Réputation professionnelle et processus de fidélisation

L’expérience de ces 5 enquêtés nous conforte dans le fait que la confiance résulte non seulement de l’histoire de la relation entre un praticien et son client, mais aussi de considérations plus psychosociologiques. Tel est le cas de la réputation dont jouit par exemple un juriste. 4 autres porteurs de parts mettent à ce sujet l’accent sur le prestige d’un notaire ou d’un cabinet d’avocats ; nous pouvons alors parler d’un « effet de plaque », que celui-ci soit direct ou indirect. Notons au passage que, par définition, la réputation nous ramène à l’estime, au renom, à la bonne considération – un parallèle est alors possible avec l’intuitu personae ! – et, de manière transitive, à une présomption indiciaire, plus ou moins objective – « passer pour ».

Projetant de transmettre à ses trois enfants sa propriété lyonnaise, tout en en conservant la jouissance économique et résidentielle, Pierre indique avoir fait confiance à l’autorité locale d’un notaire pour organiser son démembrement et son montage sociétaire. N’ayant jamais entendu parler de lui auparavant, il s’est laissé charmer par les arguments et l’enthousiasme de son gendre, conseiller financier dans une banque contractuellement liée à ce spécialiste patrimonial. Il aurait très bien pu se retourner vers son frère lui-même notaire, mais en raison de la persistance de tensions provoquées par un héritage, il a préféré renoncer à cette option familiale. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que Raymond, qui ne connaît pas Pierre, mais qui est animé par un projet identique de démembrement pour sa propriété située dans un village rurbain du Nord-Ouest de Lyon, a sollicité le même notaire que lui. Sa fille, agent immobilier connaissant les bonnes adresses et les bons experts, est à l’origine de la rencontre. De ces deux cas ressort d’une part que réputation et recommandation sont coextensives et, d’autre part, que le propre de la réputation est de s’étendre dans un espace-temps plus ou moins large.

Néanmoins, l’effet de réputation n’épouse pas que cette forme, celle de l’attachement à un nom, à un parcours et à des aptitudes individuels. L’attitude d’autres porteurs de parts démontre que l’image sociale d’un métier, sa représentation collective, entre également en ligne de compte. Dans la mesure où la période actuelle est à une plus grande juridicisation des relations et des conflits, les notaires, les avocats, voire les experts-comptables, dans leur ensemble, sont perçus comme des corporations professionnelles qui apportent clarté, sécurité et sûreté. Ainsi, ces trois vertus sont-elles, par exemple, matérialisées dans l’acte authentique rédigé par un notaire.

‘Q – C’est vous qui avez monté les statuts ? Comment ça s’est passé ?
« Quand c’était moi en tant que professionnelle, bon ben mes statuts étaient faciles à monter. Bon je veux dire que même maintenant, je gère la SARL toute seule (i.e. celle de son patron). Quand vous mettez dans une SCI une personne étrangère à la profession, un particulier, il est toujours difficile de monter soi-même une SCI ; ça les angoisse. Donc je suis passée par un notaire… enfin son notaire à lui (son concubin). Que ça soit celui-là ou un autre, de toute façon ça m’était tout à fait égal. Donc ça s’est passé classiquement je dirai, avec une somme d’argent… comme chez tous les notaires (rires) »
Q – Et pour la rédaction, vous lui avez dit ce que vous vouliez ?
« Non, je l’ai laissé faire. Je m’en fichais de toute façon. Il fallait que ça soit fermé, c’est tout »
R – Fermé ?
« Je la voulais fermée, que personne ne rentre sans l’accord de l’un ou de l’autre parce que ça coince les gens, point. »
[Colette, PDP 23]’

