Des praticiens dans l’entourage immédiat : la durée et les sociabilités comme catalyseurs de la confiance

La sur-représentation des statuts sociétaires écrits par des praticiens [cf. Tableau 45] ne doit pas nous inciter à voir le processus d’abstraction du droit et le processus de « dé-localisation » 535 immanent au monde contemporain comme les seuls fondements de la confiance. Elle appelle une autre interprétation, à savoir que la confiance entre un praticien et un porteur de parts est aussi une relation de proximité entre deux individus qui se connaissent bien, ou apprennent à se connaître et ce, depuis longtemps. Le porteur de parts n’est pas prioritairement perçu comme un simple client ; il est parfois un ami, un membre du clan ou de la famille. Dans ce contexte, la « dé-localisation » cède la place à une localisation ou à une re-localisation des relations fiduciaires.

Si nous exceptons les porteurs de parts-praticiens (10) et ceux qui ont confié le soin du montage au notaire intermédiaire d’une transaction immobilière (8) – et à l’endroit desquels un sentiment de sympathie peut éclore en situation et se transformer par la suite en confiance durable [Didier] – , nous notons que plus de la moitié des enquêtés ont abandonné la rédaction statutaire et une partie de la gestion sociétaire soit à un professionnel appartenant à leur réseau amical ou familial (16), soit à un notaire de famille ou au praticien de leur entreprise (8) [cf. Tableau 47].

Tableau 47 – Mode de connaissance des praticiens déclaré par les porteurs de parts enquêtés
MODE N %
Praticien(s) dans l’entourage amical et familial 16 34,8
Praticien soi-même 10 21,7
Praticien de famille ou de l’entreprise 8 17,4
Intermédiaire de la transaction immobilière 8 17,4
Praticien recommandé ou réputé 4 8,7
TOTAL 46 100

Source : Entretiens

Alors que certains psychosociologues signalent que « l’amitié ne peut s’accommoder d’une situation de besoin, demande sans cesse réitérée » 536 , donc d’une espèce de calcul, il apparaît que ces 15 porteurs de parts arrivent à recouper, quand cela leur semble judicieux ou naturel, liens affinitaires, relations d’entraide et contacts utilitaires 537 . Aussi, le recours à un praticien rédacteur représente-t-il moins une démarche volontaire qu’une solution de commodité ou qu’un automatisme. Il en va à peu près de même pour les 8 qui mobilisent les compétences de leur praticien de famille ou de leur entreprise et qui, à ce propos, s’en remettent à des us et coutumes anciens en vigueur dans leurs milieux respectifs.

Plus finement, il est possible d’extraire des entretiens 4 grands types relationnels emboîtés, permettant autant de mettre en évidence une tendance à la multiplexité que de confirmer que la confiance est « un noyau positif et culturellement valorisé de l’amitié » 538 . Prenons dans notre corpus quelques exemples emblématiques :

