Dégrisement et souci maïeuticien

Si la défiscalisation et la recherche d’une discrétion socio-patrimoniale figurent au rang des motifs de constitution sociétaire les plus significatifs (cf. supra, chapitre 5, § 5.4), il n’en demeure pas moins que leur objectivation comportementale suscite les réserves, si ce n’est les diatribes, d’une majorité de praticiens. Au travers de leur connaissance théorique de la législation et/ou de leur vécu professionnel, ces derniers connaissent les dangers d’un recours immodéré et « perverti » aux montages sociétaires. Dès lors, leur rationalité apparaît aussi bien comme une rationalité a priori que comme une rationalité par l’expérience.

En soi, la recherche d’une économie fiscale ou d’un surcroît de discrétion n’a rien de condamnable. Il est des praticiens qui s’en prennent moins directement aux clients qui les interpellent à ce sujet qu’aux vecteurs par lesquels ils ont acquis des informations sociétaires plus ou moins pertinentes. Autant que les « scoops » et les « tuyaux » diffusés par un entourage pseudo-averti, c’est le processus de vulgarisation médiatique ou de démocratisation de la connaissance sociétaire qui est principalement mis en cause. Tandis que pour certains, cette vulgarisation médiatique ou interactionnelle représente une « base de travail » [Notaire, PRAT 6], au même titre d’ailleurs que le petit conseil informel d’un banquier ou d’un agent immobilier, pour d’autres les informations parcellaires propagées par les revues, les magasines et les sociabilités informelles peuvent conduire à des raisonnements et des montages imparfaits et spécieux. En ne s’attachant qu’aux détails confortant leurs plans, qu’à certains avantages juridiques, les futurs porteurs de parts feraient alors fi d’une vue d’ensemble salutaire ; les inconvénients seraient gommés. A trop regarder les choses par le petit bout de la lorgnette, le sens et l’objet des montages sociétaires s’affaibliraient considérablement.

‘« La plupart des gens font ça sur la base d’idées préconçues et pas toujours avec la technicité et le recul suffisants, par rapport notamment aux évolutions jurisprudentielles et aux risques. Parce que c’est clair qu’il y a des risques, en particuliers fiscaux, sur ces montages. Il faut les utiliser avec prudence. Et bon le problème c’est que tous ces gens-là ont tendance à reproduire à l’infini des schémas identiques, qu’ils décalquent sur des situations. Bon ça va passer 80 fois sur 100, puis il va y avoir un moment où ça va péter »
[Avocat fiscaliste, PRAT 12]’

Ainsi donc, dans la lignée de cet avocat, aussi remonté que désenchanté, tout praticien digne de ce nom se doit de « mettre fin aux bruits » [Conseiller en gestion de patrimoine indépendant, PRAT 25] et de lutter contre « la surenchère permanente » [Notaire, PRAT 4] caractérisant l’attitude de plus d’un client. Les avocats, les notaires et les conseillers en gestion de patrimoine sont d’ailleurs ceux qui souhaitent le plus que leurs clients reviennent à des « motivations saines » [Chargé d’affaires dans une société de financement, titulaire d’un DESS de conseil en gestion de patrimoine, PRAT 29] – i.e. l’organisation, la gestion et la transmission d’un patrimoine immobilier familial ou non – et sortent du piège idéologique des représentations fiscales 505 . De fait, ils n’hésitent guère à se présenter comme des « modérateurs » [Notaire, PRAT 4] et des « vulgarisateurs officiels » [Avocat fiscaliste, PRAT 11] chargés de rectifier une somme d’idées reçues ou fausses, de montrer à leurs clients que leurs bonnes raisons sont infondées – virent au fantasme – à l’aune de ce que permettent les contextes réglementaires, économiques, fiscaux, sociaux. Derrière leur entreprise de démystification ou de dégrisement se tient par conséquent un triple enjeu professionnel : restaurer une approche essentialiste de la SCI, honorer la confiance que les clients leur accordent et limiter l’usure de leur statut d’émetteur officiel.

La méthode du dégrisement, propre à tout audit patrimonial, ressortit d’une certaine manière à une méthode évaluative, à savoir, comme le définit Max Weber, « une appréciation pratique d’un phénomène sur lequel notre activité peut exercer une influence en adoptant à son égard une attitude d’approbation ou de désapprobation » 506 . Les montages imaginés pour répondre à une pure logique fiscale, à des pulsions quasi paranoïaques de discrétion, à des situations d’adultère, etc., sont globalement désapprouvés, descriptions juridiques et factuelles à l’appui. Il existe des sujets qui fâchent ou qui attisent les passions et aux catégories subjectives des clients les praticiens opposent souvent leurs propres catégories de perception de la réalité.

