9.2 Des conditions pratiques d'émergence et d'exercice de la confiance

Grâce à un certain sens de la diplomatie et à l’emploi propice de tactiques rhétoriques, les praticiens guident donc leurs clients-interlocuteurs dans les limbes d’un raisonnement patrimonial imprégné de rationalité technique et juridico-économique et, plus tacitement, d’instructions morales 528 . Pour autant, la validation par le client de l’à-propos du raisonnement – de ce savoir induit – et de la compétence du praticien n’est pas chose aisée et n’est pas immédiate. Elle nécessite, ainsi que la mesure et la dissipation d’une angoisse intellectuelle face à une approche neuve, du temps, des discussions et de la conviction. Les stratégies pédagogiques à l’œuvre travestissent du coup des stratégies d’influence.

La psychologie sociale et l’interactionnisme nous enseignent que ces stratégies d’influence sont toutefois loin d’être unilatérales 529 . En effet, chaque partenaire d’une interaction possède la capacité d’influencer l’autre ou, si l’on veut, un pouvoir de séduction. D’un côté, par exemple, le client cherche à faire entrer le praticien dans son jeu, à le faire quelquefois compatir à son sort, en lui soumettant ses propres idées et en espérant qu’il les cautionnera. De l’autre, le praticien l’assure de son soutien mais se garde bien de courber l’échine, en faisant notamment prévaloir sa déontologie et en dépliant l’éventail des solutions juridico-économiques les plus plausibles. Il peut être souple mais ne rompt pas. Les illustrations et les paraboles qu’il utilise balayent les ambiguïtés et épaulent sa stratégie d’influence. Le client est par conséquent « correctement » informé et le praticien fait, quant à lui, preuve de transparence et de dévouement.

A ce stade du propos, et pour parodier Anthony Giddens, peut-être convient-il de désigner ces présumés dévouement et transparence comme des « point d’accès » entre des clients « profanes » et des praticiens « représentants des systèmes abstraits » 530 . Le sociologue britannique ajoute que ces points d’accès sont pour les « systèmes abstraits » à la fois des « lieux de vulnérabilité » – nous discuterons du problème dans la dernière section – et « des points de jonction où peut s’entretenir ou s’édifier la confiance ». Ainsi, le dévouement et la transparence nous semble-t-il être les produits des efforts que doivent fournir les praticiens pour se montrer dignes de confiance et garantir au mieux une fiabilité à des clients pétris d’intentions et d’attentes diffuses 531 . Nous retrouvons ici, sous une autre apparence, l’inspiration médicale chère aux praticiens. La confiance peut déboucher sur un jeu de confidences, une forte proximité ou, au-delà de la personnalisation des stratégies, une personnalisation de la relation. Et cela prend du temps car elle est moins souvent donnée du premier coup que travaillée, construite, au gré des rendez-vous, des face à face 532 .

Mais elle n’est pas seulement une forme relationnelle qui admet des interprétations différentes selon que l’on est praticien ou client ; elle devient aussi une norme, une valeur et un capital que l’on fait valoir en situation ou qui peuvent être affectés par les contextes dans lesquels ils s’expriment. Examinons plus en détail comment elle naît et se manifeste.

Notes
528.

Sans établir une comparaison directe entre l’entretien patrimonial et l’entretien sociologique, nous suggérons au lecteur de revenir à la description de notre travail d’enquête par entretiens et la à référence analytique à François JULLIEN. Cf. supra, chapitre 3, § 3.3. De notre point de vue, le praticien n’est pas uniquement le stratège technique du projet ; ses compétences ne se bornent pas qu’à l’ingénierie. Il est aussi un stratège parce que, lors de l’entretien, il mobilise tous ses atouts rhétoriques pour diriger son client dans le sens qui lui paraît le plus juste à ses yeux.

529.

Cf. Article « Influence » in Raymond BOUDON et François BOURRICAUD, Dictionnaire critique de la sociologie, op. cit., p. 318-327.

530.

Cf. Anthony GIDDENS, Les conséquences de la modernité, op. cit., p. 94.

531.

Toujours pour Anthony GIDDENS, la confiance peut-être définie comme « un sentiment de sécurité justifié par la fiabilité d’une personne ou d’un système, dans un cadre circonstanciel donné, et cette sécurité exprime une foi dans la probité ou l’amour d’autrui ou dans la validité de principes abstraits (le savoir technologique) ». Ibid. supra, p. 41.

532.

Ibid. p. 128. Le « travail » que la confiance requiert signifie la mise en jeu d’un « mécanisme mutuel de révélation de soi ».