Infléchissements particuliers des trajectoires socio-patrimoniales

A la lumière de cette analyse, nous remarquons qu’un praticien peut quelquefois pratiquer une sorte de coaching, ce qui lui fait revêtir une autre casquette et lui permet de compléter par-là même son identité objective. Néanmoins, et même s’il assure de bonne foi s’adapter à son client et à ses objectifs, il essaye de faire passer ses opinions ou celles de la structure dans laquelle il travaille. La substitution idéologique ne s’arrête pas à la séparation. Nous considérons que le praticien peut, quand l’occasion se présente, modifier le cours de la trajectoire d’un client, qu’il s’agisse de sa trajectoire immobilière ou spatiale, familiale ou conjugale. C’est du moins l’une des hypothèses que nous avons défendue très tôt dans cette recherche (cf. supra, chapitre 2, § 2.4) et que nous avons partiellement validée par la suite, sous des aspects différents (cf. supra, chapitres 4 à 7). Nous n’ambitionnons pas de cerner tous les infléchissements possibles mais seulement quelques uns des plus saisissants.

En ce qui concerne les trajectoires immobilières et spatiales, l’influence des praticiens se situe à deux niveaux.

Tout d’abord, parallèlement au fait qu’ils peuvent exhorter à devenir propriétaire de rapport et soumettre l’idée de la SCI, certains font tout pour réformer les images traditionnelles de l’immobilier. Prenant acte que beaucoup de clients vivent un double rapport sécuritaire et affectif à l’immobilier, ils cherchent malgré tout à amender leurs systèmes de préférences et mentalités jugés « anachroniques » [Chef de produits dans une société de gestion de patrimoine, PRAT 30]. A la pointe en matière de solutions techniques, ce conseiller spécule sur la mort prochaine du marché de la location et de la vente immobilières tel qu’il a cours aujourd’hui, ainsi que sur les organes de gestion que sont les régies et les agences immobilières. Il pronostique en effet l’apparition d’un « marché de vente de nues-propriétés et d’usufruits » dans lequel les porteurs de parts de SCI auront directement un rôle à jouer. De fait, « on utilisera l’immobilier comme un secteur à long terme et on n’achètera que l’usage ». C’est pourquoi, il s’oppose ouvertement à la mise en SCI des résidences principales et d’habitation et/ou à leur legs en l’état aux enfants. L’idéalisation de ce nouveau genre de marché s’inscrit dans la politique de fluidification des transferts retenue par sa société. Si bien qu’il préconise, après échanges de vues, une vente de ces résidences et un emploi de l’argent retiré pour l’acquisition d’usufruits ou bien des locations défiscalisables. Par la suite, cette somme, disponible, pourra toujours faire l’objet d’un placement générateur de revenus pour la famille et les enfants. Les stratégies patrimoniales prennent une coloration moins conventionnelle.

Ensuite, il arrive que des praticiens interfèrent dans le choix de la localisation géographique d’un bien immobilier. Les notaires et les avocats sont de ceux-là ; les premiers du fait de leur monopole juridique sur les transactions immobilières, les seconds en raison de leur statut d’hommes de contrat et de contentieux, rédacteurs des actes de cession de fonds de commerce notamment. Ainsi, ces juristes peuvent conseiller à des clients avec qui ils ont de bonnes relations d’acheter un immeuble ou un local professionnel dans une zone plutôt que dans une autre parce qu’elle est attractive, rentable, ou qu’elle va le devenir dans un futur proche. A une autre échelle, les professionnels de l’immobilier et de son financement sont aussi relativement influents. Pour l’un d’entre eux, chargé d’affaires dans une société de financement des investissements immobiliers des professions libérales [PRAT 29], une bonne localisation est même l’une des conditions primordiales pour l’octroi d’un crédit et le montage concomitant d’une SCI. Il regarde si l’endroit choisi par le professionnel correspond aux critères en vigueur dans le milieu, c’est-à-dire s’il est placé dans une zone urbaine facilitant sa revente ultérieure. Si ce n’est pas le cas, le crédit peut être refusé ou le taux d’intérêt réétudié, sa société ayant pour habitude de ne pas prendre de risques financiers inconsidérés 519 . Régulièrement donc, il effectue des études de marché et d’attractivité géographique qui lui permettent d’établir un classement décroissant des endroits porteurs. Si l’un de ses clients n’est pas encore fixé, il lui en propose une série, sachant que moins l’endroit désigné sera attractif, plus l’apport personnel demandé sera important 520 . Dans ce schéma, les trajectoires spatiale et financière sont étroitement corrélées.

En ce qui concerne cette fois-ci les trajectoires familiales et conjugales, leurs points de vue peuvent leur commander d’édifier des montages sociétaires spécifiques ou d’opérer des « recadrages » décisifs.