Si nous allons plus avant, nous devinons que les jugements de valeurs énoncés peuvent être soit la marque sous-jacente de véritables conceptions éthiques et culturelles sur l’ordre institutionnel ou sur la famille (cf. infra), soit un artifice provocateur ad hoc employé pour faire réagir un client paraissant manquer de discernement. Dans ce deuxième cas de figure, il est loisible de voir le praticien fonder son raisonnement sur des impératifs hypothétiques 507 . En effet, le client a toujours le dernier mot. Même si le praticien désavoue les motivations de son client et ne peut pas toujours l’empêcher de les matérialiser, ses préconisations sont alors moins obligatoires que souhaitables. Il se contentera juste d’un « vous devez faire cela si vous voulez réussir ».

‘« Avec les SCI il faut faire attention parce qu’il peut y avoir beaucoup d’abus de droit. Il faut vraiment qu’il y ait une finalité. Et nous la finalité, on l’explique par la transmission et non pas par une quelconque évasion fiscale. On ne cherche pas à contourner le fisc même si on utilise les moyens qui sont à notre disposition pour minimiser l’impact de la fiscalité. Nous, on estime que dans certains montages, il vaut mieux payer le fisc et on explique au client que, finalement, ils sont gagnants. Par rapport à la fiscalité, on a une approche qui détone un peu par rapport à d’autres.
Q – Et le message passe bien auprès de vos clients ?
« Chez certains oui, mais il faut que les gens aient une certaine maturité. C’est pour ça que ça nécessite un certain nombre de rendez-vous. Pour d’autres, ça passe moins bien ; ils restent basiques. »
R – Basiques ?
« Parce qu’ils payent simplement, alors que ce sont des patrimoines très importants… ils ne payent à la limite que 10 000 balles d’ISF mais pour eux c’est trop, il faut gommer ça, alors que ce n’est pas le problème à traiter. Alors quelquefois nous sommes en désaccord et nous n’allons pas plus loin. »
[Chef de produits dans une société de gestion de patrimoine, PRAT 30]’

En s’efforçant de faire barrage à l’idéologie fiscale qui habite certains de ses clients, ce conseiller est le témoin ce que l’on pourrait appeler un « paradoxe du contribuable ». Afin d’abaisser a maxima une pression fiscale qui les touche plus ou moins durement, certains clients seraient prêts à tout et ce, au point de déstabiliser leurs stratégies patrimoniales. Mais peut-être, à vrai dire, tous n’en ont-ils pas. Pour lui, « l’immaturité » dont ils font preuve les conduit sur le terrain de l’irrationalité. Aveuglés par cet objectif, ils ne prendraient pas conscience du bien-fondé des « sacrifices » fiscaux à consentir ponctuellement pour préserver une logique d’ensemble. La persistance de cette représentation mutilée et l’entêtement d’un client peuvent engendrer des désaccords faisant que le praticien fait parfois défection (cf. infra, § 9.3). Il préfère perdre des honoraires et des clients argentés plutôt que d’être stipendié pour une resquille qu’il réprouve et qui ne résout aucun problème patrimonial 508 .

Aussi pensons-nous que la rectitude morale et professionnelle affichée par un praticien peut être conçue comme un stratagème pour changer le regard d’un client obstiné. La méthode du dégrisement requiert par conséquent tact et habileté. Et d’ailleurs, l’habileté démontrée par le praticien – dans la forme et le fond du raisonnement – doit permettre au client de développer sa propre habileté et de reconsidérer la prudence comme l’une des vertus cardinales d’un projet patrimonial raisonné 509 . C’est pourquoi, les procédés socialisateurs promus par de nombreux praticiens du conseil participent d’une maïeutique.

‘« Les clients sont un peu plus avertis qui ne l’étaient. Il y a de plus en plus de journaux financiers. Je pense que c’est plus au travers de ça que par l’intermédiaire du notaire, parce que le notaire on va pas le voir souvent. Si vous voulez, ça risque de toucher une clientèle plus élargie que la clientèle un peu haut-de-gamme qui était concernée par ce type de montage, du fait que cette information leur arrive via les médias. Bon les conseillers en gestion de patrimoine peuvent aussi répondre à leurs attentes, mais là encore ça concerne une clientèle variable. La dame que j’ai vue hier, bon la vie en général fait que si on est amené à se remarier un peu plus souvent que par le passé, bon elle est pas mariée, elle a un enfant mais elle voulait quand même essayer de réfléchir. C’était plus une question qu’elle nous posait à nous qui lui avions présenté cette opportunité. Peut-être parce qu’on est pas toujours convaincu que ça soit toujours le choix idéal… dans notre for intérieur. Ça reste quand même à la libre appréciation de chacun mais il faut bien ouvrir les yeux du client sur tous les aspects. Quand on lui a bien ouvert les yeux, il n’est pas dit que ça soit le choix idéal […] Il y a des schémas qui sont quand même assez conseillés mais autrement sous un angle patrimonial c’est vraiment… Disons qu’à partir du moment où on a ouvert les yeux du client, c’est à lui de prendre sa décision. Nous, on va dans le sens dans lequel il a envie d’aller »
[Conseiller en gestion de patrimoine dans un banque généraliste nationale, PRAT 22]’

