Formes de prescription et prescription de formes

Outre son indispensable mobilisation dans les situations de montages sociétaires complexes, la coopération interprofessionnelle survient surtout dans les jeux de recommandation. En d’autres termes, et sans hésitation, nous pouvons avancer que le conseil patrimonial est un marché ou un monde de la prescription. Sur un plan sémantique, nous pouvons approcher ce mode de relation à plusieurs sous un angle « médical » et sous un angle éthique. Dans le premier – conformément à la métaphore médicale que nous avons déjà discutée –, la prescription renvoie à l’ordonnance. Le généraliste recommande tel ou tel traitement ou le passage devant un spécialiste. Dans le second, elle fait allusion à des impératifs ou à des préceptes forts auxquels on doit adhérer sans réserve – comme par exemple demander à un notaire ou à un avocat de rédiger des statuts. Nous rejoignons ici le questionnement d’Emile Durkheim sur l’opportunité de moraliser la division du travail, à savoir d’instaurer des règles déterminant des devoirs mutuels et refusant de tolérer leur « violation » 468 .

Ce que dévoile au premier coup d’œil le schéma ci-dessus, c’est plus un large éventail de relations possibles que des relations privilégiées entre certains praticiens. En alléguant dès lors l’occurrence d’une prescription, nous voulons mettre en évidence l’existence d’échanges plus ou moins intéressés, calculés, sur la base d’une coordination soit officielle, soit officieuse. L’analyse des entretiens de praticiens nous autorise de ce fait à distinguer des situations de prescription formelle et de prescription informelle.

Le premier cas de figure est bien illustré par la ligne stratégique de la société de conseil patrimonial de l’un des enquêtés [PRAT 30]. Les experts-comptables y sont désignés comme prescripteurs officiels. Ce partenariat, conclu en bonne et due forme juridique, a été souhaité dès le début en raison de la position centrale des professionnels du chiffre dans le monde de l’entreprise. Très proches des entrepreneurs au quotidien, ils sont les premiers observateurs de leurs mœurs familiales et patrimoniales, ce qui pour la société représente une chance. Aussi, les deux corps se partagent-ils le travail : les cadres de la société prodiguent les conseils et façonnent les stratégies patrimoniales tandis que les experts-comptables rédigent les statuts de SCI et assurent leur suivi. Les relations sont marquées par la récurrence et la réciprocité directe. Forte de cette féconde collaboration, la société de conseil s’éloigne des avocats et des notaires. Le caractère sporadique des relations entre ces professions et les entrepreneurs explique son attitude de retrait et ce, malgré l’intervention obligée du notaire dans la transaction immobilière. L’officier ministériel n’a pas bonne presse et son monopole est montré du doigt :

‘« Il faut savoir que la profession de notaire n’existe qu’en France pratiquement. Dans les pays Anglo-Saxons, elle n’existe pas. Ce qui prouve que bon c’est une évolution de notre pratique, le Code Napoléon, enfin un certain nombre de choses qui ont fait qu’on a instauré cette profession mais qui aujourd’hui, très honnêtement, avec l’Europe, a du souci à se faire. L’expert-comptable, c’est une profession qui existe sur la planète entière et dont on a toujours besoin pour tenir les comptes, etc. A mon avis, nous avons plutôt fait le bon choix, si je puis me permettre, en termes de partenariat. Et vu nos résultats, il s’avère payant »
[Chef de produit dans une société de gestion de patrimoine, PRAT 30]’

A un autre niveau, nous avons vu que des établissements bancaires et financiers étaient aussi accrochés aux partenariats formels. Rappelons à ce propos que la LBGP, dont nous avons prosaïquement étudié le fonctionnement, a signé un contrat de prestation de services avec un cabinet juridique et fiscal lyonnais réputé. Nous pouvons ainsi souscrire aux analyses de certains auteurs affirmant que l’appartenance à un réseau formel de prescription est caractérisée par un net effet de taille et que la réticulation est, dans la plupart des cas, organisée juridiquement (GIE, partnership, réseau-association, simple contrat commercial) 469 .

