« Le client, ce stratège » : une interactivité illusoire ?

De ce que nous avons dit depuis le début de cette section, il ressort que le praticien est autant un conseiller qu’un réalisateur ou, comme nous l’avons précisé à un autre endroit (cf. supra, chapitre 7, § 7.1), un « metteur en scène ». Il ne cantonne pas à la vente de l’idée de la SCI à son client et à l’exposition de ses intérêts pratiques ; il peut aussi ponctuellement ou régulièrement, à la demande du client-porteur de parts ou, plus rarement, de sa propre volonté, intervenir dans la vie de la SCI, en organisant les assemblées générales, les cessions de parts, en établissant les comptes, en résolvant des tensions et des conflits, ou bien en informant le gérant des avancées de la réglementation sociétaire. Ainsi, agit-il souvent comme « l’inspirateur des intentions du client » 525 , un guide qui doit jongler avec des antinomies : égalité/contournement de la réserve, gratification des héritiers/conservation de la jouissance, transmission anticipée/le plus tardivement possible et à moindre frais, etc. 526 .

Partant, il existe deux manières d’apprécier la place des clients dans la relation avec leur conseiller. D’abord, nous avons vu que les clients n’étaient pas à court d’idées, que celles-ci soient d’ailleurs plus ou moins cohérentes et judicieuses. La rencontre avec un praticien peut être, pour des « avisés », l’occasion d’éprouver leurs connaissances patrimoniales-sociétaires et des projets qu’ils ont déjà creusés de leur côté. Ils sont en quête de confirmations ou de retouches stratégiques qui vont quelquefois leur (re)donner confiance en eux ou les rassurer sur leurs capacités réflexives. Ensuite, d’autres sont médusés par la technicité ou la rationalité de la méthodologie et des solutions présentées, ce qui ne les incite pas à s’investir dans un montage sociétaire. Dans ce cas, le praticien a toute latitude pour mettre en valeur ses compétences, ses prédilections – « Je monte des SCI quand je vois que ça rentre pile dans le créneau qui me plaît » [Notaire, PRAT 7] – et faire jouer son aura de spécialiste. Les clients formulent un projet sans vraiment de stratégies d’accompagnement. Tout est à faire, ce qui sied à tout praticien sûr de son fait et ravi de se voir dans la peau d’un maître d’œuvre.

‘« […] Les clients soit ils viennent informés, soit ben c’est notre métier d’avoir cette approche de formation et d’information. On est très didactique dans notre approche. On s’est rendu compte si vous voulez que mettre une barrière et nous et se faire passer pour quelqu’un d’omniscient, c’est pas la bonne approche non plus. On dit toujours que le client est le stratège et nous les conseillers […]. »
[Conseiller en gestion de patrimoine dans une banque d’affaires étrangère, PRAT 26]’

Dans une perspective à la fois didactique et commerciale, l’un des objectifs de cet enquêté – et de bien d’autres mus par la même approche – est de faire en sorte que le client se sente non seulement acteur mais aussi auteur. Il doit sortir des entretiens patrimoniaux en ayant l’impression d’être le « stratège » de son projet. Tout l’art du conseiller est donc de s’éclipser au profit d’un client qui a progressivement le sentiment de devenir maître de son projet et de son destin patrimonial. C’est lui qui, à son rythme 527 , retraduit le message et se réapproprie les outils.

A plusieurs reprises, nous nous sommes interrogé sur le sens et la portée de ce qu’il faut bien admettre comme une maxime et, plus encore, un axiome professionnel. Sans offenser la sincérité de cet enquêté, nous pensons qu’il fait preuve de fausse modestie. C’est lui qui par son habileté va convertir un client a priori démuni et indifférent. Si le client prend la décision, il reste l’auteur effectif de la stratégie puis du montage. Dès lors, il donne l’illusion au client d’être ce fameux stratège. Dans cet ordre d’idée, qui renvoie à une forme de soumission à l’autorité ou de manipulation commerciale, deux entrevues postérieures ont aiguisé notre observation.