Le fait qu’un client garde, en théorie et malgré tout, le pouvoir de décision ne doit pas occulter tout le travail de sensibilisation réalisé en amont par le praticien. Le souci maïeuticien qu’il manifeste s’incarne bien dans l’expression employé par ce conseiller : « ouvrir les yeux ». L’éveil à des solutions nouvelles et originales, les mises en garde répétées, la critique constructive de certaines tentations, la clarification des stratégies à mener, etc., n’ont d’autre but que d’alimenter le stock de connaissances d’un client hésitant et de lui apporter une certaine quiétude. Pour ce faire, le praticien évite de tomber dans des propos trop péremptoires. Il lui faut, comme le concèdent un avocat-conseil et un chargé d’affaires dans une société de financement déjà cités, « suggérer plus qu’imposer », « amener le client à accepter le principe » [PRAT 14] ou « amener le client à se poser les bonnes questions » [PRAT 29]. En usant de la dialectique pour répondre aux interrogations de son client, le praticien cherche aussi à ce qu’à terme il devienne plus autonome sur le plan gestionnaire. Prétendons donc, pour l’instant, que la concrétisation d’un projet patrimonial sociétaire à venir procède d’une transaction assez équilibrée ou de pourparlers 510 .

Notes
505.

Cf. Pierre VERGES, « Représentations sociales de l’économie : une forme de connaissance », op. cit. L’auteur envisage les représentations sociales comme une « production idéologique associée à la pratique ». Depuis la loi de finances pour 1999, instaurant une harmonisation des droits de mutations de l’immobilier d’habitation et professionnel, la défiscalisation semble moins en vogue. Actuellement, nous pouvons voir dans la protection et la séparation patrimoniales une autre forme de déviation idéologique et ce autant pour des raisons juridico-économiques que psychosociologiques. Nous renvoyons le lecteur aux chapitres 1, § 1.3, et 5, § 5.4.

506.

Cf. Max WEBER, « Le sens de la neutralité axiologique » in Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, « Agora Pocket », 1992 (1965), p. 365-433.

507.

Sur cette notion, cf. Emmanuel KANT, Fondements de la métaphysique des mœurs, Paris, Delagrave, 1994, p. 125. « Puisque toute loi pratique représente une action possible comme bonne, et par conséquent comme nécessaire pour un sujet capable d’être déterminé pratiquement par la raison, tous les impératifs sont des formules par lesquelles est déterminée l’action qui, selon le principe d’une volonté bonne en quelque façon, est nécessaire. Or si l’action n’est bonne que comme moyen pour quelque autre chose, l’impératif est hypothétique ; si elle est représentée comme bonne en soi, par suite comme étant nécessairement dans une volonté qui est en soi conforme à la raison le principe qui la détermine, alors l’impératif est catégorique. » Il ajoute toujours à la même page : « L’impératif hypothétique exprime donc seulement que l’action est bonne en vue de quelque fin, possible ou réelle. Dans le premier cas, il est un principe problématiquement pratique ; dans le second, un principe assertoriquement pratique […] ».

508.

Pour un contre-exemple, cf. infra, § 9.2.

509.

Sur cette question de l’habileté, nous renvoyons à nouveau d’Emmanuel KANT, Fondements de la métaphysique des mœurs, op. cit. p. 126 sq. Il conçoit les impératifs hypothétiques et catégoriques comme des « impératifs de l’habileté » et les classent en 3 types : les impératifs « techniques » (se rapportant à l’art), les impératifs « pragmatiques » (se rapportant au bien-être) et les impératifs « moraux » (se rapportant à la libre conduite en général). Le travail de conseil des praticiens mêle à notre sens ces trois déclinaisons.

510.

Dans son étude sur les conduites projectives, Jean-Pierre BOUTINET dégage 5 paramètres méthodologiques constitutifs d’un projet. Un projet admet toujours un sujet, un objet, un rejet, un trajet et un surjet. Ce dernier élément nous intéresse particulièrement. Par-delà le renvoi à la métaphore couturière – le surjet représente précisément la couture qui réunit de deux morceaux d’étoffe différente par un point qui les chevauche –, cette notion nous instruit sur la question du lien social au sein projet. Comme le souligne l’auteur, « Le surjet soulève donc le problème de la validation sociale des projets pour leur éviter de se laisser prendre à la dérive des prétentions narcissiques ou de perspectives irréalistes ». Cf. Psychologie des conduites à projet, op. cit., p. 90. Le travail de dégrisement et d’apprentissage effectué par le praticien, via l’entretien patrimonial, revient donc à un travail au surjet.