Chapitre 9. Praticiens/porteurs de parts : les équivoques d’une relation fiduciaire. Autres variations sur le thème de la confiance et du « je t’aime, moi non plus »

« La connaissance est le début de l’action ; l’action, l’accomplissement de la connaissance »
Wang-Yang-Ming

« Présenter quelque chose à quelqu’un, c’est présenter quelque chose de soi »
Marcel Mauss, Essai sur le don 498

Dans la première partie de ce travail (cf. supra, chapitre 2, § 2.4), nous avons avancé l’hypothèse selon laquelle les porteurs de parts s’attachaient les services d’un ou plusieurs praticiens dans l’espoir d’atténuer leur ignorance ou d’enrichir un stock de connaissances sociétaires et juridico-financières relatif. A ce titre, nous avons évoqué l’apparition d’attitudes procuratives intentionnelles ou contraintes. Nous avons toutefois affirmé que la rationalité et l’intérêt brut n’étaient pas les seules données du problème et que d’autres facteurs, comme la tradition, les habitudes, une appartenance culturelle, générationnelle ou réticulaire, des représentations individuelles et collectives, contribuaient parfois aussi à animer cette relation particulière, voire à la conditionner 499 .

Pour bien étudier la relation porteur de parts/praticien sous ses différentes coutures, il semble indiqué de la définir dès le départ comme une relation fiduciaire ou intuitu personae. Confier ses intérêts et projets à un praticien patrimonial implique que ce dernier jouisse d’une autorité ou d’une considération et qu’on lui accorde, dans la foulée, et dans des proportions variables, sa confiance – ou qu’on croie qu’il puisse, par ses connaissances et compétences, clarifier plus d’une obscurité théorique et débrouiller plus d’une difficulté pratique. Dans ce cadre, l’étroite corrélation entre connaissance, croyance et confiance assure la tenue d’un engagement réciproque – contractuel – entre les deux parties 500 .

La relation de confiance interpersonnelle s’appuie donc non seulement sur la confidentialité que le client-porteur de parts attend du praticien, mais aussi sur le fait qu’en délivrant au client des informations nécessaires qui lui échappent, le praticien lui donnera les moyens de mettre en œuvre son projet d’acquisition et de gestion immobilières ou de transmission patrimoniale. De prime abord, le praticien occupe une position de force puisque le client solliciteur est le plus souvent préjugé incompétent. Aussi nous appartient-il de sonder la profondeur de cette réciprocité.

Réfléchissant sur l’impact sociologique de l’autorité professionnelle, Raymond Boudon et François Bourricaud pensent, dans cette perspective, que l’analyse de la confiance se heurte à deux difficultés majeures 501  :

  1. En premier lieu, en vertu d’une conception « positiviste » ou « scientiste », qui est au fondement de « l’idéalisation technocratique de l’expertise et de la compétence », la confiance ne renverrait qu’aux seules prescriptions bâties sur des propositions logico-expérimentales. Les deux sociologues estiment cette position peu réaliste dans la mesure où, pour eux, la plupart des usagers du service sont incapables d’apprécier tant l’efficacité probable des prescriptions que la validité des propositions logico-expérimentales qui les sous-tendent.
  2. En second lieu, conformément à une conception qu’ils qualifient de « mystique », la confiance serait d’autant mieux accordée que certaines garanties sont remplies. Ainsi, le passé d’un praticien, sa moralité et sa réputation, son parcours professionnel, seraient de véritables critères d’évaluation de sa qualification et de sa compétence – i.e. des dispositifs de confiance. Cela étant, ils désignent cette seconde position comme aussi peu réaliste que la première en ce sens que le client doit parier sur sa bonne entente avec le praticien, doit suivre ses préconisations à la lettre et jouer carte sur table. Ce qui n’est pas gagné d’avance, ce genre d’attitude spéculative pouvant induire des risques divers et variés.

En formulant l’idée d’une créativité partagée (cf. supra, chapitre 2, § 2.4), nous nous rapprochons et nous nous écartons à la fois de ces deux inférences. Certes le client se signale par sa rationalité limitée et son manque de repères par rapport à une logique juridico-financière objective, mais cela ne signifie pas pour autant que son ignorance est absolue et insurmontable. Dans ce contexte, le praticien peut poursuivre une mission socialisatrice qui participe autant la consolidation de son autorité socioprofessionnelle qu’à la création d’un lien qui dépasse, plus qu’on ne l’imagine, la simple rémunération pécuniaire. De surcroît, nous pensons que la réussite de la relation réside en partie dans l’image que le client se fait du praticien et qui emprunte aux représentations sociales. Une croyance, un cliché, peuvent initier une bonne communication, même si ultérieurement des dissonances peuvent survenir, la fides implicita devient moins évidente et que le libre arbitre du client vient changer la donne.

