De l’humilité à la frustration

L’interprofessionnalité et la prescription ne deviennent réellement efficaces que si les praticiens, s’inscrivant dans leurs réseaux, se convainquent des profits matériels et symboliques qu’ils en retireront. L’approche est donc utilitaire. Pourtant, à la lumière des attitudes pédagogiques décrites, le résultat escompté sous-tend un état d’esprit où la modestie le dispute à l’intérêt le plus élémentaire.

D’aucuns, croyant par orgueil en la justesse de leurs compétences, peuvent opérer quelques concessions quand les montages auxquels ils sont confrontés sont trop sophistiqués pour eux et que le spectre de la responsabilité professionnelle rôde :

‘« […] On part plus volontiers sur des avocats ou des experts-comptables pour le montage lui-même que sur des notaires. Ce qui se passe, c’est qu’on n’est pas omniscients. On a des compétences, on est conscient, mais il y en a certaines qu’on ne détient pas. On n’outrepasse pas notre conseil parce qu’on a une responsabilité de conseil. Vous savez, il y aurait quoi que ce soit dans notre activité, que ça concerne les SCI ou tous nos actes de gestion, on reste responsable. Donc on fait appel à des spécialistes pour des montages plus complexes, lorsque les SCI sont par exemple attachées à des holdings ou lorsque les situations patrimoniales sont tellement complexes qu’elles nécessitent des techniques juridiques plus élaborées […] »
[Conseiller en gestion de patrimoine dans une banque d’affaire étrangère, PRAT 26]’

Cela étant, cette humilité, qui hâte une mise en réseau, est un peu différente de celle dont doivent faire preuve les praticiens adhérant à la logique d’assistance déployée par le GIE. Au fil de ses interventions consultatives, le noyau dur est confronté à deux attitudes :

‘Q – Lorsqu’un praticien vous consulte, c’est qu’il a un problème qu’il n’arrive pas à résoudre. Est-ce qu’il n’est finalement pas trop dépendant de vous ?
« Si vous voulez, vous avez deux types de personnes. Vous avez ceux qui disent « si je sollicite un tiers, c’est quelque part reconnaître mon manque de compétence » et qui se disent « je suis décrédibilisé », et il ne fait pas souvent appel à nous. Et vous avez les autres qui disent « eh bien finalement, n’ai-je pas intérêt, si certaines dimensions du dossier ne sont pas de ma compétence, à faire appel à une structure qui apporterait une réponse adaptée aux besoins de mon client ? ». Le problème c’est de se dire « quel est mon job à moi ? C’est de satisfaire le client ou pas ? ». Si on considère que c’est ça, il n’y a aucune raison de se poser des questions et le professionnel lui-même peut dissimuler notre intervention. Plus nous arriverons à développer l’image de F. (le GIE), plus le professionnel se crédibilisera en nous faisant intervenir puisqu’il dira « écoutez, moi je suis intervenu avec une structure qui est bien assise sur le marché, qui est réputée ; j’ai préféré bosser avec eux ». Après c’est un problème de présentation je crois »
[Directeur d’un GIE d’assistance juridique et patrimoniale, PRAT 35]’

Soit ils rencontrent des praticiens lucides sur leur rationalité limitée, qui agréent le principe de la délégation ; soit ils rencontrent des praticiens affichant un sentiment empreint d’hésitation et de frustration. Mais les choses ne sont pas aussi claires que l’enquêté le voudrait car même des praticiens a priori humbles peuvent se montrer tourmentés et solliciter le GIE à contre-cœur. Avant de rentrer en contact, ils multiplient les efforts pour échafauder leurs propres préconisations techniques, même si leur savoir-faire demeure fragmentaire. Il en va de leur crédibilité auprès de clients fidèles, pressants et de plus en plus avisés, qu’ils ne veulent pas décevoir. Ecoutons l’objection de l’enquêté :