‘« Je crois qu’aujourd’hui c’est réellement le fait du praticien. Je vais vous donner un exemple. On a fait un séminaire sur la société civile la semaine dernière ; il y avait 90 personnes. Nos séminaires en général c’est 25 personnes. Ça montre à quel point cet outil doit être quelque part démystifié. C’est-à-dire qu’on se fait beaucoup de fausses idées et ça montre aussi que c’est un outil à dimensions multiples que les professionnels eux-mêmes ne maîtrisent pas. C’est vrai qu’aujourd’hui ça serait faux que de dire que le client est l’acteur de la création d’une société civile. Ça demande une telle compétence au moment de la constitution, pour savoir ce que l’on va faire véritablement, pour qu’on réponde très exactement aux besoins du client, que le client en est parfaitement incapable. Alors après, qu’on fasse cette démarche avec lui… mais lui, en aucun cas, ne peut faire cette démarche. Et ce qui est dommage, c’est que notamment des notaires qui sont amenés à intervenir pour être les rédacteurs des statuts, font des statuts tout à fait banals. Alors que c’est justement là aussi qu’on apporte une richesse à la société civile. C’est là où c’est dommage parce qu’on ne fait que banaliser un outil qui ne vaut que par ses multiples dimensions, qui vont s’adapter très exactement à ce qu’a exprimé le client […] ».
« Le client peut être acteur au départ si on dit « voilà, moi, plutôt que de donner un immeuble et de donner une quote-part indivise, je vais quelque part transformer mon actif immobilier en parts sociales qui constituent un actif divisible. Et donc je vais pouvoir donner des parts et en conserver une partie et puis j’en donnerai plus tard parce que la valeur de mon bien est telle que je vais pouvoir donner en plusieurs fois, fractionner la préparation de ma transmission et, par exemple, ne pas dépasser les abattements ». En cela, il peut être acteur. Mais ça va s’arrêter là. Après, dès qu’on va avoir quelque chose de plus élaboré, il est parfaitement incapable dans la mesure où les professionnels eux-mêmes ne le sont pas toujours. »
[Directeur d’un GIE d’assistance juridique et patrimoniale, PRAT 35]’

Pour cet autre enquêté, il ne fait aucun doute que le client n’est pas l’auteur ou le stratège. Il l’est d’autant moins que les praticiens démontrent eux aussi parfois leurs faiblesses techniques. Rappelons-nous que son activité de consultant, assise sur une socialisation interposée – il forme et informe des praticiens patrimoniaux – lui permet d’être aux premières loges pour observer les effets de ces lacunes. Il n’y a donc pour lui guère de créativité partagée et de coproduction du savoir. Seul le praticien bien formé serait créatif. Dans sa bouche, l’incapacité ou l’incompétence du client ne revêt d’ailleurs pas une acception péjorative puisque la légitimité de son métier et du conseil patrimonial se fonde sur une distribution sociale inégale de la connaissance. Nous en reparlerons dans la section suivante mais sa posture singulière le pousse à exclure le client de la réflexion, celui-ci se contentant de recevoir un montage clés en main repris dans ses grandes lignes par son conseiller habituel.

S’il conçoit que le client puisse avoir quelques attributs d’un acteur, surtout au début du processus, quand l’idée s’ébauche, nous en concluons qu’il le définit ou l’idéalise plutôt comme un simple commanditaire. Voyons comment un autre praticien appréhende la question :

