L’enjeu de la consultation juridique et de la rédaction d’actes

Les jugements de valeur émis par les praticiens sur l’action de certains de leurs confrères, concurrents et « voisins » contribuent à alimenter une disqualification autant technique que morale. En succombant au sirènes de la défiscalisation et du seul profit et en ne mettant pas en branle tout leur potentiel créatif – signe distinctif des professions libérales –, d’aucuns élaborent des montages sociétaires dont la nature juridique intrinsèque est dévoyée. Mais, plus profondément, les rivalités se tissent sur une critique de ce qui est censé les identifier collectivement, à savoir la déontologie. Face aux opportunismes individuels, celle-ci peut se trouver désorientée. L’enjeu est alors autant de savoir qui crée de bonnes ou de mauvaises SCI que de se battre pour reconnaître qui peut proposer des consultations juridiques et rédiger des actes. Nous retombons ici sur la question centrale de la déprofessionnalisation, ou de la remise en cause des monopoles professionnels causée par des facteurs démographiques (arrivée en masse de nouveaux experts) et socio-culturels (la dispersion des savoirs) 485 .

Pour mieux aiguiller le lecteur, il nous paraît inéluctable de revenir à la lecture du droit et de la législation. En effet, avant l’entrée en vigueur en 1992 de la loi portant réforme des professions juridiques et judiciaires (loi n° 90-1259 du 31 décembre 1990), la consultation juridique et la rédaction d’actes sous seing privé n’étaient régies par aucune réglementation sui generis. C’est pourquoi, afin d’enrayer la pratique abusive du droit par des personnes dépourvues de toute qualification, des conditions réglementaires plus strictes ont été édictées 486 . Sans trop entrer dans le détail, nous pouvons dire que la loi impose la possession d’une licence de droit ou, à défaut, la justification d’une compétence juridique appropriée à la consultation juridique et à la rédaction d’actes. D’ailleurs, toutes les professions juridiques réglementées sont réputées détenir cette compétence juridique. En revanche, les professionnels non réglementés se voient accorder une habilitation pour la pratique du droit à titre accessoire, uniquement par arrêté et après avis d’une commission d’experts.

A côté des professions juridiques et judiciaires qui sont légalement autorisées à offrir consultation et rédaction (avocats, avoués, notaires, huissiers de justice, commissaires-priseurs, administrateurs et liquidateurs judiciaires), nous trouvons par conséquent toute une série de professions qui, bien qu’elles aussi soient organisées, ne sont autorisées à proposer ces services qu’à titre accessoire : experts-comptables, agents immobiliers, administrateurs de biens, architectes, géomètres-experts, banques et établissements de crédits, juristes d’entreprise, experts agricoles et fonciers.

Attardons-nous sur le cas des experts-comptables puisqu’ils sont les premiers concurrents des avocats et des notaires sur le terrain sociétaire. Dans son article 22, l’ordonnance du 19 septembre 1945 – confirmée en 1990 par le Garde des Sceaux lors de débats parlementaires – régissant la profession d’expert-comptable prévoit que ses représentants « peuvent également donner des consultations, réaliser toutes études et tous travaux d’ordre statistique, économique, administratif et fiscal et apporter leur avis devant toute autorité ou organisme public ou privé qui les y autorise, et ce sans pouvoir en faire l’objet principal de leur activité, et seulement s’il s’agit d’entreprises dans lesquelles ils auraient des missions d’ordre comptable de caractère permanent ou ponctuel, ou dans la mesure où lesdites consultations, travaux et avis sont directement liés aux travaux comptables dont ils son chargés » 487 .

Forts de cette marge de manœuvre soutenue par la loi, nous voyons mal les experts-comptables ne pas étendre leur champ d’intervention au conseil financier et patrimonial et à la rédaction statutaire. Comme le claironne un enquêté [PRAT 19] : « je ne vais pas aider le client à faire le montage et envoyer le boulot aux autres ! », sous entendu aux juristes. Tout dépend alors de la manière dont la notion « d’accessoire » est entendue. Les tensions inter-praticiens qui en résultent proviennent de dissensus interprétatifs. L’interprofessionnalité perd de son attirance, devient négative, et en tant que système d’interdépendance induit un nouvel effet émergent : l’augmentation des actes non rédigés par des juristes. Impuissants devant l’infiltration du marché de la consultation et de la rédaction d’actes par les experts-comptables – i.e. le braconnage sur leurs « chasses gardées » –, les juristes se rangent derrière une soi-disant règle du jeu partenariale véhiculée par la division du travail :

‘« […] Vous savez maintenant, tout le monde fait de tout. Carrefour vend des contrats d’assurance, vend des bagnoles. Alors est-ce qu’il faut acheter son contrat d’assurance chez Carrefour ? Je n’ai rien contre eux, pour acheter des marchandises, de la nourriture, mais pas pour l’assurance. Maintenant, les banquiers font de l’assurance, les assurances font de la banque, les banquiers font du juridique… Tout le monde veut grappiller sur le domaine des autres. Moi je dis que c’est quand même la qualité du conseil qui est importante. Dans notre métier, il n’y a rien d’autre. On vend du conseil et du savoir-faire. Donc je crois que ce n’est pas bien de grappiller. Moi je ne fais pas les bilans de société. Même si je sais les faire, ce n’est pas mon travail. En plus, ils risquent de ne pas être parfaits. Donc, j’envoie chez le comptable. Moi je pense que le comptable doit jouer le jeu aussi. C’est la concurrence un peu sauvage malheureusement »
[Notaire, PRAT 4].’

