Une demande de sécurité et de simplicité

Il en résulte que le conseil est « bon », que le dégrisement a porté ses fruits, lorsqu’il est partagé, c’est-à-dire que le client comprend les propositions du praticien et que le praticien saisit les attentes et les difficultés d’interprétation du client 511 . De ce fait, le praticien doit s’adapter à son client, ce qui ne veut pas dire, comme nous l’avons vu, qu’il reste passif ; « un dossier ne se subit pas, il se gère » [Notaire, PRAT 2]. La déconstruction des prénotions suppose que le praticien ait un discours limpide, épuré autant que faire se peut de son caractère jargonnant. En somme, pour s’adapter au client et à sa situation, il a tout intérêt à pratiquer ce que Pierre Bourdieu nommerait une « euphémisation volontaire » 512 . Ce que de leur côté, certains spécialistes objectent en partie parce que l’ésotérisme et le mystère entourant leurs concepts et leur langage garantit le maintien de leur identité socioprofessionnelle 513 .

Dans cet esprit, il nous semble que la volonté de simplification discursive – de retour à une vulgarisation originelle, si nous préférons – va de pair avec le besoin de sécurité et de simplicité, voire de sobriété, exprimé par la grande majorité des futurs porteurs de parts. Confrontés à une grande diversité de situations patrimoniales, presque tous les praticiens enquêtés préfèrent pour leurs clients des montages accessibles, qu’ils seront capables de suivre et dont ils pourront s’occuper eux-mêmes personnellement, a fortiori quand ils sont âgés, conservateurs et se comportant en « bon père de famille ».

‘Q – Finalement vous privilégiez la simplicité dans vos propositions ?
« Voilà, exactement Il ne faut pas mettre les clients dans des situations… si je monte une société civile pour un client qui est, supposons, un avocat fiscaliste qui a un grand cabinet, etc., et puis que l’on regarde tout ce qu’il est possible de faire pour son patrimoine privé, on monte une vraie usine à gaz et on dit « là on est vachement limite, là on est bon » puis on y va. Et puis deux ans après, il prend un contrôle fiscal, il assume, il sait jusqu’où il est allé, pourquoi, comment, il avait toute la jurisprudence. Et puis s’il a envie de plaider, il se fera un plaisir de plaider pour éventuellement, à la limite, faire avancer la jurisprudence (rires). Par contre, si j’ai en face de moi un client qui a 65 ans, qui vient de prendre sa retraite et qui aspire à vivre une retraite paisible, je préfère lui faire perdre une certain nombre d’avantages fiscaux mais le laisser tranquille, pour pas qu’il se retrouve dans 2 ou 3 ans avec un redressement fiscal sur lequel il ne comprendra rien […] Donc moi, je préfère des choses simples, carrées, faciles à comprendre, sur lesquelles le risque est complètement minime […] Alors c’est vrai aussi que moi je travaille sur des patrimoines qui sont moyens finalement. C’est des patrimoines de gens qui sont bon confortablement à l’ISF ; c’est des gens qui sont à l’ISF à partir de 6-7 millions de patrimoine global et on monte jusqu’à 30-40 millions, pas bien au-delà. Donc je crois que dans cette gamme-là, il faut rester sur des choses, avec une clientèle âgée, il faut rester sur des choses simples. »
« […] Par contre, effectivement, après si je rencontre un client de 45 ans, qui a tous ses conseils avec lui, qui a un patrimoine immobilier de 200 millions, qu’il s’est constitué ou qui lui est arrivé par héritage, bon ben là on va aller plus loin dans la réflexion et on va peut-être à ce moment-là, parce que les enjeux sont tels, se dire que ça vaut le coup de prendre le risque d’un contrôle fiscal ou d’un redressement parce que de toute façon si on passe une ou deux années sans se faire contrôler, le gain fiscal qu’on aura tiré il nous paiera le risque des 3 ans + 1. Donc à la limite, c’est différent comme approche […] Je crois qu’il faut être prudent dans les choses qu’on peut faire. Et puis il faut adapter à la psychologie, à la situation des gens. On a déjà suffisamment de problèmes à gérer avec l’évolution des lois et de la jurisprudence […] Les gens sont dans un univers qui change tellement qu’ils ont besoin d’être rassurés. »
[Conseiller en gestion de patrimoine dans une banque d’affaires étrangère, PRAT 24]’

Selon le client qu’il a en face de lui, ce conseiller ne convoque pas les mêmes arguments. Son métier requiert par conséquent une disposition psychologique qui le pousse à renoncer à des stratégies complexes si l’adhésion du client est délicate. Dit autrement, les solutions proposées sont d’autant plus subtiles que la situation s’y prête et que le client est quelque peu joueur 514 . D’où son refus par exemple de monter des SCI « démocratiques » avec des associés partenaires d’affaires, fortement imposés, étrangers les uns aux autres ; il préfère leur parler de SARL immobilière. Il est plus enclin à élaborer des stratégies dans le cadre d’affaires familiales, à l’intérieur desquelles un père de famille est tout puissant, où rien ne change vraiment, et à concevoir ce faisant des SCI plus « monarchiques », où les contraintes de gestion et d’information sont de facto moins prégnantes 515 . Ce type de client, par moments inquiet, ne désire pas qu’on bouleverse trop ses habitudes ; il demeure attaché à une routine à et une prévisibilité sécurisantes 516 .

