8.2 Transversalités, jeux coopératifs et réseaux de prescription

Le petit examen de la genèse, des pratiques et des représentations de la méthodologie globale nous apprend que le conseil patrimonial et la gestion de patrimoine sont des matières « touffues », dont la maîtrise relève d’une mobilisation pluridisciplinaire pertinente. L’inflation et la nébulosité des textes juridiques et fiscaux, les grandes propriétés cinétiques des marchés financiers et immobiliers, rendent nécessaire une spécialisation toujours plus grande des praticiens et, à rebours, la présence de spécialistes très qualifiés galvanise la production de savoirs et savoir-faire spécifiques, toujours plus sophistiqués 462 . La maîtrise de tous ces paramètres, pour la finalisation d’un projet ou la construction d’un montage sociétaire, présuppose par conséquent de plus en plus de collaborations interprofessionnelles ou transversales.

Tout comme nous avons suggéré, au sujet des approches patrimoniales objectives, un changement de paradigme, il convient d’en faire de même pour comprendre l’importance que revêt aujourd’hui, dans l’esprit de la plupart des praticiens, l’interprofessionnalité. Elle s’apparente à la fois à une relation et à une norme comportementale idéales. Le regain d’intérêt affiché pour les partenariats complémentaires s’explique de notre point de vue – comme de celui de beaucoup de praticiens interrogés – par la position des grands cabinets d’audit anglo-saxons (Big 5) sur le marché hexagonal du conseil patrimonial 463 . S’ils ne constituent pas à proprement parler un modèle à suivre à tout prix, ces cabinets, attachés à la notion de full service (audit, fusions, conseil juridique, expertise-comptable, courtage, stratégies, etc.) n’en sont pas moins une source d’inspiration pour des praticiens héritiers d’une culture professionnelle plutôt portée sur la segmentation des compétences et le rapport de forces (cf. infra, § 8.3) :

‘« La profession d’expert-comptable évolue, la profession d’avocat évolue. Ce sont les Anglo-Saxons qui nous font évoluer. Aux Etats-Unis que je sache, c’est la profession d’avocat qui domine. En France, c’était le cas il y a une trentaine d’années, ce n’est plus le cas aujourd’hui. C’est l’expert-comptable qui est le plus proche collaborateur du chef d’entreprise. Je ne sais pas si un jour il y aura fusion entre les deux professions, mais rapprochement et interprofessionnalité sûrement. C’est indispensable »
[Expert-comptable et commissaire aux comptes, PDP 11]’

La solution préfigurée par les praticiens du conseil réside donc, quand cela s’avère jouable, dans la formalisation de la coopération entre notaires, avocats, experts-comptables et conseillers en gestion de patrimoine 464 . Or cette posture collective tend à générer un basculement pratique et idéologique qui peut se heurter à des poches de résistance. Nous allons tenter de voir comment s’exprime cette interprofessionnalité et quels sont les effets induits, c’est-à-dire nous arrêter sur certains points de passage entre système fonctionnel et système d’interdépendance – au sens où l’entend notamment Raymond Boudon 465 .

Notes
462.

Cf. Yves DEZALAY, Marchands de droit, op. cit., p. 205.

463.

Cf. « Les cabinets d’affaires à Lyon : en quête d’image… », Le Progrès, 20 juillet 1999, p. 5.

464.

« Experts-comptables et avocats se rapprochent », Le Tout Lyon, 19-25 octobre 2002, p. 19. L’article évoque la signature d’une charte entre les deux professions en novembre 1999 ainsi que des rencontres triangulaires avec les notaires au sujet de la problématique de la transmission successorale.

465.

Cf. Raymond BOUDON, La logique du social, op. cit., p. 117-159. L’auteur désigne un système d’interdépendance comme un système où les interactions des agents engendrent des phénomènes collectifs en tant que tels non voulus ou « émergents » : contradictions, effets de renforcement, de renversement, de stabilisation, d’innovation, etc.