  1. Une relation ancienne et marquante. Tout d’abord, confiance rime avec ancienneté. Des porteurs de parts interrogés n’hésitent pas à puiser dans des amitiés d’enfance, de faculté [Georges, Patrick] ou dans le cercle des praticiens qui les accompagnent depuis leurs débuts professionnels [Dominique, Jean-Claude, Laurent, Frédéric], et qui sont devenus au fil du temps de bons amis. Leur comportement relationnel, à plus forte raison parce qu’ils sont diplômés – rappelons que 76% des enquêtés ont suivi des études supérieures (cf.supra, chapitre 5, § 5.2) – et plus ou moins aisés, reflète assez bien celui décrit dans certaines grandes enquêtes nationalesCf. Jean-Louis PAN KE SHON, « D’où sont mes amis venus ?… », INSEE Première, n° 613, octobre 1998. L’auteur commente les résultats de l’enquête Relations de la vie quotidienne et isolement menée par l’INSEE en mai 1997 auprès de 6 000 ménages.  ; pour les hauts revenus, les cadres et les plus diplômés, le réseau amical est davantage issu des études, du travail et des associations.
  2. Une relation entretenue. Pourtant, afin qu’elle ne s’érode pas, que le dévouement, la sérénité et la transparence persistent, il faut que la confiance soit entretenue. Ce qui vaut pour les amitiés d’étudesIbid. « La longévité de cette amitié est une caractéristique originale par rapport aux autres sources d’amis ». L’auteur souligne qu’avec le temps elles peuvent se perdre mais qu’elles représentent chez les 65 ans et plus près de 12% de leurs amitiés. vaut également pour les amitiés nées dans une situation professionnelle donnée. La disponibilité de l’ami praticien, ainsi qu’une certaine homophilie des valeurs – i.e. le sentiment d’être du même bord, de partager nombre d’opinions, d’être solidaire des problèmes d’autrui, etc. – contribuent à nourrir le lien et le capital-confiance. Deux exemples nous viennent à l’esprit : celui de Frédéric et de Martine. En 20 ans, le premier est devenu, comme nous l’avons déjà évoqué, un acteur incontournable de l’immobilier à Lyon. Grâce à la réussite de ses affaires, il a su attirer à lui des avocats, des notaires et des experts-comptables réputés de la place qu’il a petit à petit associés, dans un élan amical, à ses montages de SCI et à qui il a demandé de rédiger tous les actes sociétaires. Il s’agit en outre de notables qu’ils côtoient régulièrement en dehors du cadre professionnel. Retraçant l’histoire de l’ascension sociale de son ex-mari, ancien tourneur-fraiseur devenu PDG d’une SA industrielle, Martine se rappelle au bon souvenir des relations avec leur conseiller juridique de l’époque. Celui-ci comblait les attentes du couple en se déplaçant fréquemment à l’usine ou bien en envoyant l’un de ses proches collaborateurs. Quoique ne venant pas du même milieu ouvrier et populaire qu’eux, il était toujours à leur écoute ; il partageait leur respect du travail et leurs valeurs méritocratiques. Qui plus est, lui et son épouse participaient avec plaisir aux agapes organisées par l’épouse de l’industriel, sans oublier par courtoisie de rendre l’invitation. Hélas, à la suite du divorce, leurs relations sont devenues plus tendues, plus neutres et surtout plus procédurières, le conseiller ayant eu du mal à masquer son inconfort.
  3. Une relation mutable. Si la confiance est entretenue, nous voyons qu’elle peut s’élargir et déboucher sur une plus grande intimité relationnelle. Cela étant dit, il est des porteurs de parts qui, à l’instar d’Etienne, savent donner une autre impulsion à d’anciennes relations professionnelles, sans quitter définitivement le terrain de l’utilitaire. Quand il était, avec ses deux frères, à la tête d’une SA cotée, Etienne comptait parmi ses éminences grises une expert-comptable. Le jour où il a cédé son entreprise et qu’il s’est tourné vers la gestion personnelle de ses actifs immobiliers, il a continué à la fréquenter, sachant qu’il avait entamé avec elle une relation plus sentimentale. S’il ne l’a dévoilé qu’à demi-mot lors de l’entretien, nous nous en sommes vraiment convaincu en compulsant les statuts de ses SCI. Elle apparaît en effet dans le capital de l’une d’elles et partage son domicile. Nul doute qu’en sus de cette proximité, il a sollicité sa science des chiffres et des montages pour organiser les comptabilités sociétaires, donner son avis sur le financement des arbitrages, la renégociation des taux des crédits bancaires et reprendre les manuscrits notariaux.