Ainsi, la sophistication se présente comme un cas-limite, qui ne concerne qu’un nombre infime de clients. Etant donné que « plus le montage est complexe, moins le client est acteur » [Directeur d’un GIE d’assistance juridique et patrimoniale, PRAT 35], les praticiens dans leur ensemble gagnent à souscrire aux besoins réels des clients réfractaires, l’enjeu étant qu’ils apprennent à être responsable et à ne pas tout déléguer. Le conseiller ne succombe d’ailleurs pas à l’engouement actuel de son milieu pour l’apport de la nue-propriété d’un immeuble à une SCI, suivi de la donation des parts reçues en rémunération de cet apport. Il y voit une sorte d’« usine à gaz » qui peut rebuter plus d’un client culturellement habitué à des modes plus conventionnels de transmission successorale. L’efficacité et le conformisme priment donc sur l’originalité et la fantaisie. Il lui importe, à l’instar d’un avocat interrogé, de « monter des SCI à l’image de la personnalité du client » [PRAT 14] et, plus encore, à l’image de leur profil sociologique.

Toutefois, il est en première ligne pour observer l’amorce d’un changement d’attitude à l’égard de la complexité technique. Depuis qu’il exerce dans cette banque étrangère spécialisée dans la gestion privée, il confirme que de plus en plus de clients jouent dorénavant le jeu du conseil en donnant au praticien tous les éléments dont il a besoin pour construire des stratégies patrimoniales. Auparavant, la tendance était plutôt à la méfiance et à la protection de l’intime. Mais la place grandissante du conjoint dans la parentèle, l’allongement de l’espérance de vie, l’attrait pour des logiques « altruistes-égoïstes », la labilité des environnements économiques et fiscaux expliquent cette mutation. Même les milieux réputés les plus fermés s’ouvrent petit à petit aux innovations.

Nous en avons déjà parlé par ailleurs au sujet de la dématérialisation (cf. supra, chapitre 7, § 7.2), le praticien est, en même temps qu’un maïeuticien, un réducteur d’incertitudes. Il l’est parce qu’il consigne par écrit des stratégies et parce qu’il met tout en œuvre pour déchirer le voile d’ignorance qui recouvre les clients et les empêche d’avoir une vue correcte de la SCI et de ses avantages. Un autre conseiller en gestion de patrimoine rencontré durant l’enquête [PRAT 28] souligne que, pour nombre de ses clients, la SCI peut présenter un inconvénient cognitif qui altère leur représentation de la sécurité :

‘« […] La SCI présente quand même un inconvénient cette fois intellectuel ou psychologique car il y a une séparation des patrimoines. Et on constate qu’en France, même si on explique le fonctionnement de la SCI, les gens, surtout ceux qui ont 50-55 ans, qui ont construit leur patrimoine eux-mêmes, qui ont travaillé pour ça, se séparer de ce patrimoine pour la création d’une SCI dont ils seront les gérants, eh bien ça pose souvent des problèmes. Et sur le papier, c’est extrêmement intéressant pour eux, techniquement, financièrement, fiscalement, c’est vraiment très intéressant. Mais bon quand il s’agit de la mettre en œuvre, ils ne sont plus tout à fait d’accord. Ils sont prêts à continuer à être chargé fiscalement ou autre, ou assumer un certain nombre d’inconvénients plutôt que se séparer de ce patrimoine-là. »
R – Et donc selon vous, il y aurait un facteur psychologique ?
« Oui, très important. Parce que je vous dis des fois, dans le cadre des réalisations d’audit, on présente notre conseil de gestion avec la mise en place de solutions et ensuite on fait une nouvelle photographie du patrimoine. Ça permet donc à notre investisseur de mesurer les écarts. Donc très concrètement, très pratiquement, ça lui permet de voir l’avantage des SCI par exemple. Eh bien souvent on a des refus ou alors des gens qui hésitent et quand on creuse un petit peu pour savoir pourquoi c’est souvent la raison essentielle, c’est cette séparation des patrimoines. Et puis quelquefois un petit peu, en fonction de la taille des patrimoines, la complexité des montages aussi, parce que les gens ne sont pas toujours férus de ces montages de démembrement notamment. Alors bien sûr notre rôle, et c’est une de nos méthodes de travail, c’est la compréhension. C’est-à-dire qu’on ne met rien en place tant que nos clients n’ont pas compris le fonctionnement, y compris tout simplement au niveau de l’analyse du patrimoine. On ne réalise pas l’analyse tant qu’on ne leur a pas inculqué en quelque sorte une forme de raisonnement économique. Donc c’est valable pour la mise en place des produits ou des montages de solutions, on travaille beaucoup là-dessus. Eh bien, malgré le fait de leur expliquer les intérêts, de leur faire comprendre comme ça fonctionne, on a du mal parfois à faire les montages. Et il nous est arrivé de bien spécifier dans le cadre des audits que c’était leur intérêt de la mettre en place et d’écrire que face au refus du client on faisait l’acquisition mais de façon classique. »
[Conseiller en gestion de patrimoine indépendant, PRAT 28]’

