Il en résulte que le conseil est « bon », que le dégrisement a porté ses fruits, lorsqu’il est partagé, c’est-à-dire que le client comprend les propositions du praticien et que le praticien saisit les attentes et les difficultés d’interprétation du client 511 . De ce fait, le praticien doit s’adapter à son client, ce qui ne veut pas dire, comme nous l’avons vu, qu’il reste passif ; « un dossier ne se subit pas, il se gère » [Notaire, PRAT 2]. La déconstruction des prénotions suppose que le praticien ait un discours limpide, épuré autant que faire se peut de son caractère jargonnant. En somme, pour s’adapter au client et à sa situation, il a tout intérêt à pratiquer ce que Pierre Bourdieu nommerait une « euphémisation volontaire » 512 . Ce que de leur côté, certains spécialistes objectent en partie parce que l’ésotérisme et le mystère entourant leurs concepts et leur langage garantit le maintien de leur identité socioprofessionnelle 513 .
Dans cet esprit, il nous semble que la volonté de simplification discursive – de retour à une vulgarisation originelle, si nous préférons – va de pair avec le besoin de sécurité et de simplicité, voire de sobriété, exprimé par la grande majorité des futurs porteurs de parts. Confrontés à une grande diversité de situations patrimoniales, presque tous les praticiens enquêtés préfèrent pour leurs clients des montages accessibles, qu’ils seront capables de suivre et dont ils pourront s’occuper eux-mêmes personnellement, a fortiori quand ils sont âgés, conservateurs et se comportant en « bon père de famille ».
‘Q – Finalement vous privilégiez la simplicité dans vos propositions ?Selon le client qu’il a en face de lui, ce conseiller ne convoque pas les mêmes arguments. Son métier requiert par conséquent une disposition psychologique qui le pousse à renoncer à des stratégies complexes si l’adhésion du client est délicate. Dit autrement, les solutions proposées sont d’autant plus subtiles que la situation s’y prête et que le client est quelque peu joueur 514 . D’où son refus par exemple de monter des SCI « démocratiques » avec des associés partenaires d’affaires, fortement imposés, étrangers les uns aux autres ; il préfère leur parler de SARL immobilière. Il est plus enclin à élaborer des stratégies dans le cadre d’affaires familiales, à l’intérieur desquelles un père de famille est tout puissant, où rien ne change vraiment, et à concevoir ce faisant des SCI plus « monarchiques », où les contraintes de gestion et d’information sont de facto moins prégnantes 515 . Ce type de client, par moments inquiet, ne désire pas qu’on bouleverse trop ses habitudes ; il demeure attaché à une routine à et une prévisibilité sécurisantes 516 .
Ainsi, la sophistication se présente comme un cas-limite, qui ne concerne qu’un nombre infime de clients. Etant donné que « plus le montage est complexe, moins le client est acteur » [Directeur d’un GIE d’assistance juridique et patrimoniale, PRAT 35], les praticiens dans leur ensemble gagnent à souscrire aux besoins réels des clients réfractaires, l’enjeu étant qu’ils apprennent à être responsable et à ne pas tout déléguer. Le conseiller ne succombe d’ailleurs pas à l’engouement actuel de son milieu pour l’apport de la nue-propriété d’un immeuble à une SCI, suivi de la donation des parts reçues en rémunération de cet apport. Il y voit une sorte d’« usine à gaz » qui peut rebuter plus d’un client culturellement habitué à des modes plus conventionnels de transmission successorale. L’efficacité et le conformisme priment donc sur l’originalité et la fantaisie. Il lui importe, à l’instar d’un avocat interrogé, de « monter des SCI à l’image de la personnalité du client » [PRAT 14] et, plus encore, à l’image de leur profil sociologique.
Toutefois, il est en première ligne pour observer l’amorce d’un changement d’attitude à l’égard de la complexité technique. Depuis qu’il exerce dans cette banque étrangère spécialisée dans la gestion privée, il confirme que de plus en plus de clients jouent dorénavant le jeu du conseil en donnant au praticien tous les éléments dont il a besoin pour construire des stratégies patrimoniales. Auparavant, la tendance était plutôt à la méfiance et à la protection de l’intime. Mais la place grandissante du conjoint dans la parentèle, l’allongement de l’espérance de vie, l’attrait pour des logiques « altruistes-égoïstes », la labilité des environnements économiques et fiscaux expliquent cette mutation. Même les milieux réputés les plus fermés s’ouvrent petit à petit aux innovations.
