Le credo familialiste

Un tel processus de rectification des trajectoires et stratégies familiales ne repose pas que sur des arguments utilitaires. Il est également le fruit de positions de principe sur la famille. Pour des praticiens qui, comme les notaires et les conseillers en gestion de patrimoine, ont appris durant leur parcours à manier le droit civil et ses techniques, à regarder la famille comme le socle de la société, la méthode de l’audit doit symboliser la volonté de travailler pour et avec la famille.

‘« Alors il nous arrive de nous déplacer chez eux (les clients). Généralement, nous voyons souvent le chef de famille d’abord, avec l’expert-comptable. Ça prend 4 ou 5 rendez-vous. Et ensuite, si les enfants sont intégrés à la stratégie, notamment par la création d’une SCI où les enfants pourraient très bien porter une partie des parts, dans ce cadre-là on les intègre dans la réflexion. Il faut qu’ils soient d’accord bien entendu. »
R – 4 ou 5 rendez-vous, ça signifie que c’est long à mettre en place ?
« Ça dépend des stratégies mais au niveau des « solutions conseils » ça nécessite de bien faire le tour de la question. Il y a toujours un rendez-vous pour le recueil de l’information ; un deuxième rendez-vous où on fait le point pour voir si on a rien oublié, les premières ébauches de stratégies, si les clients sont ok. Donc là, on essaye plus de sentir leur philosophie. C’est-à-dire qu’on voit si le client souhaite, excusez-moi le terme, claquer tout ce qu’il a ou bien s’il pense vraiment à sa famille, à ses enfants notamment. Je peux vous dire que 80% des gens pensent à leurs enfants ou à leur famille, c’est quand même rassurant dans le contexte actuel… sociologiquement parlant (rires). Et ensuite, on travaille, il y a un ou deux rendez-vous de travail sur la stratégie à adapter à l’individu et à sa famille. Après, on passe aux solutions […] »
[Chef de produits dans une société de gestion de patrimoine, PRAT 30]’

A cet égard, derrière la description de l’interactivité clients/praticien, cet enquêté se réjouit du comportement altruiste de ses clients. Le partage de valeurs communes favorise le dialogue et l’explicitation d’éventuelles solutions personnalisées. Dans le cadre d’une stratégie patrimoniale, le père de famille est donc considéré comme le premier maillon de la chaîne, celui que l’on rencontre avant pour mettre les choses à plat et examiner un projet. Ensuite, les enfants peuvent être conviés au projet avec plus ou moins de responsabilités à tenir. A ce moment précis, ils sont normalement consultés par les parents et le praticien, l’enclenchement de la stratégie supposant l’accord de toutes les parties concernées. Mais quoiqu’il en soit, l’interlocuteur sera toujours le père de famille parce qu’il est censé faire autorité auprès de son épouse et de sa progéniture, que c’est le chef de l’entreprise familiale, son gestionnaire attitré.

Ne dissimulant pas son attirance pour un système familial cohésif et statutaire, où tous les membres d’un ménage vont dans la même direction et font bloc derrière les décisions paternelles, ce conseiller éconduit les clients qui sont par exemple tentés de monter des SCI pour subvenir aux besoins de leurs maîtresses. Il met en relief les blocages socio-juridiques inhérents à de telles situations, tout en plaçant son propos sur le terrain de la morale :

‘« […] On a des chefs d’entreprises qui sont encore mariés et qui vivent depuis 20 ans avec leur secrétaire (rires), mais ils sont encore mariés. Alors on leur dit que s’ils veulent vendre leur entreprise alors que leur femme par exemple a des parts, c’est la bêtise n° 1 à faire. On leur dit « Vous voulez continuer à vivre avec votre secrétaire c’est très bien, on ne peut pas dire plus, c’est votre problème, mais en termes de transmission, si vous voulez divorcez, sachez que ça vous coûtera la moitié de votre fortune. Donc c’est à vous de voir ». On ne peut pas prendre les gens pour des cons pendant 20 ans, sachant qu’après, à un moment ou à un autre, s’ils ont les moyens de se venger, eh bien ils le feront. Nous, nous sommes souvent confrontés à ce genre de situation et de difficultés ; il faut donc les gérer. Nous, nous avons une approche très famille, très familiale, ce qui veut dire que quelqu’un qui trompe son épouse, on va lui évoquer clairement les risques, au sens patrimonial du terme. Mais il y en a qui s’en foutent complètement. Alors ça, c’est leur problème mais nous, on ne veut pas être mêlé à des choix arbitraires. On évite de toute façon d’être en conflit avec la famille par rapport à ça. C’est une position peut-être un peu rétrograde, mais c’est comme ça. »
[Chef de produits dans une société de gestion de patrimoine, PRAT 30]’

Dans cette veine, il ne raffole pas trop non plus des libéralités et des montages à l’œuvre dans les familles recomposées. Il suit en cela les observations de notaires spécialisés dans ce domaine 523 . Etant donné que l’apparition d’une famille reconstituée ne produit pas une rupture définitive avec la famille éclatée, celui des deux époux ou concubins qui aura pris le parti de refaire sa vie sera inéluctablement le sujet de relations financières l’unissant à plusieurs ménages. Pour le coup, le dédoublement des liens peut provoquer de sérieuses complications patrimoniales. Si la SCI tend à être employée comme un levier pour contourner des obstacles – comme par exemple favoriser le nouveau conjoint au détriment des enfants légitimes – et, finalement, pour assumer son choix, les praticiens les plus « moraux » ne répondent pas à cette attente du client. Ils ne supportent pas que le patrimoine de la nouvelle famille se construise « sur les cendres de la famille éclatée » 524 et se font l’écho des suspicions du législateur au sujet des libéralités envers le second conjoint ou le concubin. Quand bien même ils prennent acte des évolutions sociologiques de la famille, ils désirent limiter les menaces d’appauvrissement et de traumatismes qui peuvent peser sur les enfants du premier lit ; ceux-ci ont des prérogatives juridiques à défendre.

Notes
523.

Cf. Frédéric LUCET, « Familles éclatées, familles reconstituées : les aspects patrimoniaux », op. cit. Le fait que ce conseiller adhère aux commentaires et aux valeurs des notaires en la matière ne compense pas, ainsi que nous l’avons démontré dans le chapitre précédent, le sentiment général négatif qu’il nourrit à leur égard. Avec certains praticiens enquêtés, à la recherche de leur identité, nous ne sommes plus à un paradoxe près !

524.

Ibid.