La « guerre du conseil » ou l’entreprise distinctive 

L’affaiblissement des « pactes de non-agression » professionnels, en partie réalisés par la structuration de partenariats d’affaires, met au jour l’existence de ce qu’un enquêté conçoit comme une « guerre du conseil » [Directeur d’un GIE d’assistance juridique et patrimoniale, PRAT 35]. Chaque praticien représente une corporation dont le but est d’établir un monopole sur un segment spécifique du marché du travail et de faire reconnaître son expertise par un public relativement large. Il résulte de cette stratégie professionnelle collective des tentatives de « fermeture » culturelle et économique 489 . La fermeture en question affecte d’ailleurs aussi bien les rapports interprofessionnels qu’intra-professionnels.

Nous avons signalé plus haut le penchant des praticiens à dénigrer le « consumérisme juridique » d’une bonne partie de leur confrères et concurrents. Les conseillers en gestion de patrimoine diplômés, ainsi que quelques « voisins » notaires, concentrent leurs attaques sur la « stratégie de supermarché » 490 des banques, voire d’importants gestionnaires immobiliers qui eux aussi agrémentent peu à peu la gamme de leurs services de base de l’expertise-conseil, des diagnostics et de la conception de montages financiers, immobiliers et patrimoniaux 491 . Face à leur puissance financière et au fait qu’« on va plus souvent chez son banquier que chez son notaire » [Notaire, PRAT 5], ils développent des stratégies de niche – « séduire par l’innovation » [PRAT 35] – où l’« industrialisation » du conseil est proscrite. De même, ils prennent pour cible les praticiens les plus « laxistes » à leurs yeux, gros consommateurs de statuts-types ou dupliqués :

‘« J’en vois souvent des statuts de SCI qui ont été faits comme ça, sur le pouce, et qui sont vraiment mal faits parce qu’il n’y a pas ce qui faut. Les statuts de SCI, c’est 15-20 pages. Il y a plein de choses à régler : les problèmes éventuels de divorce, de décès, etc. Nous on sait faire tandis que le banquier ou l’expert-comptable, il prend des statuts-types. Vous savez, c’est pas dur de s’en procurer, il suffit d’aller dans une librairie. Pour moi, les statuts c’est du cousu main, c’est pas un acte standard. Même s’il y a des clauses qui reviennent dans tous, il y a quand même une réflexion à faire avec le client et il faut une adaptation à chaque cas particulier. En plus, ils peuvent évoluer, on peut les modifier. Quand il y a des changements dans une famille, on les reprend. Nous, on a le suivi derrière. Le banquier, lui, il va faire ça et ne plus s’en occuper après »
[Notaire, PRAT 4]’

Chacun se plaît ainsi à « approcher son métier par le haut » [Chef de produits dans une société de gestion de patrimoine, PRAT 30] et à se désigner, quand bon lui semble, comme « un empêcheur de tourner en rond » [Avocat fiscaliste, PRAT 11]. En écornant la rationalité et les manières de faire de praticiens ou de vendeurs de produits obnubilés, à l’insu des clients, par leur chiffre d’affaires, ils se posent en représentants d’une « noblesse » professionnelle – « noblesse » qui est au demeurant renforcée par un « pedigree » : cursus scolaire, méthodes reconnues, appartenance syndicale, etc. Ceux qui suivent des chemins de traverse dans l’espoir de gonfler leurs émoluments – « ils vendent du nirvana fiscal mais oublient le patrimonial » [PRAT 11] – sont immédiatement perçus, sans autre forme de procès, comme des « roturiers », groupe hétéroclite s’il en est dans lequel affluent des « pirates » [PRAT 30], des « imposteurs » [PRAT 35], soit, en d’autres termes, des usurpateurs d’identité, maîtrisant mal la science des montages.

Oui mais voilà, même les praticiens présumés les plus « nobles » ne sont pas à l’abri des réprobations. Durant notre enquête, nous avons surpris, outre des conseillers en gestion de patrimoine (cf. supra, § 8.1), des avocats souligner les « défauts » des notaires. Citons l’un d’entre eux [Avocat fiscaliste, PRAT 11] :

‘Q- Vous entretenez des contacts avec les notaires ?
« Moins »
R – Moins qu’avec les experts-comptables ?
« Ah oui parce que je pense que culturellement on est plus proches de l’expert-comptable que du notaire »
R – Culturellement ?
« On a une culture de l’entreprise qui est beaucoup plus commune avec l’expert-comptable qu’avec le notaire. Le notaire à mon avis, il a découvert l’entreprise il n’y a pas longtemps (rires). C’est rare les études notariales qui comprennent l’entreprise […] Par exemple, nous on intervient souvent chez nos clients, on est très souvent à l’extérieur, dans l’entreprise. Le notaire, lui, il est dans son étude. Bon maintenant il y a des notaires qui ont compris et qui rentrent sur le marché »
R – En plus vous êtes les seuls avec eux à pouvoir rédiger des actes de société ?
« Oui sauf que malheureusement – c’est un point de vue personnel qui n’engage que moi et même pas le cabinet – les notaires aujourd’hui ont quand même la chance d’avoir le monopole des actes pour tout ce qui concerne l’immobilier. Ce qui fait que par exemple une SCI, eh bien le notaire il va essayer de la monter lui-même. Il va rédiger l’acte de transaction immobilière et va dire à son client « je vous fais la SCI dans la foulée ». Alors que nous, on n’a pas ce monopole. On peut faire la SCI, on conseille le montage et après on est obligé de passer devant le notaire pour la rédaction et la signature de l’acte. Il y a quelque chose qui cloche ! »
[Avocat fiscaliste, PRAT 11]’

