Ce qui est donné, rendu, dû et négocié. Quelques aspects

A contrario de certains spécialistes du don, nous ne pensons pas que le temps soit pas tout à fait absent du marché 546 . Incontestablement, les stratégies de fidélisation sont des stratégies commerciales et marchandes dictés par l’intérêt. Cependant, elles ne sont pas que cela ; elles sont subordonnées à d’autres registres relationnels qui, comme la responsabilité, la récurrence, la proximité ou la personnalisation, la confidence, la cordialité ou la sympathie, la gratuité ou des contreparties financières symboliques, etc., se forgent dans un temps plus ou moins long et rétablissent la durée au cœur des interactions 547 . Fidéliser, ce n’est pas que proposer des services innovants ; c’est également donner de soi, de son temps, un peu de sa dextérité et de sa discipline, afin de permettre à un client de réussir au mieux sa socialisation juridico-économique.

Quand il ne cristallise pas une stratégie commerciale, le dévouement peut être envisagé comme une forme de don. Par-delà les honoraires qui médiatisent la relation, il se manifeste en effet par des faveurs – offrir des informations et des éléments initiatiques supplémentaires, faire le secrétariat juridique en lieu et place des associés, etc. –, procurant ainsi une autre allure à la prestation de services contractualisée. La réciprocité est de mise puisque le client a bien joué le jeu en se dévoilant et en renseignant en détail le praticien sur des pans entiers de son existence personnelle. Ce faisant, certains porteurs de parts-clients –  et même certains praticiens – perçoivent le dévouement et la transparence comme un . Ils payent un praticien pour qu’il suive leurs projets et SCI. C’est écrit noir sur blanc dans le contrat de prestation et il s’agit moins pour eux d’une faveur que d’un devoir.

Dans cette optique, les montages élaborés par Frédéric reposent sur cette règle du donnant/donnant, bien que ses associés soient aussi, dans leur grande majorité, des amis ou des proches. Parmi eux, il y a des avocats ou des notaires qui rédigent gratuitement les statuts des SCI dans lesquelles ils figurent. Frédéric leur demande de mettre leurs compétences au service de la collectivité parce que ce sont ses amis et parce qu’ils vont retirer des bénéfices matériels des opérations immobilières engagées. Etrangement, nous observons la présence de contreparties et de sorties à coûts nuls ou très bas dans des groupes amicaux 548 . Un avocat ou un notaire associé peut très bien quitter la SCI et être remplacé au pied levé grâce à l’épais carnet d’adresses de Frédéric. Dans ce système hybride, les relations et la morale des affaires sont privilégiées aux relations amicales qui, elles, sont toujours très vivaces à l’extérieur. Nous en reparlerons dans le chapitre suivant.

Il existe donc une espèce de devoir de rendre, pour des raisons tant individuelles que collectives, au point que le don de sa notoriété et de sa technique semble « évident » et devrait être, comme l’affirme Frédéric, « spontané ». Toutefois, il n’en va pas toujours ainsi dans le sens où le don ou bien la gratuité de ses services relève chez d’aucuns de la négociation ou de l’arrangement :

‘« […] Quand j’ai affaire à un notaire, parce que c’est arrivé récemment sur une SCI, c’est qu’il me la fait gratuitement. Je lui dis : « Tu me fais payer que ce qu’il y a de réel à payer. Tu ne me fais pas payer la dactylographie des 10 pages parce que c’est ton informatique qui la fait toute seule. Tu me fais payer le Registre du Commerce, c’est normal, les Petites Affiches Lyonnaises aussi, sur facture, parce que tu les payes, mais tu me fais pas payer le blabla, puisque le blabla je te le donne ». Et puis en plus quand vous achetez un bien immobilier chez le notaire, à partir du moment où il prend déjà des honoraires sur l’achat, je trouve que c’est pas très logique. Il faut être un peu commercial (rires) »
[Norbert, PDP 33]’ ‘« […] Quand j’appelle l’expert-comptable pour la société, je lui pose des questions. Je veux dire qu’après, tout dépend comment se passe la relation avec l’expert-comptable. Il ne va pas me facturer. Bon là, il est en train de faire les bilans de l’entreprise et, en même temps, il me fait le bilan de ma SCI. Donc je sais que ça va me coûter – je sais pas, je dis n’importe quoi – 500 francs, mais en même temps il me fera ma déclaration d’impôt. Donc je n’ai pas de souci à ce niveau là ; si j’ai un problème quelconque avec le fisc, il est là et il m’explique. C’est plus simple »
[Stéphanie, PDP 34]’

Accoutumé à rédiger des statuts sous seing privé, Norbert use de ses talents de négociateur pour obtenir la gratuité du montage sociétaire. Il part du principe que le notaire navigue dans le même milieu que lui, qu’ils ont des intérêts communs et qu’il admet la possibilité que le client insatisfait puisse aller voir ailleurs. Cette attitude typique des relations marchandes nous montre également qu’un porteur de parts peut changer d’option rédactionnelle lorsque la situation lui est favorable. Il ne paye pas un acte authentique dont le prix est jugé prohibitif (cf. infra, § 9.3).

Pour Stéphanie, la quasi gratuité dont elle bénéficie suit la même logique d’économie car elle aussi nourrit un goût prononcé pour la négociation commerciale. Cela étant, elle profite du consentement d’un expert-comptable qui souhaite rendre service et qui est depuis longtemps en affaire avec ses parents. Dans ce contexte, l’appartenance familiale pèse de tout son poids. Le praticien voit dans Stéphanie, qui est susceptible à terme de reprendre l’entreprise artisanale de ses parents, une cliente potentielle. Nous en revenons aux stratégies de fidélisation décrites supra.

