La loyauté comme clé d’une moralisation des relations

Qu’ils s’articulent autour des fondements juridiques, financiers, techniques et intellectuels des usages sociétaires ou bien autour des relations interprofessionnelles, la grande majorité des discours des praticiens versent dans la casuistique. Selon les professions et les individus qui les représentent de près ou de loin, les jugements moraux sur ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire sur un marché très concurrentiel revêtent une acuité particulière. Différentes « défaillances » professionnelles sont traquées, parfois sans la moindre complaisance et indulgence : applications méthodologiques non conventionnelles, standardisation, responsabilité, court-circuitages relationnels, vénalité, aperception des risques, etc. Il s’ensuit des attitudes qui vont de la résignation à la contestation – toujours un peu amères –, du « consensus mou » au déni le plus procédurier.

A partir de là, pouvons-nous affirmer que ces professions du conseil sont morales ? Si nous suivons Emile Durkheim, nous nous apercevons qu’il identifie les professions économiques et commerciales à des professions « amorales » 494 . Leur désorganisation professionnelle les pousserait à employer les procédés les plus « discutables » pour arriver à leurs fins. A en croire une bonne partie des juristes et des conseillers en gestion de patrimoine rencontrés, les vendeurs de produits ou de statuts seraient prêts à toutes les compromissions. Non seulement donc leurs comportements seraient amoraux – ils ignoreraient les rudiments de la déontologie – mais aussi immoraux – contraires à la morale qui régit les rapports entre les métiers. Toutefois, nous avons noté que même la détention d’une déontologie stricte pouvait faire l’objet d’entorses dérivant d’un certain pragmatisme. Avocats, notaires et experts-comptables s’adressent des piques car ils sont dans l’attente d’un respect multilatéral des frontières qui les séparent. Nonobstant leurs exhortations à l’honnêteté, ils sont aussi des professionnels qui naviguent dans un espace-temps économique et qui manient des concepts et des outils juridiques phagocytés par une idéologie et une vulgate libérales 495 .

Pour sortir de ce désordre, les conseillers en gestion de patrimoine, comme nous l’avons soulevé, se sont dotés, par l’intermédiaire de diplômes, d’instances ordinales, de labels et de professions de foi, de dispositifs de confiance. Conscients du chemin qui leur reste à parcourir, d’aucuns voient de plus dans la clarification des relations interprofessionnelles, et notamment prescriptives, une alternative ; ils en appellent à promouvoir une éthique des relations d’affaires assise sur une « loyauté d’échanges » :

‘« […] La prescription, ça sous-entend si vous voulez des commissions et pour nous c’est pas la base du genre d’affaires qu’on veut faire. Nous on travaille sans commissionnement, par « renvoi d’ascenseur » j’allais dire, sur la base d’une loyauté d’échanges. C’est-à-dire que si on envoie un dossier vers un avocat, on espère que le jour où il aura un dossier lié à notre activité de conseil, sur lequel il n’est pas présent ou en matière financière, ben il nous renverra le dossier. Si vous voulez, il y a toujours cette ambiguïté, dans le conseil ou l’approche globale, entre le conseil et la vente. C’est toujours le même dilemme. Donc en termes de prescription et de commissionnement, nous on préfère rester en marge et travailler de façon un peu autonome »
[Conseil en gestion de patrimoine dans une banque d’affaires étrangère, PRAT 26]’

Dans l’esprit de ce conseiller, pourtant salarié d’une banque, l’interprofessionnalité doit moins se construire sur une base pécuniaire – les commissions – que sur une base socio-éthique – le « renvoi d’ascenseur ». Ainsi, pour lui, la réciprocité différée, est-elle une solution viable qui permet de circonscrire bien des déviances suscitées par le processus de marchéisation des relations sociales et juridiques. Peu importe quand la pareille sera rendue à partir du moment où le bénéficiaire du service donne un accord de principe et se dit prêt à jouer le jeu en temps voulu.

A y regarder de plus près, sa proposition rejoint la définition que Max Weber donne de la sociation, au travers de ses trois prémisses fondatrices 496 . En tant que compromis ou coordination d’intérêts, la sociation est une entente requérant un engagement mutuel ; elle s’oriente soit d’après la croyance en son propre caractère obligatoire, soit par anticipation de la loyauté du partenaire. Ici, la prescription-sociation est moins envisagée sous l’angle de l’obligation que de l’opportunité, mais quand elle survient elle ne peut fonctionner que si la moralité du praticien prescrit est préétablie. Vaste programme prédictif s’il en est, qui décourage les uns mais entretient l’espérance des autres…

Notes
494.

Cf. Emile, DURKHEIM, Leçons de sociologie, op. cit., p. 49.

495.

Pour Dominique TERRE, « Droit et marché forment un couple de rivaux inséparables. Ils sont rivaux parce que leurs relations sont souvent présentées sous les espèces de la concurrence et de l’incompatibilité : l’excès de réglementation tue le marché et le marché, entravé par le droit, a tendance – au nom du libre jeu – à en déjouer les règles, faute de pouvoir les forcer. Mais ces ennemis sont inséparables parce que les crises économiques et surtout financières donnent régulièrement au marché l’occasion de réclamer, par de brusques volte-faces, le secours du droit ». Cf. « Droit et marché », L’Année sociologique, 49, n° 2, 1999, p. 381-406.

496.

Cf. supra, chapitre 1, § 1.5.