Colette aurait très pu rédiger seule, sous seing privé, les statuts de sa SCI. C’est simplement l’anxiété de son concubin face à un projet patrimonial sans ses deux filles, nées d’un précédent mariage, qui est à la source du recours notarial. Même si elle ne leur voue pas une admiration absolue, elle sait pertinemment que les notaires sont réputés pour leur autorité légitime ou que leurs actes sont – prérogative de l’assermentation – presque inattaquables par des tiers. Elle attache alors plus d’importance à la fonction qu’au nom, d’où son visible détachement et la liberté qu’elle a laissée à son concubin de choisir son propre notaire. Thierry, expert-comptable et commissaire aux comptes, aurait lui aussi pu établir les statuts de la SCI qu’il a montée avec ses associés professionnels. Il s’en est cependant remis au notaire intermédiaire de la transaction parce que la sécurité de son acte « oblige » symboliquement chaque co-associé à respecter les clauses contractuelles et constitue la pièce à partir de laquelle les tribunaux jugent en cas de litige interpersonnel. D’ailleurs, tous ses collègues ont souscrit au recours notarial sans rechigner. Etant donné que tous se sont retrouvés à l’étude pour signer, rien ne s’est, selon lui, « fait en cachette ». Avec Béatrice, enfin, nous ne sommes pas dans une situation où la réputation du praticien a déterminé le montage stricto sensu. Le notaire qui a signé la vente de l’immeuble dans lequel se trouve sa pharmacie a établi les statuts de la SCI dans la foulée. Pour autant, elle lui assigne une autre tâche bien particulière :

‘« […] J’ai mon comptable qui fait la saisie des deux ou trois factures qui arrivent, parce qu’il y a quand même la taxe d’habitation et la taxe foncière. Et puis, il fait le compte-rendu annuel avec un bilan. C’est mon comptable qui s’en occupe et puis cette année je le ferai peut-être faire par le notaire pour des raisons relationnelles, voilà »
R – Des rasions relationnelles ?
« Oui, pour être un peu plus présente sur le coin »
[Béatrice, PDP 18]’

Si jusqu’à présent elle avait prié son expert-comptable de dresser les bilans de son officine et de la SCI, elle serait aujourd’hui en passe de mobiliser le notaire du village. Consciente qu’il possède les compétences requises, il lui permettra par la même occasion de mieux s’implanter dans une petite commune marquée par un important contrôle social. Nouvelle venue – son officine précédente était à Villefranche-sur-Saône, dans une ZUP –, elle voit par conséquent dans le notaire le notable parfait pour soutenir sa propre quête de notabilisation. Son vif désir d’appartenir au cercle fermé des personnes qui comptent dans la commune et le canton exige des concessions réticulaires et commerciales. Sans réseau pas d’intégration, même quand on détient un monopole. En d’autres termes, le crédit social et local du notaire la contraint à changer son fusil d’épaule ou à redonner sa confiance à autrui. Preuve donc que la réputation ne stimule pas que des comportements dont la rationalité est improbable 544 .

De notre point de vue, le processus de fidélisation en jeu n’a d’autre but, quels que soient les cas entrevus, que de limiter l’étendue des zones d’incertitude à l’intérieur desquelles les porteurs de parts peuvent tomber. Les clients semblent demandeurs aussi bien d’informations que d’une allégeance à leur égard. C’est à ce titre que les praticiens développent des stratégies relationnelles commerciales particulières. Nous avons vu supra (chapitre 8, § 8.2) que les praticiens utilisaient, pour former leur clientèle, la pratique du bouche à oreille et/ou des interventions ponctuelles dans des manifestations collectives, comme par exemple les salons de l’immobilier ou de l’entrepreneur. Bien que ne disposant pas des ressources financières, publicitaires et logistiques des établissements bancaires, les praticiens indépendants se conforment aussi au rite de la prospection. Ils privilégient d’ailleurs ce terme, moins connoté semble-t-il dans leur esprit, à celui de « démarchage », qui est synonyme de campagnes lourdes et programmées, de vente inexorable, et de relations plus feintes. Partant, le bouche à oreille, en faisant (ou défaisant) des réputations, devient le premier axe d’une fidélisation socio-marchande, leur publicité à eux en somme.

