Le choix stratégique du regroupement des services et des compétences

Dans le prolongement de cette question, nous voudrions ouvrir une parenthèse qui permettra de spécifier les sens et enjeux des logiques de l’interprofessionnalité et de la prescription. De tous les praticiens approchés durant l’enquête, il en est qui optent, par éclectisme, goût et/ou calcul commercial, pour une stratégie de diversification de leurs activités ou de leurs compétences. Ils enclenchent un processus d’intégration ou de connexion des services, savoirs et savoir-faire qui les incline à s’orienter autour d’une prescription interne ou internalisée. Ils reproduisent à leur échelle, un micro-système fonctionnel ou un micro-réseau pluridisciplinaire composé de membres dûment sélectionnés. Nous évoquerons dans cette optique 4 attitudes particulières, mais assez symptomatiques de cette propension : celle d’un avocat d’un grand cabinet d’audit anglo-saxon [PRAT 12], celle de deux experts-comptables [PRAT 20 et PDP 11] et celle d’un conseiller en gestion de patrimoine dans une banque d’affaires étrangère [PRAT 26].

Pour le premier d’abord, le choix de l’internalisation s’inscrit dans une ligne d’action collective puisque la société qui l’emploie est connue sur le marché national et international pour être une firme de conseil multi-spécialiste expérimentée. Autour d’un métier d’origine – qui est celui de l’audit comptable et financier -, ce grand cabinet offre, via ses nombreuses ramifications internes, des prestations évolutives et une coproduction du service. L’élaboration d’un montage sociétaire est, le cas échéant, soumis à un comité de pilotage qui comprend des métiers interconnectés : juristes, fiscalistes, experts-comptables, conseils en stratégies d’entreprise. Si le client souhaite se détacher de ses conseillers habituels ou bien que ceux-ci lui aient vanté les mérites du cabinet d’audit, l’enquêté active le réseau interne, sachant que « les différentes branches peuvent intervenir en tant que prescripteurs les unes des autres ». S’appuyant sur sa réputation, le cabinet ne se préoccupe que des montages à forte valeur ajoutée, requérant beaucoup de technicité, et snobe les plus standards, à tout le moins ceux qui peuvent être médités par un seul notaire, avocat ou expert-comptable et qui, ainsi, rendent la pluridisciplinarité superflue.

Ensuite, pour le second et le troisième, le regroupement des compétences prend une autre coloration. D’une part, il consiste à la prise en charge personnelle ou déléguée à un collaborateur spécialisé du cabinet de tout le processus du montage, de la consultation au suivi (tenue des assemblées générales, guidage des éventuelles cessions de parts, etc.) en passant par la rédaction des statuts. D’autre part, il se matérialise par la création ou la prise de participation capitalistique dans une société de gestion de patrimoine. Si ces deux praticiens n’éprouvent pas le besoin de contractualiser leurs liens avec des avocats ou des notaires, il en va autrement au sujet du conseil pur en gestion de patrimoine. Alors qu’ils sont plus ou moins rivaux des juristes, ils perçoivent différemment leur rapport avec le courtage de produits et de services. En abondant ou en entrant dans le capital de telles sociétés, ils s’évertuent à réduire le risque du mauvais conseil et à proposer à leurs clients chefs d’entreprise des solutions qu’ils ont eux-mêmes élaborées. En sus d’un choix éminemment rationnel, celle implication est justiciable d’une réflexion personnelle de ces deux praticiens à l’aune de leur propre situation socio-patrimoniale. Quinquagénaires, PDG de leurs SA d’expertise-comptable, dignes représentants d’une génération-pivot aisée et férus de placements, ils ont identifié leurs propres attentes de prévoyance à celles de leurs clients, comme si leur appartenance à la même communauté des indépendants, partageant des projets similaires, avait servi de détonateur à leur stratégie de diversification professionnelle. Nous serions donc tenté d’affirmer que leur décision ne repose pas que sur la simple recherche de profit ou de croissance, mais aussi sur la conjonction de facteurs démographiques et psycho-sociaux.

Pour le quatrième enfin, un peu comme le premier, l’internalisation des services résulte d’un processus d’acculturation économique. Exerçant ses talents pour une enseigne bancaire qui sélectionne ses clients sur un patrimoine d’une valeur d’au moins 500 000 francs, il relaie le message d’un modèle anglo-saxon qui vise à consolider les prestations de base tout en multipliant les « services différenciants ». Rapidité et réactivité, face aux demandes et projets des clients, apparaissent alors comme deux maîtres-mots et des règles draconiennes de réponse à la clientèle sont décrétées en interne. D’où la présence dans son département d’un aréopage de juristes familiers du droit civil, fiscal et des contrats, de spécialistes de la finance, de la gestion et du marketing, tous confirmés, recrutés sur leur expérience et leur itinéraire dans les meilleures écoles ou universités.

Dans ces conditions, il est très facile à cette équipe de rédiger des statuts de SCI sans passer par un notaire ou un avocat. Le conseiller nous avoue à ce propos avoir réalisé son mémoire de 3ème cycle sur les techniques civilistes dans la gestion de patrimoine. Son aisance dans le domaine rédactionnel l’invite ainsi à concevoir la position du notaire dans le système sous un aspect étonnant. Il déclare en effet « s’en servir uniquement pour l’enregistrement », c’est-à-dire pour l’enregistrement fiscal doublé de l’immatriculation au RCS. Si le notaire ne fait pas partie des prescripteurs directs de la banque, nous avons du mal à nous persuader que l’officier ministériel, habité par sa déontologie et son statut de concepteur, s’accommode sans rechigner de cette simple mission administrative, du rôle d’instance de confirmation, ou, pour reprendre les mots de l’enquêté, d’être « le maillon en bout de chaîne ». Ceci est d’autant plus probable que le notaire choisi est docteur en droit, membre actif de la Chambre et commentateur estimé de nombreux arrêts de jurisprudence civile. A bien des égards, nous pourrions déceler dans cette attitude « hétérodoxe » l’influence d’une représentation négative du monopole de la profession notariale (cf. § 8.3). L’aménagement du recours notarial s’afficherait comme un moyen de canaliser la concurrence existant entre ces deux praticiens du conseil. Mais la contradiction demeure. Le conseiller et son équipe pourraient tout à fait rédiger des statuts chirographaires, prêts à l’enregistrement, surtout qu’ils assistent en tant qu’observateurs à chaque Congrès des Notaires de France. Il ne le font pas car le notaire détient encore chez beaucoup de leurs clients une image traditionnelle de sérieux et qu’il est le seul juriste à ce jour autorisé à instrumenter des actes sociétaires. Tandis que certains enquêtés – souvenons-nous d’un conseiller indépendant déjà cité [PRAT 25] – se plient au recours notarial par conviction, d’autres y adhèrent par tactique ou compromis. L’interprofessionnalité devient dans ce cadre contrainte par les prédilections et les attachements d’une clientèle qui « a toujours raison ».