9.1 Le dessein didactique des praticiens

Au fil de notre enquête, nous avons découvert, quelquefois avec stupéfaction, que la plupart des praticiens reléguaient au second plan la question de la rémunération du conseil – ce qui, comme nous le verrons infra (§ 9.3), n’est pas franchement le cas de tous les porteurs de parts. Nous ne saurions dire avec certitude si ce fût là un effet induit par la situation d’entretien – d’aucuns désirant peut-être, devant le dictaphone, se donner une certaine contenance en l’escamotant – ou bien le signe d’un réel nivellement axiologique, faisant que la technicité, l’intellection et la pédagogie passent avant une question aussi terre à terre quoique vitale pour l’avenir de la discipline du conseil patrimonial. Citons l’un des rares enquêtés l’abordant de front :

‘« […] Il y a toute une éducation à faire parce que les clients ne savent pas ce qu’est le conseil patrimonial. Il n’est pas dans les habitudes de rémunérer du conseil. Or le problème, il est là. Tant que le client ne voudra pas payer, il ne pourra avoir accès à l’indépendance, au conseil indépendant. Dans la mesure où si une personne ne peut se faire rémunérer que par la préconisation du produit, il peut avoir la meilleure volonté du monde, à la fin du mois il faut qu’il soit capable de vivre, de payer éventuellement ses collaborateurs… bref une réalité économique. Donc tant que le client ne voudra pas payer, le conseil ne pourra exister. S’il ne peut pas exister, on ne pourra jamais être certain que c’est du conseil patrimonial tel qu’on devrait l’entendre […] »
[Directeur d’un GIE d’assistance juridique et patrimoniale, PRAT 35]’

Cet extrait mérite le détour parce que non seulement il atteste d’une correspondance entre reconnaissance technique-professionnelle et reconnaissance marchande, mais aussi et surtout parce qu’il met en relief les efforts dont doivent redoubler certains conseillers pour le faire comprendre à des clients accoutumés à concevoir le conseil comme un bien immatériel et, de fait, presque « public » 503 . Nous pénétrons par conséquent dans un registre « éducatif » où la référence à l’argent est présente à tous les étages de la relation. En d’autres termes, « il faut payer le conseil car il fait gagner de l’argent ».

Conservons cet arrière-plan. A plusieurs reprises déjà, nous avons souligné que les praticiens s’évertuaient à remettre leurs clients dans le « droit chemin », c’est-à-dire à leur montrer la coïncidence entre un montage sociétaire et les besoins ou les nécessités d’un contexte économique, familial, professionnel spécifique. A cette fin, l’entretien patrimonial vise à tester la capacité de compréhension des clients face à un problème donné. Il est l’espace-temps d’un processus actif de socialisation secondaire ou de resocialisation juridico-financière, le support désigné d’un apprentissage de la rationalité technique-patrimoniale. Tout en mettant en exergue les possibles contradictions de ses clients, le praticien s’y adonne avec pour objectif premier « l’instauration d’une réflexion personnelle généralement négligée mais indispensable à la tenue d’une organisation patrimoniale raisonnée et cohérente » 504 . Il lui permet aussi, plus largement, de (co)produire leur opinio juris et leur opinio necessatis, de leur remémorer, une fois la décision prise, les obligations protocolaires à respecter (cf. supra, chapitre 7, § 7.1).

Notes
503.

Nous avons en quelque sorte affaire à un processus de matérialisation de l’immatériel. N’oublions pas, comme nous l’avons vu dans le précédent chapitre, que l’un des conseillers en gestion de patrimoine interrogés se désignait comme un « vendeur d’idées et de préconisations ». La matière grise est une ressource ; la réflexion d’un praticien produit des résultats matériels concrets comme un montage sociétaire par exemple.

504.

Cf. 96ème Congrès des Notaires, Le patrimoine au XXIe siècle. Défis et horizons nouveaux, op. cit., p. 249.