Au fond, la relation s’articule autour de trois termes : un message, un émetteur et un récepteur. Quel que soit l’angle d’approche ou la position théorique privilégié(e), il s’agit toujours de découvrir les manières dont le message ou la prescription sociétaire est accueilli. Avec chaleur ou avec fraîcheur ? Nous pouvons également nous demander si l’interaction ne produit pas un déséquilibre au profit soit du praticien, représentant de l’autorité rationnelle-légale, soit du client-porteur de parts, non totalement dépourvu d’avis personnels. Plus précisément, on peut conjecturer, dans une certaine mesure, la présence d’une confrontation des inventivités respectives.

Pour rendre notre propos plus lisible et améliorer le traitement conjugué des questions de la confiance et de la diffusion informationnelle, il nous paraît intéressant de caler l’analyse sur celle des pratiques et des représentations du don. Quand bien même le lien qui unit un porteur de parts à un praticien est un lien marchand, il n’est pas interdit de voir dans le premier un « récipiendaire » et dans le second un « donateur ». Lors de l’entretien patrimonial – qui est, rappelons-le, une prestation verbale préparant le terrain à l’écriture d’un plan d’arbitrage puis d’un acte contractuel –, le praticien est censé prodiguer des connaissances ou donner des informations plus ou moins espérées par le client. En outre, les rôles peuvent s’inverser surtout quand le porteur de parts donne au praticien des renseignements intimes attendus et indispensables à l’élaboration d’une stratégie patrimoniale idoine. Le but est bien de concrétiser techniquement un projet individuel, conjugal ou familial, d’apporter la meilleure réponse possible, voire de corriger l’allure d’une trajectoire. En donnant ces informations, qui représentent quelque chose de soi, le porteur de parts donne en partie sa confiance. Il y a donc, comme l’énoncerait Georg Simmel, un « effet en retour » qui s’exerce 502 . Pour donner, il faut en somme avoir reçu ou encore, pouvons-nous être tenté de dire, il n’y a pas de véritable don si l’autre ne reçoit pas et ne rend pas. Ainsi en est-il, à la suite de la confiance, de la gratitude qu’un client peut par exemple éprouver envers un praticien.

Dans un premier temps, nous porterons notre attention sur les façons dont les praticiens envisagent l’interactivité avec leurs clients. Plus exactement, il s’agira de mettre au jour, en scrutant à nouveau leurs méthodes de travail, des pratiques à dominante pédagogique [§ 9.1]. Ceci nous aidera à préciser le contenu du chapitre précédent tout en insistant sur le fait que de telles pratiques peuvent inspirer la confiance ou la contrefaire. Dans un deuxième temps, nous montrerons que la confiance est une relation qui se construit et se gagne progressivement et qui, à cet égard, se nourrit autant de pragmatisme que d’inscriptions socio-culturelles, réticulaires, de croyances, de normes et de valeurs fortes [§ 9.2]. Pour ce faire, nous essaierons d’interpréter les tendances rédactionnelles sous seing privé et notariées. Dans un troisième et dernier temps, nous aborderons quelques cas d’effritement de la confiance [§ 9.3]. La déception et la défiance témoignées par certains porteurs de parts à l’encontre des praticiens nous conduira, entre autres choses, à saisir d’une part les limites de la relation « oblative » et, d’autre part, en corollaire, une inclination non négligeable à la personnalisation gestionnaire et rédactionnelle.

Notes
498.

Cf. Sociologie et anthropologie, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », Paris, PUF, « Quadrige », 1983 (1950), p. 161.

499.

Nous souscrivons ici à l’analyse de Jean-Michel SERVET : « Pour comprendre la construction sociale de la confiance, il faut saisir l’ensemble des réseaux de socialisation des individus dont l’intérêt n’est qu’un des ingrédients très variables selon les époques ». Cf. « Paroles données : le lien de confiance », op. cit.

500.

Cf. Lucien KARPIK, « Dispositifs de confiance et engagements crédibles », op. cit.

501.

Cf. Article « Autorité » in Dictionnaire critique de la sociologie, op. cit., p. 32-37.

502.

Cf. Georg SIMMEL, Sociologie, op. cit., note de bas de page, p. 579. Citons-la in extenso : « Donner est en soi une des fonctions sociologiques les plus fortes. Si dans la société, on ne donnait et prenait en permanence – même hors de l’échange – il ne pourrait exister aucune société. Car le don n’est pas une simple action de l’un sur l’autre, mais précisément ce qu’on attend d’une fonction sociologique : une action réciproque. En acceptant ou en refusant le don, l’autre exerce un effet en retour sur le premier acteur. La façon dont il accepte, avec ou sans gratitude, qu’il attend le don ou qu’il en soit surpris, qu’il reste satisfait ou non du don, qu’il se sente grandi ou humilié par ce don, tout cela exerce un effet en retour très net sur le donateur, même si évidemment on ne peut l’exprimer par des concepts et degrés bien précis, et tout don est par conséquent une action réciproque entre donateur et récipiendaire ». Cette analyse s’applique aussi bien aux relations entre praticiens et porteurs de parts qu’à celle entre des parents et des enfants regroupés dans une SCI patrimoniale, et dont l’origine est la transmission successorale. Cf. infra, chapitre 10, § 10.3.