  4. Une relation transférable. Enfin, par contraste avec les sociologues qui postulent que la relation de confiance est, dans un cadre économique, intransférable, au motif que le lien social est spécifique aux individusCf. Michel FERRARY, « Confiance et accumulation de capital social dans la régulation des activités de crédit », Revue française de sociologie, juillet-septembre 1999, p. 559-585. Il parle d’une « insubstitualité des détenteurs du capital social ». (cf. infra), nous avons découvert que quelques porteurs de parts avaient pu exploiter, à leur tour et par intercession, le réseau de leur entourage immédiat ou encore les compétences du successeur de leur praticien habituel :
  5. En vertu du principe que « les amis de mes amis sont mes amis », Patrick, gérant de trois SARL et d’une SCI, a été coopté par des amis d’enfance auprès d’un cabinet juridique et fiscal.
  6. Orthophoniste libérale, Hélène a de son côté mis à contribution la conseillère juridique de son mari Jean-Claude, PDG d’une SA de formation professionnelle, dont il lui avait vanté les aptitudes et l’intégrité à plusieurs reprises.
  7. Stéphanie, ayant choisi de mettre en SCI la résidence principale de son ménage, consulte assez régulièrement l’expert-comptable de ses parents artisans dans le bâtiment. De surcroît, elle s’est inspiré des statuts qu’il avait confectionnés pour une de leurs SCI. Le partage d’un réseau personnel de relations professionnelles symbolise ici l’une des formes d’aide que les parents peuvent accorder à leurs enfantsCf. Maryse MARPSAT, « Les échanges au sein de la famille », Economie et statistique, n° 239, janvier 1991, p. 59-66..
  8. Quand Serge décide d’acquérir un local pour ouvrir son cabinet libéral de gynécologie, il entre en conflit avec le vieux notaire en charge de la transaction. C’est alors l’associé du notaire qui vient à sa rescousse. Cette obligeance séduit Serge et donne naissance à une relation très cordiale. Avant de partir à la retraite, le notaire recommande Serge à son fils, qui a entre-temps repris sa charge d’officier ministériel. Les deux hommes se trouvent des points communs et deviennent « copains », compte tenu aussi du fait qu’ils appartiennent à la même génération – « on était dans des tranches d’âges similaires ». A l’aube de sa mutation à Nice, il monte la SCI de Serge et le renvoie vers un confrère de l’étude. En dépit des changements successifs de personnes et d’atomes moins crochus avec le dernier – Serge lui reproche parfois un « manque de professionnalisme » (cf. infra, § 9.3) – il demeure attaché à l’étude. Il reconnaît aussi une grande complicité avec son expert-comptable, dont il met en balance les jugements et compétences avec ceux du notaire, étant donné qu’il a mis au monde ses trois enfants.
  9. Septuagénaire, représentant de l’aristocratie lyonnaise, Charles perçoit le notaire comme le conseil. Le recours notarial pour la rédaction statutaire ne souffre pour lui d’aucune hésitation tant il est vrai qu’il garde en mémoire, ou reproduit un peu, les traditions de sa parentèle dans ce domaineBien qu’en adoptant la SCI pour transmettre son patrimoine il rompe avec le modèle successoral de son milieu d’origine (cf.supra, chapitre 6, § 6.4), il lui reste également attaché en requérant les prestations notariales.. C’est ainsi presque naturellement qu’il s’adresse aux notaires qui ont réglé la succession de sa mère en 1998, et dont le père avait, quant à lui, réglé la succession de son défunt père en 1970. La relation de confiance s’étend aux générations suivantes. Charles raconte d’ailleurs avec nostalgie le temps où ses parents conviaient leur notaire à des discussions et repas dans leur propriété de l’Ouest Lyonnais. Le déroulement des relations extra-professionnelles vient à cet égard renforcer la représentation d’un praticien dont l’amabilité et les attentions justifient et méritent qu’on lui voue confiance et respect.
Notes
535.

Anthony GIDDENS définit la « dé-localisation » commel’« [extraction] des relations sociales des contextes locaux d’interaction puis leur restructuration dans des champs spatio-temporels indéfinis ». Il distingue 2 mécanismes de dé-localisation relatifs au développement des sociétés modernes : la création de « gages symboliques », comme l’argent, et l’avènement des « systèmes experts ». Pour lui, tout mécanisme de dé-localisation repose sur la confiance. Cf. Les conséquences de la modernité, op. cit., p. 30.

536.

Cf. Francesco ALBERONI, L’amitié, Paris, Pocket, 1995 (1984), p. 48.

537.

Cf. Catherine BONVALET, Hervé LE BRAS, Dominique MAISON, « Proches et parents », op. cit.

538.

Cf. Claire BIDART, « L’amitié, les amis, leur histoire. Représentation et récits », Sociétés contemporaines, n° 5, mars 1991, p. 21-42.