Une confiance « nécessaire » et orientée

Dans le chapitre 5 (§ 5.2, cf. Tableau 28), nous avons révélé que tous les praticiens confondus représentaient le troisième vecteur d’accès à l’information sociétaire. Pour ce qui nous intéresse ici, ce résultat nous permet de dire que la toute première situation qui génère de la confiance envers ces experts est l’absence ou le déficit d’informations juridico-économiques. Les praticiens et les porteurs de parts dans leur grande majorité n’en font d’ailleurs pas mystère, même si les seconds peuvent croiser les supports.

‘« Je pense que les chefs d’entreprise sont suffisamment intelligents pour s’appuyer sur des conseils. Aujourd’hui, s’ils ont un doute ou une question, ou un a priori, ben ils vont aller voir des gens qui sont spécialistes de ce genre de choses. Et puis, bien souvent, dans les réunions professionnelles, ils rencontrent des gens de la même profession ou de professions annexes qui gèrent déjà ce genre de situation. Ils ont des amis, des fournisseurs… ils peuvent très bien dire : « tiens, comment vous avez fait votre montage, comment ça fonctionne, quels sont les avantages et les inconvénients ? » et puis ils prennent leur décision eux-mêmes. Vous savez, je crois que le temps du patron qui a tout, qui possède tout, qui a décision sur tout, qui soi-disant voit tout et connaît tout, c’est dépassé. Au jour d’aujourd’hui, les entreprises qui veulent marcher, elles sont obligées d’avoir une maturité industrielle, de faire confiance à des gens qui sont un peu spécialisés sur tout. Aujourd’hui c’est tellement complexe au niveau juridique et fiscal, notamment avec toutes les évolutions dues à l’Europe […] S’ils ont réussi, c’est qu’en règle générale ils savent très bien qu’à un moment donné on ne sait pas tout. Rien n’est pire qu’un homme qui pense tout savoir ! C’est une question d’adaptation et d’intelligence que de dire « bon ben je vais poser la question à des gens qui sont de vrais spécialistes […] »
[Responsable de programme dans une
société de promotion-construction locale, PRAT 41]’

Pour ce professionnel lyonnais de l’immobilier, familier de la SCI et du monde des affaires, la confiance relève du bon sens ou d’une « intelligence » pratique. Les oscillations rapides de la législation et le processus d’abstraction qui la caractérise sont à l’origine – ou devraient l’être – d’une sollicitation obligée et d’une foi en des professionnels aguerris. Confiance et délégation se font ainsi écho. Quand on fouille le contenu de son discours, nous en venons à penser que le choix de la délégation ou du mandat s’explique en premier lieu par une certaine discordance des temps sociaux et, en second lieu, par une évolution des mœurs des indépendants.

La gestion de patrimoine demeure en effet une activité « très chronophage » [Directeur d’un GIE d’assistance juridique et patrimoniale, PRAT 35] qui peut entrer en concurrence, si l’on veut qu’elle soit heureuse, avec d’autres activités comme l’activité professionnelle. Il est délicat de s’investir avec la même énergie sur tous les fronts et c’est pourquoi beaucoup de clients sont demandeurs de prestations presque permanentes, de la rédaction des statuts de la SCI à l’organisation des assemblées, via la mise en forme de la comptabilité. La confiance accordée à des praticiens, et, partant, à un système de délégation, en aide plus d’un à neutraliser un désintérêt ou une désaffection plus ou moins importante pour les questions juridiques et protocolaires (cf. supra, chapitre 7, § 7.1). Dans cette perspective, n’oublions pas non plus que 26 des 46 porteurs de parts enquêtés – soit tout de même plus d’un sur deux – adoptent, de près ou de loin, avec parfois peu ou prou de conviction, le mode de la délégation (cf. supra, chapitre 6, § 6.4).

Qu’elle dérive de contraintes contextuelles ou d’une croyance ferme et lucide, la mobilisation des services des praticiens prouve, à l’échelle macrosociologique, que la confiance envers des principes impersonnels, voire envers des personnes étrangères à son entourage, est une caractéristique de nos sociétés occidentales « modernes » 533 . C’est également sur ce plan que nous apprécions le discours de ce professionnel de l’immobilier et de bien d’autres praticiens impliqués dans l’acte de conseiller et de gérer. Dans leur volonté de se rendre indispensables, les représentants des systèmes experts font de la confiance l’épine dorsale de leur stratégie d’intervention. Afin de fortifier une relation d’hétéronomie, il nous semble qu’ils réintègrent et façonnent les normes et valeurs de fidélité, loyauté, authenticité, honnêteté, sincérité, obligation, etc., typiques des relations familiales et amicales, au point d’en faire des concepts et des étalons centraux de leur modus operandi professionnel. A partir de là, nous pouvons en déduire que les mœurs de la plupart des clients évoluent bel et bien, non seulement parce qu’ils se reconnaissent volontiers débordés par une production juridique toujours plus dense, mais aussi parce que les praticiens savent jouer sur des cordes sensibles.

Une autre manière d’ausculter cette question de la confiance « nécessaire » est de repérer premièrement la proportion des statuts notariés et des statuts sous seing privé des SCI de notre corpus [cf. Tableau 46] et, deuxièmement, le niveau de la participation rédactionnelle des porteurs de parts [cf. Graphique 12].