‘« Nous on s’interdit toute relation avec le client. Nous ne prendrons contact avec le client que si le praticien nous le demande, et pas s’il nous y autorise parce que nous on ne fait pas de démarche en la matière. Ça doit toujours venir de lui […] »
« Certains professionnels qui nous consultent se disent « comment voulez-vous que je présente à mon client si je veux le convaincre de le faire ? ». Donc certains nous demandent de venir présenter la consultation. Mais ça, c’est à la libre discrétion du professionnel. C’est nous qui nous mettons à sa disposition. Et c’est vrai qu’en plus on le fait, j’espère, avec suffisamment de diplomatie pour que lui-même se sente valorisé. On va alors tout faire pour le mettre en valeur auprès de son client. Nous de toute façon, on n’a pas pour ambition de revoir ce client-là mais plutôt le professionnel qui nous a sollicité. Et puis comme il nous a sollicité, on doit avoir un comportement adéquat. Mais c’est vrai que malgré tout, c’est quelque part un frein dans nos débouchés d’avoir des professionnels qui ne reconnaissent pas leur manque de compétences. C’est un problème purement humain »
[Directeur d’un GIE d’assistance juridique et patrimoniale, PRAT 35]’

A notre avis, la possible frustration du praticien est plus qu’un effet émergent induit par la participation à un système d’interdépendance. Elle en est l’un des effets pervers. Les praticiens peuvent éprouver cette médiation comme une perte de prestige ou, cas extrême, une humiliation. C’est pourquoi, le GIE poursuit sa mission pédagogique en essayant de déjouer les frustrations par une garantie de confidentialité et par un rejet du court-circuitage. La relation suppose d’autant plus de tact que la pérennisation du lien avec le praticien est une condition sine qua non de sa prospérité ou de sa « victoire identitaire » 474 . Rien ne lui est plus vital que l’institutionnalisation d’une récurrence partenariale débouchant sur la mise en place d’un contrat d’assistance technique 475 .

Aussi s’ingénie-t-il à valoriser ou re-crédibiliser le geste du praticien afin de dédramatiser la situation. Pour ce faire, s’il pose les jalons d’une stratégie patrimoniale, il laisse au praticien le soin de la rédaction ou de la mise en forme avec son propre vocabulaire et ses propres habitudes juridiques 476 . Le praticien ne doit plus se percevoir comme un mandataire impuissant – sachant qu’à terme cette impuissance peut décevoir le client et précipiter sa défection (cf. infra,chapitre 9, § 9.2) – mais comme un acteur d’un réseau ou d’un système dont il est l’articulateur. Nous terminerons là-dessus en disant que le lien social symbolise à la fois un adjuvant et un dépassement du lien marchand. Par l’ébauche d’un triangle personnalisation/proximité/disponibilité, ce sont la confiance, la fidélité et la transparence qui sont en jeu.

Notes
474.

Nous empruntons l’expression à Joseph KASTERSZTEIN, « Les stratégies identitaires des acteurs sociaux. Approche dynamique des finalités », op. cit. Il entend par là « les finalités poursuivies par les acteurs lorsqu’ils tentent de faire accepter, reconnaître, valoriser puis imposer une structure », structure qui – nous rajoutons – peut être remise en cause.

475.

Dans ce contexte, la relation GIE/praticien/client représente ce que Mark GRANOVETTER appelle une « triade interdite », ou du moins peu probable. En effet, le praticien A serait fortement lié au GIE B et au client C, sans que ceux-ci aient de liens. Les liens que B et C peuvent nouer, par le truchement de A, restent exceptionnels. Dans cette perspective, la relation entre B et C incarne un « trou structural » au sens où Ronald BURT l’entend, à savoir « une relation non redondante entre deux contacts ». L’analyse en termes de trou structural est moins pertinente pour qualifier la relation entre A et B puisque B – le GIE – cherche une redondance relationnelle à tout prix. Nous poserons que la majeure partie des relations interprofessionnelles d’affaires sont dans ce cas, qu’elles soient formelles ou informelles. Pour les définitions des concepts de « triade interdite » et de « trou structural », cf. Alain DEGENNE et Michel FORSE, Les réseaux sociaux, op. cit., respectivement p. 227 et p. 138.

476.

Le rôle de l’expert n’est-il pas paradoxalement de « consolider les « savoirs ordinaires » des personnes pour en faire des usagers sérieux d’une compétence experte et en même temps de souligner la coupure qui les sépare » ? Cf. Jean-Yves TREPOS, La sociologie de l’expertise, op. cit., p. 29.