8.3 Rapport à la SCI, rivalités professionnelles et moralité des rôles

Derrière le décryptage des relations inter-praticiens auquel nous venons de nous livrer, le lecteur aura sans nul doute pressenti la fragilité de leur équilibre, surtout quand la logique de la formalisation juridique entre en collision avec des logiques de l’habitude et/ou avec des attitudes « égotistes ». En reprenant le vocabulaire de l’économie des conventions nous dirons à ce sujet que « la coordination est incertaine » 477 . L’éveil à de nouvelles problématiques techniques et relationnelles relève souvent de la gageure ; les praticiens les plus « novateurs » ont moins intérêt à froisser l’orgueil des « gardiens des traditions » 478 , sachant que ceux-ci détiennent un certain pouvoir, qu’à ciseler un « ordre négocié ».

De ce fait, les discours des praticiens rencontrés reflètent très souvent une tension entre deux postures. D’une part, ils acquiescent ouvertement au principe d’une interprofessionnalité tout en n’abdiquant pas leur individualité et en niant quelque peu le constat d’une allocation différentielle des compétences. D’autre part, de par leur immersion dans le monde des affaires et leur credo libéral, ils vantent les vertus de la concurrence tout en n’omettant pas de rappeler les devoirs professionnels des uns et des autres et les limites des territoires sur lesquels il est éthiquement répréhensible de « braconner ». Ils ont beau se débattre dans un monde des affaires où les états d’âme ne sont pas toujours les bien venus, ce n’est pas un prétexte à une tolérance excessive.

Ces deux ordres pratiques et cognitifs nous préoccupent particulièrement parce qu’ils mettent l’accent sur le fait que « les frontières des compétences sont perpétuellement en débat » et que, dans le but de faire valoir son identité, un praticien peut avoir tendance à « réduire le travail d’un concurrent à une version (incomplète) du sien » 479 . En outre, ils nous aident à cerner des rivalités qui peuvent certes nuire à la dynamique du rapprochement interprofessionnel mais qui, bien au-delà, démontrent l’existence de divers principes d’action ou, pour parodier Monique Canto-Sperber, d’un « pluralisme moral » 480 .

Notes
477.

Cf. « L’économie des conventions ou le temps de la réunification dans les sciences sociales », Problèmes économiques, La Documentation française, n° 2.838, 7 janvier 2004, p.1-8.

478.

Cf. Yves DEZALAY, Marchands de droit, op. cit., p. 240.

479.

Cf. A. ABBOTT, cité par Claude DUBAR et Pierre TRIPIER, Sociologie des professions, op. cit., p. 134-136. Ces citations sont extraites de son ouvrage The System of the Professions. An Essay of the Division of Expert Labour, 1988. Nous trouvons la même idée chez Bernard ZARCA lorsqu’il avance que les identités professionnelles se bâtissent sur une « dialectique du même et de l’autre », Cf. « Identité de métier, identité artisanale », op. cit.

480.

Cf. Monique CANTO-SPERBER, « Philosophie morale et éthique professionnelle » in Marie-Anne FRISON-ROCHE (dir.), Secrets professionnels, op. cit., p. 103-117.