Mais quid alors des limites de « l’accessoire » ? Les juristes ne sont pas dupes sur le fait que les experts-comptables s’engouffrent dans les interstices de la réglementation et associent la règle à une ressource plus qu’à une contrainte indépassable. D’un point de vue compréhensif, les experts-comptables donnent d’emblée une triple signification à leur infiltration : une économique car ils prennent des parts de marché ; une pratique car leur proximité avec les entrepreneurs, la force de leurs liens, les conduit naturellement à prodiguer du conseil, puis à le matérialiser ; une juridique car la loi leur permet d’exister dans un environnement normé. Ils en délivrent ensuite une autre plus impitoyable, plus discriminatoire, touchant presque aux aptitudes intellectuelles :

‘« Le problème de la querelle du chiffre et du droit, on est en plein dedans depuis quelques années. Moi, je considère que quand c’est un travail que peut faire une secrétaire d’avocat ou de notaire, c’est tout à fait de notre compétence. Donc des SCI, les secrétaires d’avocats, elles en font à tour de bras, sans que les avocats n’interviennent jamais. On n’a jamais de dépôt des fonds à la banque, c’est très simple […] Ils prennent tous des statuts-types qui figurent dans n’importe quel bouquin ou dans n’importe quel logiciel. Ils n’apportent rien de plus que nous, donc il n’y a pas de raison qu’on ne puisse pas en faire »
« […] Je dirai qu’en général, le secrétariat juridique est mal fait par les notaires. Ils sont toujours très mauvais pour faire ce genre de document. Les SCI créées par les notaires, c’est une catastrophe ! Les statuts sont toujours très flous, on ne sait pas qui a la possibilité de faire quoi et en cas de cession de parts c’est toujours la croix et la bannière. A mon avis, ce n’est pas adapté à la vie courante. C’est une formulation trop juridique, trop théorique, trop surfaite. Je pense que les statuts-types qui existent dans les bouquins sont mieux faits que les actes que pompent les notaires (sourire) »
[Expert-comptable, PDP 8]’

Cette restitution, un peu sous forme dialogique, des rivalités entre juristes et experts-comptables donne l’occasion de voir que le consensus interprofessionnel – en partie analysé dans la section précédente – peut être plus supposé que réel et que les évidences statutaires ne sont plus tout à fait partagées. Davantage que sur la présomption de compétence juridique ou les conditions fixées par arrêté, le secret professionnel et une assurance financière de responsabilité, la réglementation de la consultation juridique et de la rédaction d’actes à titre habituel et rémunéré s’appuie sur un sens de la moralité. Lorsque celui-ci est estimé bafoué, il n’est dès lors pas improbable de voir les praticiens les plus « meurtris » ester en justice par le biais de leurs instances ordinales :

‘« […] Vous regarderez, mais il vient d’y avoir un arrêt de la Cour de Cassation du 19 février 1999 qui concerne un type que je connais bien, qui s’appelle D., et qui habite à Lhomme dans le Nord. C’est un truc qui dure depuis 10 ans et ça vient juste d’être réglé par la Cour de Cassation, toutes chambres réunies. Vous regarderez s’ils ont le droit de faire du juridique ! […] Il faisait du juridique à tour de bras et à l’époque j’étais conseil juridique et je me trouvais à Lhomme. On lui est rentré dans le lard (sic) avec l’Association Nationale des Conseils Juridiques. Il a perdu en première instance alors il a fait appel, mais on a gagné en appel. Il a fait cassation, il est allé en cour de renvoi mais il a perdu. Bon, ils ont le droit de faire du juridique mais accessoire aux chiffres, c’est-à-dire par exemple si l’un de leurs clients, dont ils arrêtent le bilan, veut mettre son fonds en location-gérance. Ça, ils ont le droit de le faire, tout comme constituer une SCI. Mais du juridique pour du juridique, non »
[Avocat d’affaires, PRAT 10]’

Le bref récit de cette affaire particulière prouve en définitive que, par le jeu des attaques/contre-attaques judiciaires, la définition de l’accessoire n’est pas prise à la légère et qu’elle peut être scrupuleusement commentée. En dehors des torts financiers qu’un tel empiètement génère, nous constatons que l’éthique professionnelle gagne en pertinence dans les situations conflictuelles 488 . Conséquence d’une rude concurrence marchande et intellectuelle, les conflits cognitifs s’apparentent à des conflits de valeurs. Par-delà les (ré)interprétations « biaisées » du licite, c’est une certaine idée de la probité et de la droiture qui est en discussion.

Notes
485.

Cf. Jean-Yves TREPOS, La sociologie de l’expertise, op. cit., p. 23 sq.

486.

Cf. « Consultation juridique et rédaction d’actes » in Dictionnaire Permanent Droit des Affaires, tome 1, Montrouge, Editions Législatives, 1997, p. 638-643.

487.

Ibid.

488.

Cf. Monique CANTO-SPERBER, « Philosophie morale et éthique professionnelle », op. cit. Cf. aussi Marc MORMONT, « Pour une typologie des transactions sociales », op. cit. En reprenant les mots de l’auteur pour notre analyse, nous conviendrons que « la transaction peut être analysée comme un rapport de forces dans lequel le pouvoir respectif de chaque partenaire est déterminé par sa capacité à mobiliser le droit pour justifier ses prétentions, mais aussi sa capacité à interagir avec l’autre et également par le degré auquel il est intéressé aux avantages de la transaction par rapport aux autres solutions ». Dans le contexte de cette affaire, malgré plusieurs avertissements, aucun compromis n’a pu être trouvé, d’où le recours aux tribunaux.