Mais vu son double caractère processuel et stratégique, la fidélisation ne s’arrête pas à une simple prise de contact grâce à des recommandations ou prescriptions directes et indirectes. Le gros du chemin est fait mais le lien doit être pérennisé. Pour ce faire, d’autres stratégies voient le jour, de la gratuité des montages de SCI octroyée à des clients patrons qui payent d’autres prestations, et qu’on veut garder le plus longtemps possible [Expert-comptable, PRAT 19] à l’offre d’un service-après-vente ou d’un « abonnement-conseil » [Conseiller en gestion de patrimoine indépendant, PRAT 25].

Tandis que la plupart des praticiens font du suivi stratégique et informationnel d’un projet l’une des composantes de leur prestation globale, d’autres, comme ce conseiller patrimonial, fidélisent en concevant la formule d’un abonnement. Moyennant un forfait modique, le client délègue l’accomplissement de ses formalités administratives à un commettant, reçoit des réponses à des questions rudimentaires. Une valeur marchande relative est attribuée au dévouement. L’abonnement permet de tisser des relations permanentes et personnalisées entre un praticien qui cherche à « rendre service » et des clients qui se désengagent de la gestion de leurs actifs (un « assujettissement » ?. Ainsi en est-il, selon ce conseiller, des femmes veuves qui « ne savent même pas remplir une déclaration fiscale », leur mari s’étant toujours occupé de tout, et qui représentent une proie facile pour des conseillers financiers indélicats.

Plus largement, il nage à contre-courant d’un modèle qui a cours dans certains établissements. Il n’est pas rare pour un client de voir son conseiller changer plusieurs fois dans une année ; la politique de mobilité et de flexibilité de ces structures passant par là, les préconisations sont moins sérieuses et efficaces et le lien de confiance se distend. En tant qu’ancien cadre bancaire, il calque son approche sur celle de grandes banques, qui poussent leurs conseillers à accumuler du capital social, à infiltrer des réseaux pour acquérir des informations sur leurs clients et réduire l’incertitude relationnelle 545 . En créant une formule d’abonnement, il s’inscrit à sa manière dans cette dynamique éprouvée.

Pour donner plus d’ampleur à son geste, il peut aussi, dans quelques situations, jouer au « pompier de service » :

‘« Quand il y a des problèmes, quand on a mis un client sur un produit qui a des problèmes, on est obligés de s’en occuper parce qu’ils reviennent vous voir. Ils viennent vous voir parce qu’il a fallu changer de gérant pour la SCI dont on parlait tout à l’heure. Il a fallu l’attaquer pour les malfaçons qui avaient été faites. Le gérant de la SCI avait totalement démissionné et on a repris la gérance nous-mêmes. On a été jusque-là pour sortir nos clients du merdier dans lequel ils s’étaient mis. »
Q – Et la gérance, vous l’avez conservée longtemps ?
« 2 ans quand même parce qu’il faut bien 2 ans pour tout reprendre et pour attaquer l’ancien syndic qui était incapable de remettre un compte de copropriété, vous vous rendez compte… alors qu’il avait une affaire qui marchait du feu de dieu […] »
[Conseiller en gestion de patrimoine indépendant, PRAT 25]’

Le remplacement au débotté d’un gérant « dépassé » illustre une facette du lien marchand initial. La fidélisation implique de remplir ses engagements ou de se montrer responsable. Le client prend ainsi acte des efforts du conseiller, peut apprécier son opiniâtreté et continuer à lui accorder sa confiance malgré quelques événements impondérables.

Notes
544.

Cf. supra, la conception « mystique » dénoncée par Raymond BOUDON et François BOURRICAUD.

545.

Cf. Michel FERRARY, « Confiance et accumulation de capital social dans la régulation des activités de crédit », op. cit.