En revanche, il existe des praticiens qui désavouent la contractualisation juridique de la prescription. Nous pouvons même dire qu’il s’agit de la grande majorité des enquêtés :

‘« Depuis que je suis installé, donc depuis 1975, ça fait 24 ans déjà, eh bien le métier d’expert-comptable classique, qui est la tenue de comptes et la présentation de bilans, a évolué avec l’informatique. Les gens tiennent de plus en plus leur comptabilité eux-mêmes. Donc on intervient de plus en plus en conseil fiscal, social et juridique qu’en prestation comptable pure, ça c’est évident. Sur le plan de l’interprofessionnalité, le rapprochement entre avocats et experts-comptables, moi j’en doute, bien que dans les faits il soit là. Bon je vois chez nous, on a même une avocate qui collabore. Ensuite, on a pris pour notre service social une personne qui a un DESS en droit social et qui n’est pas absolument expert-comptable. On va donc se développer plutôt là-dessus que sur le métier de base classique. Mais le rapprochement, on n’a pas besoin d’une législation juridique pour se rapprocher des avocats. Moi, j’ai des relations avec des avocats que je connais très bien ; un coup de fil et on mène une affaire ensemble. On n’a pas besoin d’avoir un lien juridique et capitalistique avec eux. Ça se passe très bien comme ça »
[Expert-comptable et commissaire aux comptes, PRAT 20]’

et :

‘« […] En définitive, avec les Anglo-Saxons, on est en train de réinventer la Fiduciaire de France, qui a l’époque avait une branche expertise, une commissariat aux comptes, une organisation, une juridique, etc. Et justement, on reprochait à la Fiduciaire d’imposer sa masse à la clientèle et d’arriver avec tous les services, de connaître tous les services. Moi, je préfère la formule que nous utilisons, c’est-à-dire que nous ne sommes mariés avec aucun avocat, aucun notaire. Par contre, nous travaillons de manière privilégiée avec un fiscaliste et un avocat en droit social parce que se sont des sujets pointus. Nous travaillons avec 2-3 avocats, 2-3 notaires. Cette habitude de travailler nous rend je pense performants et le client s’y retrouve »
[Expert-comptable, PDP 11] ’

Dans un cas comme dans l’autre, les rapprochements et la prescription formels et formalisés ravissent moins les enquêtés que le recours traditionnel aux sociabilités. En employant un langage cher à Michel Crozier, nous pourrions prétendre que la régulation procure plus de satisfaction professionnelle que la réglementation. La juridicisation des relations de prescription – i.e. le passage par une méta-coordination – est perçue comme une atteinte à la liberté dont se réclament les praticiens du conseil en général. Elle suscite une dépendance latente peu acceptable. C’est pourquoi les deux experts-comptables, chacun à leur façon, mettent en avant la souplesse de leurs réseaux (sélectionnés) de sociabilités dans le traitement d’affaires spécifiques. Par habitude, et selon un principe de redondance relationnelle, ils se tournent vers des confrères qu’ils connaissent de longue date, soit qu’ils les aient côtoyés sur les bancs de l’université, soit qu’ils aient noué avec eux des liens forts médiatisés par un client ou un dossier commun 470 . La confiance qu’ils se vouent mutuellement crédibilise mieux, à leur avis, leurs engagements.

Liberté ne rime pourtant pas avec isolement. Les conseillers en gestion de patrimoine sont d’ailleurs bien placés pour le ressentir dans le sens où ils poursuivent une reconnaissance socioprofessionnelle et que la prescription peut la leur apporter. L’acte de conseil, la proposition de stratégies patrimoniales, se situent en amont d’un processus global. Pour l’un des conseillers interrogés [PRAT 25], la validation des stratégies patrimoniales qu’il esquisse emprunte deux voies. Tout d’abord, pour ce qui a trait à la validation financière, il travaille étroitement avec une agence bancaire à deux pas de son bureau et dont le directeur fait partie de son carnet d’adresses. Tous les montages qu’il met au point sont acceptés sans détour car ils sont bien ficelés et qu’il est un ancien cadre bancaire reconverti. De là naît une communauté de vues ou une intercompréhension pratique qui concoure à l’instauration d’un climat de confiance et à un bouclage rapide et efficace des dossiers présentés. Ensuite, pour ce qui concerne la validation juridique, il préconise toujours la rédaction notariale des statuts de la SCI. Il n’envisage jamais de court-circuiter le notaire. En effet, le notaire bénéficie de compétences rédactionnelles qui, selon lui, sont essentielles. Il fait autorité parce qu’il apporte la sécurité juridique à un écrit et donc à une conduite. Quand un client n’est pas déjà suivi par un notaire, il se fait fort de lui en recommander un, mais jamais il ne lui viendra à l’esprit, par honnêteté, de brouiller la bonne et ancienne entente de son client avec son commettant.