Tableau 46 – Nature de la rédaction des statuts aux SCI des enquêtés
ACTE N %
Statuts notariés 55 50,5
Statuts SSP :
Rédigés par un spécialiste (A/CJ/EC)
Rédigés en personne
54
44
10
49,5
40,3
9,2
TOTAL 109 100

Source : Entretiens et archives RCS

D’emblée, nous constatons que plus de la moitié des statuts des SCI des enquêtés sont rédigés par des notaires ou par des clercs spécialisés en droit des sociétés, c’est-à-dire par des professionnels socialement désignés comme des hommes de contrat. Si nous considérons ce résultat en l’état, il est facile d’imaginer que de nombreux porteurs de parts se départissent de cette tutelle en rédigeant eux-mêmes le contrat de société – quand ils en ont les compétences effectives ou les feignent– ou bien en confiant la rédaction à un autre praticien « capable ». Néanmoins, de façon plus générale, la rédaction d’environ 9 statuts sur 10 revient à un juriste ou à un expert-comptable, ce qui tend à établir que la délégation fondée sur la confiance est une pratique bien ancrée dans les mœurs des catégories aisées et des chefs d’entreprise. La confiance qu’ils leur donnent ne s’arrête pas au dévoilement d’éléments privés sur leurs situations et parcours ; elle se prolonge jusqu’au mandat rédactionnel.

Commentant les résultats de l’Enquête Budget des Familles et de l’enquête mensuelle de conjoncture auprès des ménages, menées par l’INSEE en 1995 et 1996-1997, Nicolas Herpin et Lucien Karpik soutiennent à ce propos que « la consommation juridique singularise les foyers appartenant au décile de revenu le plus élevé » 534 . Cette « consommation juridique » ou de conseil concerne aussi les individus qui exercent une profession favorable aux rencontres et aux relations avec des juristes. Cependant, ils précisent que seulement 9% des ménages interrogés consultent un avocat pour du conseil juridique pur, dont de la rédaction d’actes, les 91% restant requérant leurs services pour le traitement de litiges divers et variés. Ceci nous amène à confirmer le rôle des notaires et des experts-comptables dans les montages sociétaires, leur positionnement dominant sur le marché patrimonial.

Graphique 12 – Niveau de la participation rédactionnelle des porteurs de parts enquêtés

Le graphique ci-dessus apporte un utile complément à l’éclairage du phénomène. Alors que 14 des 46 porteurs de parts du corpus (30,4%) participent directement à la rédaction statutaire, les 32 autres (69,6%) y participent indirectement ou aucunement. Praticiens eux-mêmes ou particuliers prenant en charge la gestion de leur patrimoine, les premiers sont les rédacteurs. Les seconds par contre, pour les raisons que nous avons exposées supra, sont un peu plus en retrait, voire totalement absents. Une participation « indirecte » signifie que les porteurs de parts confient la rédaction à un professionnel sans toutefois omettre de glisser des consignes et/ou de (re)lire les clauses écrites. Confiance ne veut pas dire distance et peut même être définie comme une « collaboration », ce qui tempère un peu l’« hégémonie » des praticiens décrite dans la section précédente :

‘Q – Vous avez participé à la rédaction des statuts ou bien c’est le notaire qui s’en est chargé ?
« Oui, j’ai collaboré. C’est moi qui ai fait la première lecture de ce que proposait le notaire, qui ai porté mes remarques, et ensuite ça a été signé par tout le monde. La version que j’ai proposée a été acceptée par le notaire et par les associés […] Bon, outre les erreurs dans les dates, noms et adresses, j’ai demandé qu’il écrive plus clairement que les parts soient cessibles entre associés exclusivement. J’ai demandé à ce que ça soit fermé afin que si quelqu’un doit rentrer, ben que ça soit avec l’accord de tout le monde et qu’on ne puisse pas vendre à des concurrents ou que quelqu’un qui partirait en mauvais termes avec nous n’ait pas la possibilité de nous nuire par ce biais-là. Voilà, c’est tout ce que j’ai demandé au notaire. »
[Richard, PDP 28]’

Enfin, une participation rédactionnelle « nulle » n’est le fait que 7 enquêtés. Il s’agit précisément de Marie et de sa fille Christine qui se sont laissées guider par leur notaire de famille sans le contredire ; de Françoise et Henri qui ont suivi d’un oeil le projet de leur fils unique assisté de leur cousin notaire ; de Martine qui a vu son ex-mari discuter presque seul avec son conseiller juridique de l’époque ; de Bernard qui, arguant de son incompétence, s’est reporté sur un avocat, ami de son ami-associé Dominique ; de Sandrine qui a observé de loin le montage organisé par son père expert-comptable et son frère donataire et rédigé en catimini par un notaire ami de la famille ; et d’Amid qui a racheté des parts d’une SCI dont les statuts avaient été rédigés plusieurs années auparavant par un promoteur immobilier isérois.

Notes
533.

Ibid. p. 126.

534.

Cf. Nicolas HERPIN et Lucien KARPIK, « Le divorce est le principal motif pour lequel les particuliers consultent un avocat », INSEE Première, n° 557, décembre 1997.