Alors que le recours sociétaire est censé leur apporter la sécurité qu’ils recherchent, les clients de ce conseiller se montrent très réticents. Tout porte à croire qu’ils n’ont pas la même conception de la sécurité et de la simplicité. Les uns valorisent la prévisibilité, le statu quo, les autres une segmentation artificielle. Afin de les diriger sur le versant d’un raisonnement plus rationnel, il concentre ses efforts sur la réduction des décalages culturels et de leurs sentiments affectifs. Au prix d’un travail empathique, de patience et de persuasion, il doit les inviter à donner un autre sens à leurs besoins et stratégies, d’où la « mesure des écarts » ex post propre à tout projet.

Pour que l’acculturation réussisse – « inculquer un raisonnement » –, il insiste sur la justesse de son argumentaire ; le client doit être réceptif et s’approprier à son tour ce nouveau mode de raisonnement 517 . C’est pourquoi, plusieurs rendez-vous sont parfois nécessaires pour le convaincre d’une part que « tous les gens qui ont de l’immobilier devraient avoir monté à un moment ou un autre une SCI au minimum » [PRAT 28] et, d’autre part, préserver une relation de confiance fondée sur « l’explication et la ré-explication ». L’exercice de resocialisation inclut en l’occurrence une double préparation technique et mentale débouchant sur une reformulation des besoins du client. Un conditionnement ? Rien ne nous interdit d’entrevoir ici une espèce de processus de substitution idéologique qui se réalise sur le principe d’une séparation patrimoniale inventée, programmée. Si la séparation fait partie des motifs de constitution sociétaire les plus invoqués par les porteurs de parts, c’est aussi, quelque part, que l’argumentation des praticiens a fait son chemin dans leur esprit 518 .

Notes
511.

Cf. Jean AULAGNIER et Frédéric LUCET, « Gestion de patrimoine – Conseil en gestion de patrimoine – Présentation générale », op. cit.

512.

Cf. Pierre BOURDIEU, Ce que parler veut dire, op. cit., p. 82.

513.

Cf. Michel GRIMALDI, « Notariat et libéralités », op. cit. Nous verrons infra que le mystère ne touche pas que la dimension langagière des pratiques. Il existe aussi des secrets de fabrication propres aux montages sociétaires.

514.

Le cas de l’un des porteurs de parts enquêtés, Etienne, ancien patron devenu rentier à la suite de la cession de son entreprise, illustre à ce propos l’exception qui confirme la règle. Habitué à créer ses SCI par l’intermédiaire de son notaire, il a, à un moment donné, choisi de se tourner vers un cabinet d’avocats réputé pour réaliser un montage plus complexe, assorti d’un crédit « in fine ». Se sentant après coup mal à l’aise avec la gestion de cette SCI, il n’a pas réédité l’expérience, préférant de loin solliciter derechef son notaire, auteur de montages plus stéréotypés mais plus maîtrisables.

515.

Nous aurons l’occasion de revenir sur cette différenciation dans les chapitres 10 et 11.

516.

Il n’est pas inutile ici de renvoyer le lecteur à la théorie de la motivation forgée par le psychologue américain Abraham MASLOW, cf. « A Theory of Human Motivation », Psychological Review, n° 50, 1943, p. 370-396. Au même titre que la satisfaction des besoins physiologiques, d’amour, d’estime, d’accomplissement de soi, de savoir et de comprendre, la satisfaction des besoins de sécurité favorise l’apparition de et entretient la motivation de chaque individu.

517.

La posture adoptée avec les clients est à peu près la même que celle adoptée avec les acteurs du réseau inter-praticiens. Cf. supra, chapitre 8, § 8.2.

518.

Nous verrons dans la troisième section, avec le cas de Jean-Claude, qu’une séparation des biens au moyen de plusieurs SCI peut être accompagnée d’une séparation des praticiens.