En premier lieu, il est des praticiens, notaires et conseillers en gestion de patrimoine surtout, qui déclenchent des stratégies de transmission sur la base d’un modèle « cycle de vie » et d’un référent « dynastique ». Ils mobilisent à cet égard la technique du démembrement des parts de SCI. Un conseiller déjà cité [PRAT 30] n’hésite pas à élaborer des montages dans lesquels un père de famille ne détient que 1% des parts – et ses enfants, le reste – mais s’accapare la gérance et conserve l’usufruit. Tout en préparant le transfert de son patrimoine, il surveille de près le déroulement des opérations, prend les décisions importantes et garde la mainmise sur d’éventuels revenus. Le cas échéant, il peut même se faire rémunérer en échange des services rendus pour la communauté familiale. Dans ce genre de montage, délibérément conçu pour « créer de l’inégalité » [Conseiller en gestion de patrimoine indépendant, PRAT 34], les enfants peuvent rester assez longtemps sous la coupe de leurs parents en subissant un mode de fonctionnement et de gestion « monarchique ».

En second lieu, ces mêmes praticiens concourent peu ou prou activement à la redéfinition des stratégies familiales en jouant sur les trajectoires conjugales. Trois exemples en témoignent. D’une part, en tant que technique patrimoniale à part entière, un changement de régime matrimonial peut être envisagé. Il convient de protéger le conjoint survivant des effets juridiques et fiscaux du décès de son alter ego. L’un des enquêtés [PRAT 28] avoue souvent encourager des clients à passer d’un régime de la communauté légale à celui de la séparation ou de la communauté universelle 521 . Ce choix technique implique moins un détournement de la législation successorale qu’un legs différé aux descendants. Le conseiller a aussi en tête que les intérêts d’une SCI entre époux divergent selon leur régime matrimonial 522 . Pour des époux séparés de biens, le recours sociétaire autorise soit un rééquilibrage des patrimoines respectifs, soit une mise en commun de certains biens tout en préservant les avantages de la séparation. Pour des époux mariés par contre sous le régime de la communauté, le canal sociétaire se justifie s’ils veulent esquiver la vente d’un bien dans l’hypothèse d’un divorce, et donc continuer à le gérer ensemble et à en partager les bénéfices ; la SCI survivra et les époux ne se partageront que les parts dont la valeur sera estimée lors du divorce. Cette réflexion de praticien reste idéale-typique dans la mesure où la déliquescence des relations post-conjugales peut nuire au patrimoine et à sa gestion et paralyser la SCI (cf. infra, chapitre 11, § 11.3). D’autre part, il ne constitue pas ou peu de SCI de concubins. Il se distingue de confrères qui y voient une alternative au pacte tontinier et un moyen de juguler une fiscalité successorale défavorable ; il abonde dans le sens de ce notaire plutôt dubitatif :

‘« […] Il y a des concubins qui essayent de faire des SCI pour leur résidence principale mais c’est pas évident qu’ils y aient intérêt. De toute façon, s’ils achètent en indivision sans passer par une société, ils évitent le coût de la constitution. Ils sont bel et bien dans leur résidence principale et de toute façon, s’ils se séparent, que ce soit en SCI ou un appartement en direct, le problème sera un peu le même. Je dirais même que celui qui veut s’en aller, il a peut-être plus intérêt à être en indivision et à dire « bon ben on casse tout et on revend l’appartement » qu’à se traîner des parts de SCI qui sont invendables. Donc je ne suis pas forcément très favorable. »
[Notaire, PRAT 5]’

Si le notaire confesse, de façon très concrète, sa préférence pour une indivision ordinaire entre concubins, notre conseiller, quant à lui, opte pour une solution plus audacieuse qu’il énonce avec un peu de désinvolture : « à chaque fois qu’on le peut, on fait marier nos clients ».

Notes
519.

L’intention de réduire les risques financiers conduit aussi une banque à prendre en compte la solvabilité, le niveau de revenus et de patrimoine privé d’un client. Certaines considèrent en outre la question de la succession entrepreneuriale [PRAT 23]. Si l’enfant donataire de l’affaire familiale reprend en même temps la gérance de la SCI, c’est lui qui honorera à son tour les remboursements du crédit immobilier contracté par son père, via la SCI, et donc non soldé au jour de la passation de pouvoir.

520.

Nous notons que la distribution géographique des cabinets libéraux – et des SCI qui les abritent souvent – ne relève pas seulement d’un numerus clausus ou des choix (individuels et collectifs) des intéressés, mais aussi de l’action de bailleurs de fonds dispensateurs de conseils. Ceci étaye les analyses exposées dans le chapitre 4.

521.

Cf. Aline BARTHEZ et Anne LAFERRERE, « Contrats de mariage et régimes matrimoniaux », Economie et statistique, n° 296-297, 1996, 6/7, p. 127-144. Le régime de la communauté universelle est un régime surtout adopté par les cadres supérieurs et les indépendants qui combinent ainsi intérêt familial et intérêt fiscal. De surcroît, elles nous apprennent, à travers l’analyse des données de l’EAF de 1992, que l’adoption du régime de la séparation concerne aussi les couples riches et très riches et/ou ceux qui se remarient et ont des enfants de lits précédents.

522.

Véronique RIPERT-JOUVEL, Les sociétés civiles immobilières familiales, op. cit., p. 72.