Pour conclure sur ce point, que nous pourrions étayer par une multitude d’exemples, nous dirons que la prescription, quels que soient son degré de formalisme, les trajectoires et les valeurs de référence des acteurs impliqués, reste une norme partagée par tous les praticiens. Elle est le vecteur d’une interprofessionnalité positive et sa pratique insinue que les clients ne sont pas les seuls à adopter des conduites procuratives. Les praticiens qui la mépriseraient, au motif de ne pas vouloir déflorer leurs recettes ou de rendre public le résultat de leur raisonnement, risqueraient d’en déplorer à court terme les effets sociaux et marchands – marginalisation, perte de crédit, reproches possibles des clients, etc. Ils risqueraient également de passer à côté de ses bénéfices intellectuels, que certains concèdent d’ailleurs plus largement à l’interprofessionnalité :

‘« […] J’ai trouvé qu’un des rendez-vous les plus fructueux que j’ai eu avec l’un de mes clients était précisément un rendez-vous où nous étions réunis avec son conseil juridique et son expert-comptable. On a fait un montage un peu compliqué de passage d’un patrimoine professionnel à un patrimoine privé à travers une SCI. C’était très intéressant d’avoir le point de vue de chacun parce qu’on ne voit pas forcément les choses de la même manière. On n’a pas la même expérience et on peut les uns les autres être attentifs à ce que va dire untel. On n’a pas les mêmes priorités. Je pense que pour le client c’est utile parce qu’il peut faire la synthèse avec des priorités qui ne seront pas les mêmes chez tous les praticiens »
[Notaire, PRAT 5]’

Dans son discours, le notaire fait montre d’ouverture. Le travail en équipe sur un dossier épineux lui permet, tout en étant plongé dedans, de débattre et de prendre un certain recul sur ses propres propositions. Les échanges de vues sont heuristiques et induisent des effets de connaissance. Au-delà du contexte qui les réunit, les praticiens partenaires ont l’occasion espérée de rediscuter le contenu de leurs métiers, de prouver qu’en évaluant leurs approches ils vivent avec leur temps et désirent battre en brèche plus d’un monopole ou d’un conservatisme.

Notes
468.

Cf. Emile DURKHEIM, Leçons de sociologie, op. cit., 1ère, 2ème et 3ème leçons, p. 41-78.

469.

Cf. Chantal CASES, « Les réseaux d’entreprise dans les secteurs des activités comptables et de conseil », INSEE Première, n° 532, juillet 1997. L’auteur s’appuie sur les résultats de l’enquête annuelle d’entreprises (EAE) Services menée sur un échantillon de 1 700 entreprises. Les sociétés de conseil incorporent ce que l’auteur appelle des « réseaux horizontaux » qui, a contrario des « réseaux verticaux », ne sont pas systématiquement hiérarchisés sous l’égide d’une société-mère, d’une tête de réseau ou d’une filière. Ils établissent une communauté d’intérêt durable fondée sur la coopération et non sur l’intégration capitalistique.

470.

Leurs relations sont en l’occurrence aussi spécialisées que multiplexes. Les liens professionnels, d’intérêt technique, confraternels, partenariaux, amicaux – si ce n’est parfois familiaux – se juxtaposent quasiment en même temps ; les échanges renferment plusieurs contenus. Sur cette notion de multiplexité, cf. Alain DEGENNE et Michel FORSE, Les réseaux sociaux, op. cit., notamment p. 59-60. Les deux sociologues précisent par ailleurs que les relations dans une organisation sont plus finalisées et dans un réseau plus multiplexes.