Informer, initier et éveiller

Nous avons admis plus haut l’idée selon laquelle les relations pluridisciplinaires pouvaient induire des effets de connaissance et aider à raffiner des montages sociétaires. Si nous ajoutons à cela le fait que le recours à certains praticiens puisse, par moments, être « arrangé » à des fins stratégiques, nous pénétrons un univers où professionnalisation, rationalité et socialisation s’entremêlent.

Dit autrement, l’implication réticulaire laisse la porte ouverte à des attitudes pédagogiques plus ou moins accusées. D’après ce que nous avons pu observé dans le fil de l’enquête, ce sont surtout les conseillers en gestion de patrimoine qui développent ce type de postures. Ceci s’interprète d’autant mieux qu’ils cherchent une position d’acteur légitime dans la constellation du conseil patrimonial, que la récente émergence de leur profession les incite à vouloir s’intégrer plus rapidement en proposant des argumentaires ou des grilles de lecture de la réalité patrimoniale-sociétaire plus originaux. En mettant l’accent sur les bénéfices d’une approche patrimoniale globale – quelle que soit sa (re)formulation – ils ambitionnent non seulement d’honorer les projets de leurs clients, mais aussi de redéfinir l’actuelle allocation des ressources professionnelles, de réduire une espèce d’asymétrie informationnelle. Afin d’inspirer le respect, leur pédagogie se dédouble donc : ils doivent (r)éveiller le prescripteur pour (r)éveiller le client.

‘« On a un notaire avec qui on a développé une relation spécifique. A Montélimar, on a aussi un notaire sur place qui est tout à fait compétent, ce qui n’est pas toujours le cas entre parenthèses, mais c’est valable dans toutes les professions, c’est-à-dire qu’il y a des notaires qui ont des positions différentes, donc chacun défend ses arguments. Quand on arrive à nous montrer que c’est pas l’intérêt du client, on suit la position du professionnel, il n’y a pas de raison, mais on aime bien aussi que ça soit l’inverse. C’est malheureusement rarement le cas parce que le notaire aime bien souvent avoir le dernier mot. On fait des efforts dans ce sens. Mais quand même, dans la majorité des situations, on arrive à trouver un compromis et à faire valider la position la plus intéressante. La position du client est importante aussi. Il nous est d’ailleurs arrivé d’aller contre la position d’un notaire ou d’un expert-comptable et le client a tranché entre notre faveur, malgré l’opposition de son conseil habituel […] »
[Conseiller en gestion de patrimoine indépendant, PRAT 28]’ ‘« […] Le notaire, il a un rôle de conseiller familial. Patrimonial, il essaye mais ils n’ont pas les compétences. Je suis désolé de dire ça comme ça, mais c’est vrai. Alors loin de moi l’idée d’être virulent ou agressif envers eux, au contraire, parce qu’ils ont un domaine d’activité où ils sont de remarquables professionnels […] Il leur manque certaines compétences techniques et fiscales. C’est là-dessus qu’on peut travailler en commun. On peut vraiment faire du bon travail et avoir une notion de service. Alors il y a des études notariales qui ont décidé de s’associer avec des conseillers en gestion de patrimoine. Tout ce qu’on a vu jusqu’à présent, ce sont des montages tellement alambiqués que c’est irréalisable et les clients n’y comprennent plus rien. La difficulté pour eux, c’est de savoir quel conseiller prendre, avec quelles compétences. Alors quand on prend des gens qui sortent de formations extrêmement théoriques, très forts en droit civil, eh bien le souci c’est qu’ils n’ont aucune expérience et aucune relation entre cette théorie et la mise en pratique face au client […] »
[Conseiller en gestion de patrimoine indépendant, PRAT 28]’

Mais la pilule de l’approche globale n’est pas toujours facile à avaler pour des praticiens accoutumés à travailler depuis longtemps, parfois avec succès, avec leurs propres méthodes. La réussite de l’initiation à un mode de travail holistique nécessite une âpre négociation. Certains prescripteurs peuvent avoir du mal à accepter les indications données, à se familiariser avec une démarche qu’ils jugent trop normative ou trop rationnelle. Les propos du conseiller trahissent un choc des argumentaires, faisant que chaque partie est prise dans le tourbillon de la concurrence intellectuelle et peut réagir en fonction de son amour-propre. L’effet inverse à celui recherché peut alors se produire puisque, si chacun reste campé sur ses positions, le message s’étiole et la confusion gagne le client. Jusqu’à une certaine limite, au-delà de laquelle il préfère se retirer, il ne se défausse toutefois pas de ce qu’il estime être une responsabilité. Il désire vivement promouvoir une prescription cohérente. Les notaires ne sont pas les seuls praticiens qu’il aspire à « former ». A brève échéance, il cible également les avocats, les experts-comptables et les promoteurs immobiliers, tous membres de son réseau. Il veut faire évoluer des mentalités qu’il perçoit comme immobilistes.

Accompagné d’éminents juristes, un autre enquêté [PRAT 35] s’est lancé dès 1994 dans la formalisation de ce créneau pédagogique. Il a crée un GIE d’assistance juridico-patrimoniale à destination de tous les praticiens qui feraient la démarche d’y adhérer. Précisément, ce groupement est né du constat que la pratique de l’optimisation patrimoniale n’était pas donnée à tout le monde, au vu, dixit, d’« expériences quelquefois désastreuses ». D’où la volonté aristocratique de « réunir les meilleurs » dans un groupe de réflexion et d’action : praticiens et universitaires chevronnés, reconnus pour et par leurs nombreuses publications dans le domaine du droit patrimonial et leurs statuts de formateurs au sein des plus hautes instances notariales 471 . Allons un peu plus loin en disant qu’au départ il s’agit un club d’amis qui, plus devant l’urgence d’une situation que par simple réflexe économique, s’est progressivement organisé.