‘« […] Le métier, c’est de la psychologie. Vous savez, je vous ai dit que tout était fonction des objectifs du client. Dans les objectifs, il y a la psychologie : la notion d’aversion ou pas du risque. Bien sûr que l’aspect psychologique est fondamental. Dans les formations qu’on a en interne, il y a des formations techniques et puis il y en a une énorme de comportemental. Il s’agit de savoir comment approcher notre client. Le plus important, c’est pas de trouver les réponses à ses questions mais c’est de trouver les bonnes questions. Les réponses, il suffit de prendre un bouquin, tout le monde est capable de le faire. Le plus important, c’est d’être pédagogue et d’arriver à comprendre les souhaits réels du client. Un client peut très bien vous dire : « mon objectif moi c’est pas de transmettre, c’est de payer le moins d’impôt possible », et si on lui dit « pour payer le moins d’impôt possible, il faut préparer la transmission », ben il peut être amené à changer d’avis. Et il va même sûrement changer d’avis. On doit trouver un mode de… c’est un peu bizarre mais des fois pour donner il vaut mieux vendre ; pour apporter à une société, ben il vaut mieux donner. C’est bizarre mais il faut trouver les bons schémas pour arriver aux vrais objectifs. Les objectifs ne sont pas très clairs puisqu’ils sont mobiles. Vous savez, dans le temps on n’a pas toujours les mêmes objectifs. »
Q – Et là justement, est-ce que vous n’êtes parfois pas en décalage avec le client ?
« Il faut s’adapter régulièrement. On se remet en question car les objectifs bougent. C’est pour ça qu’on voit les clients assez régulièrement, trois-quatre fois par an, pour voir si ça n’a pas bougé, si l’objectif est toujours le même. En fonction des cycles de la vie, on n’ a pas les mêmes objectifs, ça c’est clair. Une personne qui a 40 ans n’a peut-être pas les mêmes souhaits de préparer sa transmission qu’une personne de 60 ans, ou de préserver son conjoint. Ça évolue dans le temps. »
[Directeur de l’ingénierie patrimoniale dans une banque généraliste, PRAT 36]’

L’évolution temporelle des objectifs des clients sous-tend une faculté d’adaptation qui conduit tout praticien patrimonial, un tant soit peu perspicace et croyant aux valeurs du dialogue, à multiplier les rendez-vous. Comme le projet, les stratégies et les tactiques définies à un moment peuvent changer de visage à un autre. Il en va ainsi de la réussite du processus de socialisation juridico-patrimoniale. Pour ce conseiller, le client n’est toujours pas un stratège puisque le praticien est en général là pour « trouver les bonnes questions ». Nous pourrions même dire qu’il « pré-fabrique » les questions et taille des réponses sur mesure.

Or, du fait qu’il fait des choix dans sa vie privée, parfois lourds de conséquences, ou compose personnellement avec les mouvements d’environnements erratiques et contraignants, le client lui apparaît au moins comme un acteur de sa propre socialisation. Il n’est pas forcément le simple commanditaire laissant carte blanche au praticien ou le simple consommateur d’une stratégie et de techniques achetées au prix fort (cf. infra, § 9.3). Le client peut très bien reconnaître son « infériorité », tout en demandant des éclaircissements ou des modifications stratégiques et sans non plus tout prendre pour « argent comptant ». Etant donné qu’il est le destinataire du montage et que la confiance a un coût, la relation qui s’engage entre le client et le praticien est une relation de dépendance réciproque. Chacun a, consciemment ou inconsciemment, besoin de l’autre – de ses besoins – pour avancer et atteindre ses objectifs, qu’ils soient économiques, patrimoniaux, pédagogiques ou de réalisation de soi.

Notes
525.

Jean-Paul POISSON, Etudes notariales, Paris, Economica, 1996, p. 28-29. Cette expression convient aussi bien aux notaires qu’aux avocats, experts-comptables et conseillers en gestion de patrimoine, voire à certains professionnels de l’immobilier et de la finance.

526.

Cf. 87ème Congrès des Notaires, Patrimoine privé et stratégie fiscale, op. cit., p. 35.

527.

Pour que le conseil patrimonial et son approche globale suscitent l’adhésion du client – foi de spécialiste –, il faut lui « laisser le temps de s’habituer à ce qui représentera peut-être une rupture dans son mode de pensée, dans ses habitudes de gestion ». Cf. Jean AULAGNIER et Frédéric LUCET, « Gestion de patrimoine – Conseil en gestion de patrimoine – Présentation générale », op. cit.