Nous en avons déjà parlé par ailleurs au sujet de la dématérialisation (cf. supra, chapitre 7, § 7.2), le praticien est, en même temps qu’un maïeuticien, un réducteur d’incertitudes. Il l’est parce qu’il consigne par écrit des stratégies et parce qu’il met tout en œuvre pour déchirer le voile d’ignorance qui recouvre les clients et les empêche d’avoir une vue correcte de la SCI et de ses avantages. Un autre conseiller en gestion de patrimoine rencontré durant l’enquête [PRAT 28] souligne que, pour nombre de ses clients, la SCI peut présenter un inconvénient cognitif qui altère leur représentation de la sécurité :
‘« […] La SCI présente quand même un inconvénient cette fois intellectuel ou psychologique car il y a une séparation des patrimoines. Et on constate qu’en France, même si on explique le fonctionnement de la SCI, les gens, surtout ceux qui ont 50-55 ans, qui ont construit leur patrimoine eux-mêmes, qui ont travaillé pour ça, se séparer de ce patrimoine pour la création d’une SCI dont ils seront les gérants, eh bien ça pose souvent des problèmes. Et sur le papier, c’est extrêmement intéressant pour eux, techniquement, financièrement, fiscalement, c’est vraiment très intéressant. Mais bon quand il s’agit de la mettre en œuvre, ils ne sont plus tout à fait d’accord. Ils sont prêts à continuer à être chargé fiscalement ou autre, ou assumer un certain nombre d’inconvénients plutôt que se séparer de ce patrimoine-là. »Alors que le recours sociétaire est censé leur apporter la sécurité qu’ils recherchent, les clients de ce conseiller se montrent très réticents. Tout porte à croire qu’ils n’ont pas la même conception de la sécurité et de la simplicité. Les uns valorisent la prévisibilité, le statu quo, les autres une segmentation artificielle. Afin de les diriger sur le versant d’un raisonnement plus rationnel, il concentre ses efforts sur la réduction des décalages culturels et de leurs sentiments affectifs. Au prix d’un travail empathique, de patience et de persuasion, il doit les inviter à donner un autre sens à leurs besoins et stratégies, d’où la « mesure des écarts » ex post propre à tout projet.
Pour que l’acculturation réussisse – « inculquer un raisonnement » –, il insiste sur la justesse de son argumentaire ; le client doit être réceptif et s’approprier à son tour ce nouveau mode de raisonnement 517 . C’est pourquoi, plusieurs rendez-vous sont parfois nécessaires pour le convaincre d’une part que « tous les gens qui ont de l’immobilier devraient avoir monté à un moment ou un autre une SCI au minimum » [PRAT 28] et, d’autre part, préserver une relation de confiance fondée sur « l’explication et la ré-explication ». L’exercice de resocialisation inclut en l’occurrence une double préparation technique et mentale débouchant sur une reformulation des besoins du client. Un conditionnement ? Rien ne nous interdit d’entrevoir ici une espèce de processus de substitution idéologique qui se réalise sur le principe d’une séparation patrimoniale inventée, programmée. Si la séparation fait partie des motifs de constitution sociétaire les plus invoqués par les porteurs de parts, c’est aussi, quelque part, que l’argumentation des praticiens a fait son chemin dans leur esprit 518 .
Cf. Jean AULAGNIER et Frédéric LUCET, « Gestion de patrimoine – Conseil en gestion de patrimoine – Présentation générale », op. cit.
Cf. Pierre BOURDIEU, Ce que parler veut dire, op. cit., p. 82.
Cf. Michel GRIMALDI, « Notariat et libéralités », op. cit. Nous verrons infra que le mystère ne touche pas que la dimension langagière des pratiques. Il existe aussi des secrets de fabrication propres aux montages sociétaires.
Le cas de l’un des porteurs de parts enquêtés, Etienne, ancien patron devenu rentier à la suite de la cession de son entreprise, illustre à ce propos l’exception qui confirme la règle. Habitué à créer ses SCI par l’intermédiaire de son notaire, il a, à un moment donné, choisi de se tourner vers un cabinet d’avocats réputé pour réaliser un montage plus complexe, assorti d’un crédit « in fine ». Se sentant après coup mal à l’aise avec la gestion de cette SCI, il n’a pas réédité l’expérience, préférant de loin solliciter derechef son notaire, auteur de montages plus stéréotypés mais plus maîtrisables.
Nous aurons l’occasion de revenir sur cette différenciation dans les chapitres 10 et 11.
Il n’est pas inutile ici de renvoyer le lecteur à la théorie de la motivation forgée par le psychologue américain Abraham MASLOW, cf. « A Theory of Human Motivation », Psychological Review, n° 50, 1943, p. 370-396. Au même titre que la satisfaction des besoins physiologiques, d’amour, d’estime, d’accomplissement de soi, de savoir et de comprendre, la satisfaction des besoins de sécurité favorise l’apparition de et entretient la motivation de chaque individu.
La posture adoptée avec les clients est à peu près la même que celle adoptée avec les acteurs du réseau inter-praticiens. Cf. supra, chapitre 8, § 8.2.
Nous verrons dans la troisième section, avec le cas de Jean-Claude, qu’une séparation des biens au moyen de plusieurs SCI peut être accompagnée d’une séparation des praticiens.