S’adressant aux différents acteurs de la constellation du conseil patrimonial, le GIE fonctionne comme un bureau d’études chargé de réaliser des diagnostics patrimoniaux pour les membres de son réseau. Son noyau dur est souvent sollicité lorsqu’un praticien ne trouve pas de solution adéquate au projet d’un client ou que le montage qu’il propose lui paraît déficient. Aussi faut-il que le praticien fasse preuve d’humilité, prenne conscience de ses limites – ce qui, comme nous le verrons infra, n’est pas chose évidente. A partir de là, l’existence d’une telle structure se trouve justifiée, d’une part, par une inégale distribution du stock des connaissances et des compétences patrimoniales-techniques, d’autre part, par la complexité des montages des clients. Concrètement, l’offre de solutions dérive d’un travail collégial où chaque membre du noyau dur avance ses propres préconisations. La diversité des consultations conduit à une sélection « négociée » de la meilleure solution envisageable pour le praticien demandeur. Pour homologuer ses actions, le GIE s’appuie sur 3 types de prestation 472  :

  1. la consultation, qui consiste dans la mise en œuvre de missions d’assistance technique fondées sur des audits et des stratégies patrimoniales, mais aussi sur la validation de montages déjà établis par les praticiens. Ceux-ci ne sont absolument pas démarchés ; la sollicitation relève de leur seule volonté et/ou d’une appartenance réticulaire ;
  2. la formation, qui réside dans l’organisation de séminaires ou de colloques thématiques aux quatre coins de la France. Ces manifestations s’apparentent à de véritables tribunes à travers lesquelles des intervenants issus du noyau dur font étalage de leur habileté et diffusent, auprès d’un public averti, les rudiments des dernières innovations patrimoniales ; ils divulguent à leur auditoire des « astuces, trucs et stratégies ». Ici aussi, ce sont encore les praticiens qui, par l’entremise de leurs instances ordinales locales, mandent le GIE. Les séminaires et les colloques favorisent la prise de contact avec le GIE et peuvent amorcer, si ce n’est déjà fait, une mise en réseau durable. La relation ainsi nouée peut aboutir à des consultations ultérieures ou bien à l’utilisation du fond documentaire du GIE ;
  3. la documentation, qui s’articule autour d’une revue de presse et de dossiers thématiques. Il constitue des supports d’action pour un praticien qui n’a pas forcément le temps, de son côté, de compulser la littérature juridique. Les commentaires de lois et arrêts de jurisprudence sont classés par thème et période. Régulièrement mis à jour, le support documentaire permet au praticien qui l’achète de s’informer sur les évolutions légales de la fiscalité, de l’abus de droit, de l’assurance-vie, du démembrement de propriété, de l’immobilier d’entreprise, des techniques de transmission, des sociétés patrimoniales, des retraites, de la gestion internationale d’actifs, des notions de déontologie, de responsabilité et de concurrence professionnelles.

Comme tous les groupements de professions libérales, le GIE en question n’est pas autorisé à faire de publicité. En conséquence, pour se faire connaître, il table sur le réseau des praticiens adhérents. Il joue sur une réticulation bi-modale. Primo, il interpelle périodiquement les membres de la première heure sur les services et innovations proposées. Secundo, il entretient sa collaboration avec une centaine d’études notariales 473 et prépare, grâce à des mailings, un élargissement à des cabinets d’expertise-comptable et de conseillers indépendants. La satisfaction supposée que les primo-membres retirent des prestations fournies doit servir de moteur à de nouvelles adhésions. Le bouche à oreille est au cœur d’une stratégie procurative conjuguant prescription et cooptation. Son efficacité se mesure notamment à l’aune de la fréquentation assidue aux colloques et séminaires. Il s’agit d’un vecteur de communication et de renforcement du réseau propre à beaucoup d’organismes handicapés par une réglementation commerciale stricte.

Quoi qu’il en soit, l’orientation didactique prise par le GIE ne s’arrête pas là. En s’assignant comme objectif indirect de former des praticiens, il souhaite « casser les habitudes » de la plupart des clients. En effet, d’après l’enquêté, ceux-ci appréhenderaient le conseil comme un acte gratuit. Non seulement ils ne seraient pas à l’aise avec les concepts de l’optimisation patrimoniale, mais de surcroît leurs représentations du conseil auraient été largement faussées par l’action commerciale des établissements bancaires et financiers, plus soucieux de placer des produits que de conseiller au sens « noble » du terme. Pour éviter une confusion des genres, c’est-à-dire pour instruire sur le fait que le conseil patrimonial n’est pas qu’une rentabilisation d’actifs mais aussi « l’optimisation de la relation juridique entre une personne et son patrimoine », le GIE compte sur le relais de praticiens résolus.

Notes
471.

A travers cet exemple, notons que notariat et conseil patrimonial entretiennent un lien historique qui n’apparaît pas de prime abord quand nous interrogeons des praticiens pourfendeurs des prétendues incompétences et incuries des notaires en matière de conseil patrimonial. Cf. infra, § 8.3.

472.

3 prestations qui ressemblent à s’y méprendre aux 3 axes organisationnels du pôle ingénierie patrimoniale de la LBGP. Cf. supra, § 8.1, « Un marché en voie de professionnalisation accélérée ».

473.

Soit 1 300 notaires sur les 7 500 répertoriés en France (17,3%).