Sur le premier plan, le notaire serait donc un « novice » du conseil aux entreprises qui redouble d’efforts pour pénétrer ce marché porteur et donc sortir de sa « sédentarité ». L’assertion de l’avocat nous renvoie aux analyses des historiens des professions juridiques qui font état de la présence des notaires sur ce marché depuis le début des années 1990 alors que les avocats et les experts-comptables y évoluent depuis près de 80 ans 492 . Sur le second plan, quand bien même les avocats font partie des professions réglementées autorisées à rédiger des actes sociétaires, les notaires profiteraient de leurs prérogatives immobilières pour glisser des montages. Manœuvre jugée ô combien insidieuse par un avocat qui, à titre personnel, attend avec impatience les futures directives européennes légiférant sur les monopoles professionnels. Ce à quoi les notaires se regardant comme les plus « libertaires » [Notaire, PRAT 7] auront beau jeu de rétorquer que le client a toujours le choix, qu’il peut solliciter un praticien reconnu ou bien décider de monter sa SCI lui-même, avec les risques d’erreurs que cela comporte. Ils n’auront pas l’intime conviction de lui avoir forcé la main.

A une autre échelle, il est des avocats qui, quoiqu’ils s’en défendent, avivent les rivalités et les clivages en recentrant le débat sur la question de l’« initiative » [Avocat fiscaliste, PRAT 12]. Ils considèrent que les notaires offrent du conseil patrimonial et des constitutions de SCI en manquant de repères théoriques et empiriques. Du coup, le conseil n’est plus tout à fait du conseil. Par exemple, en matière de transmission successorale, ils se borneraient le plus souvent à préconiser une donation-partage indexée à un montage sociétaire. Si pour certains il s’agit d’un must, pour d’autres, comme cet avocat, il s’agit d’une solution « pauvre » que les notaires emploient par habitude sans vraiment la déconstruire. Inhibés par la peur du risque fiscal et la mise en jeu de leur responsabilité, ils se satisferaient de « mettre en œuvre ce que leur client leur demande ». Ils n’affirmeraient pas leur autorité et n’iraient donc pas de ce fait « au-delà des attentes de leur client ». Seul le « juridiquement correct » compterait. Lui, au contraire, en tant qu’avocat associé dans un grand cabinet d’audit anglo-saxon, rompt avec cette « pusillanimité » ; il impose plus qu’il ne subit et déjoue les représentations sociales ; et d’ailleurs ce sont bien des clients déçus ou dans l’attente d’autre chose qui cherchent à le rencontrer. Il mobilise des stratégies qui ont fait leurs preuves dans le monde de l’entreprise (montages holding) et n’applique pas à la lettre des principes civilistes univoques, imprégnés d’idéologie familialiste. Implicitement, l’avocat se lance dans une définition du « bon conseil », tel qu’il devrait être accompli par les notaires en particulier et les praticiens en général. Celle-ci peut être rapprochée de celle que Daniel Cohen en donne 493 . Tandis que le bon conseil est pour cet auteur celui qui détourne la règle de droit et s’infiltre dans les failles de la législation sans en entraver la lettre, pour l’avocat il est le professionnel qui sait « apprécier les risques » dans leur ensemble et qui en prend quand la situation le lui permet. Il cherche à aller au bout de son raisonnement et à optimiser autant que faire se peut.

Notes
489.

Sur cette notion de « fermeture », cf. Claude DUBAR et Pierre TRIPIER, Sociologie des professions, op. cit., p. 13-14 et p. 130. Pour eux, l’affirmation identitaire des professions relève d’un triple enjeu cognitif, affectif et conatif. Pour ce qui concerne le troisième enjeu, ils envisagent les professions comme « des formes historiques de coalitions d’acteurs qui défendent leurs intérêts en essayant d’assurer et de maintenir une fermeture de leur marché du travail ». Outre une évidente référence interactionniste, ils s’appuient sur les travaux de la sociologue américaine Magali SARFATI-LARSON.

490.

Nous empruntons l’expression à Yves DEZALAY, Marchands de droit, op. cit., p. 172.

491.

Cf. Marc BONNEVILLE, « Les mutations de la gestion immobilière urbaine : les nouvelles pratiques et les nouveau acteurs », op. cit.

492.

Cf. Jean-Louis HALPERIN, Avocats et notaires en Europe. Les professions judiciaires et juridiques dans l’histoire contemporaine, Paris, LGDJ, « Droit et société », vol. 19, 1996, p. 293 sq.

493.

Cf. supra, chapitre1, § 1.2, note de bas de page n° 50.