conseils et Experts Financiers (CNCEF), l’Association Française des Conseils en Gestion de Patrimoine Certifiés (AFCGPC) et l’Association Nationale des Conseils Diplômés en Gestion de Patrimoine (ANCDGP). A elles quatre, elles regroupent près de 1 800 des 3 000 praticiens hexagonaux, ce qui comparé aux affiliations systématiques des avocats, notaires et experts-comptables à une instance ordinale peut sembler être un retard. Enfin, il n’est pas interdit de penser qu’à l’instar d’autres professions réglementées comme celle d’avocat, certaines sociétés de conseil en gestion de patrimoine essaieront à l’avenir d’atteindre leurs objectifs identitaires en requérant la norme européenne ISO 9001. Celle-ci vise à certifier aussi bien un système de management que l’efficacité des réponses apportées aux demandes des clients, en termes de délais et de moyens. Ici, la certification fait écho à une homogénéisation des pratiques professionnelles 458 .

Le contenu des enseignements et le message normatif véhiculé par les organisations font la part belle à la méthodologie que nous avons décrite supra. Elle permet à ceux qui s’en réclament de prendre à nouveau en défaut les « vendeurs de produits ». Une deuxième opposition affleure par conséquent, braquée moins directement sur des considérations économiques qu’intellectuelles et déontologiques. En effet, le conseiller en gestion de patrimoine diplômé défend par-dessus tout une approche patrimoniale globale qui personnalise le projet et la situation de son client. Par des usages sociétaires ajustés, il se veut donc l’adepte convaincu d’une démarche « sur-mesure » et le contempteur d’un « prêt-à-porter » patrimonial. Au même titre que la métaphore médicale, cette métaphore « couturière » est très appréciée des praticiens du conseil 459  ; les deux recèlent un sens aigu de la précision. L’approche patrimoniale globale s’affiche en somme comme un paradigme dont les normes en question (scolaires, ordinales, qualité) représentent la « matrice disciplinaire » 460 et le socle axiologique. Si elle est envisagée comme la propriété commune d’un groupe, ses vertus, ses spécificités, doivent constamment être entretenues. La standardisation ou la routinisation des pratiques, qui sont notamment objectivées par la réalisation d’un pseudo-diagnostic et par l’emploi de statuts-types de SCI, sont pour certains des signes de « fainéantise intellectuelle » [Directeur d’un GIE d’assistance juridique et technique patrimoniale, PRAT 35] qui contreviennent à l’éthique de la responsabilité professionnelle du conseiller. Facilité et qualité ne font pas forcément bon ménage.

Néanmoins, telle une théorie scientifique, l’approche patrimoniale globale n’a pas toujours constitué un paradigme dominant. Depuis les travaux de Thomas Kuhn, nous savons bien qu’un changement de paradigme opère comme une « révolution » pouvant provoquer des dommages collatéraux dans la communauté scientifique. L’invalidation d’une théorie jusqu’alors indiscutée et indiscutable entraîne un changement de valeurs et de pratiques. Pour ce qui concerne le monde social du conseil patrimonial, l’interprétation est sensiblement identique. Des années 1950 à nos jours, le marketing financier et la gestion professionnelle du patrimoine ont beaucoup évolué. Leur histoire montre une succession temporelle de 3 approches 461  :

  1. « L’approche produit », qui consiste à construire la proposition de vente sur l’analyse d’un produit ou d’une technique et la mise en valeur de ses qualités. Cette approche évoque « l’ère du technico-commercial et du langage-produit ».
  2. « L’approche besoins segmentés », qui se focalise sur l’évolution des marchés et des mentalités. Elle prête attention à la problématique du particulier (résolution de problèmes bien délimités : mesures, simulations et projections). Elle atteste de l’entrée dans « l’ère du commercial et du langage besoin ».
  3. « L’approche patrimoniale globale » qui a pour dessein de traiter l’ensemble des problèmes patrimoniaux du client dans un esprit unitaire. Tout problème doit être abordé en n’oubliant qu’il est, dans la structure du patrimoine, lié organiquement à tous les autres. Avec l’avènement de cette approche, à la fin des années 1980, la relation commerciale prend une tournure différente. On ne parle plus de vendeur mais de conseiller. L’ère du commercial cède la place à « l’ère du préconisateur et du langage centré sur le patrimoine ». Cette approche implique pour le coup de multiples compétences qui gagnent en importance du fait de la sophistication des techniques et des évolutions de plus en plus rapides des environnements politiques, juridiques, immobiliers, financiers et fiscaux.

En définitive, quand ils vitupèrent contre les vendeurs de produits, les conseillers partisans de l’approche globale décrient une sorte d’anachronisme professionnel qui fait du tort à l’ensemble des praticiens du conseil. Les gestionnaires qui souhaitent placer leurs produits de défiscalisation et qui « vendent du statut à tour de bras » [Avocat fiscaliste, PRAT 11] en seraient restés au premier stade et seraient de fait déconnectés de la réalité socioéconomique actuelle – réalité dans laquelle il ne suffit pas d’être un bon commercial pour exister mais plutôt un spécialiste complet ayant le sens de la complexité, de la synthèse et du service. Les conseillers en gestion de patrimoine développent à leur endroit des jugements évaluatifs et éthiques. La substitution historique de ces approches théoriques témoigne d’une prise de conscience collective et individuelle des nouveaux besoins des particuliers et d’une relecture des rationalités instrumentale et axiologique, chaque époque conservant malgré tout sa vérité.

Notes
455.

Cf. Claude DUBAR et Pierre TRIPIER, Sociologie des professions, op. cit., chapitres 4 et 5, p. 67-91 et 93-111.

456.

Cf. Everett C. HUGUES, Le regard sociologique, op. cit., p. 68. Ces éléments originaux légitiment l’existence d’une profession particulière. Ils renvoient à l’exigence d’une « autorisation d’exercer » (licence).

457.

Cf. Lucien KARPIK, « Dispositifs de confiance et engagements crédibles », Sociologie du travail, 4, 1996, p. 527-550. Pour l’auteur, les classements, les appellations et les guides constituent des dispositifs de confiance qui sont, plus largement des « dispositifs normatifs ». Il définit ces derniers comme des « engagements symbolico-matériels portant des principes d’orientation de l’action partagés par les partenaires de l’échange, intériorisés par chacun d’entre eux, associés à des sanctions sociales diffuses qui ont pour effet, malgré l’incertitude, de maintenir l’esprit des engagements initiaux et donc la continuité de l’échange dans le temps ». Nous y reviendrons à la fin de la section 8.3.

458.

Alors que la norme ISO 9000, créée en 1994, était fondée sur la conformité à un cahier des charges et concernait essentiellement l’industrie, la norme ISO 9001, née en 2000, s’appuie sur la satisfaction du client et concerne avant tout les sociétés de prestations de services. Cf. « La norme ISO garantit une qualité d’organisation », Les Petites Affiches Lyonnaises, n° 681, 28 février-5 mars 2004, p. 22.

459.

Cf. 96ème Congrès des Notaires, Le patrimoine au XXIe siècle. Défis et horizons nouveaux, op. cit., p. 10.

460.

Sur la question du paradigme, cf. Thomas S. KUHN, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, « Champs », 1983 (1962,1970), surtout la postface, p. 237-284.

461.

Cf. Pierre-Marie GUILLON et Jean-Jacques LENGAIGNE, « Les progiciels d’aide à la décision patrimoniale », Banque, n° 508, septembre 1990, p. 830-832 ; n° 509, octobre 1990, p. 938-942 ; n° 510, novembre 1990, p. 1070-1072.