Les porteurs de parts ne sont les seuls à retirer les fruits d’une négociation rondement menée. Les établissements bancaires, de leur côté, ne sont pas en reste. Ouvrons une petite parenthèse qui nous permettra de restaurer le rapport entre influence, confiance et négociation. Nous avons déjà vu que les banques s’entouraient de plusieurs garanties pour accorder un crédit immobilier. Dans cette logique anticipatrice, elles préfèrent prendre une hypothèque sur le bien à financer plutôt qu’un nantissement des parts de la SCI qui va l’acquérir 549 . Le nantissement leur apparaît en effet comme une « pseudo-garantie » [Responsable des engagements dans une banque spécialisée dans l’immobilier à Lyon, PRAT 21]. Avec l’hypothèque, la banque est sûre que le bien sera toujours cessible en cas de problème, et qu’elle pourra s’y retrouver. Par contre, le nantissement recouvre un risque de dévalorisation des parts si le bien venait à être vendu en dehors de la SCI. A une époque, aujourd’hui révolue, des particuliers ou des chefs d’entreprise contractaient des emprunts personnels pour financer le capital de leur SCI et l’acquisition future d’un bien. Ne pouvant pas prendre de garantie hypothécaire sur un bien en cours d’acquisition, la banque se retournait vers un nantissement des parts plus ou moins aléatoire. Ayant dû prêter de l’argent à des individus qui s’en étaient fait une spécialité, ils ont perdu gros. En outre, il n’existe pas véritablement un marché sur lequel les parts sont achetées et vendues, grande carence qui ne les aide pas à récupérer les fonds le cas échéant. Dans ces conditions, nous pouvons imaginer que le nantissement n’est consenti que si le client est d’importance et doté de ressources annexes viables ou qu’il est un client « irréprochable» très fidèle à sa banque et à qui l’on peut faire confiance. Le nantissement constitue l’exception qui confirme la règle, sachant que la banque impose systématiquement, comme adjuvant assuranciel de l’hypothèque, le cautionnement personnel et solidaire de chaque associé de la SCI.

Refermons la parenthèse et observons cette fois-ci la relation de manière moins prosaïque ou plus symbolique. Ancien entrepreneur en bâtiment, reconverti dans la gestion de son patrimoine privé à la suite d’un dépôt de bilan, Pascal ne se lassera jamais de rendre hommage à sa conseillère juridique de l’époque pour l’avoir initié aux rouages de la SCI :

‘« […] A l’époque, quand j’avais mes affaires, on m’a fait rencontré une conseillère juridique lyonnaise. C’est un monstre de connaissance, un véritable ordinateur cette femme. C’est la femme la plus performante que j’ai pu rencontrer en trente ans de business. En plus, elle a une façon d’expliquer, avec un tableau… enfin très intelligente, au-dessus de la moyenne de beaucoup d’avocats. Petit à petit, elle m’a conseillé d’arrêter l’artisanat et de faire une société d’exploitation. Elle m’a dit : « Au niveau de vos biens, ce qui est acquis est acquis. Pour le reste, on va faire des SCI ». Comme je l’en remercie ! […] »
[Pascal, PDP 24]’

Nous avons déjà noté qu’il ressentait une forme de gratitude envers l’outil SCI, à qui il ne voit aucun défaut et désavantage (cf. supra, chapitre 6, § 6.4). Précisément, à travers cette « mythification » de l’objet, c’est envers sa conseillère juridique qu’il éprouve de la gratitude. Elle lui a prodigué de bons conseils avec la pédagogie et l’habileté suffisantes pour qu’il devienne un jour un gestionnaire à part entière, l’acteur de sa propre vie patrimoniale. Par conséquent, c’est comme s’il avait une dette envers elle – quoique, telle qu’il nous l’a décrite, elle s’en défendrait humblement 550 . Malgré cela, ses remerciements ne sont pas que simple politesse. Ils permettent, comme le dirait Georg Simmel, « la prolongation d’une relation même longtemps après son interruption et l’achèvement de l’acte de donner et de recevoir » 551 . Même s’il ne la consulte plus aujourd’hui et a su donner, avec succès, une touche personnelle à son enseignement, elle est toujours présente à ses côtés, son esprit parcourant en quelque sorte chacun de ses montages passés, présents et à venir.

Notes
546.

Cf. Jacques T. GODBOUT, L’esprit du don, op. cit., p. 140. « Le temps est au cœur du don et de la réciprocité, alors que l’évacuation du temps est au cœur du rapport marchand ».

547.

Ibid., p. 140 également : « Le geste de donner s’explique par l’histoire de la relation et non par le statut, le pouvoir et le marché ». Ce qui est vrai lorsque un praticien et un client expérimentent une amitié, moins lorsque le don de certains services et prestations est introduit dans une stratégie commerciale – un don calculé.

548.

Pour une analyse des forces et limites des stratégies du donnant-donnant, cf. Anthony OBERSCHALL, « Règles, normes, morale : émergence et sanction », L’Année sociologique, 44, 1994, p. 357-384.

549.

Cette tendance est corroborée par les résultats issus du traitement de la base de données « BDSCI.XLS » (cf. supra, chapitre 7, § 7.1, Tableau 42). Seulement 13,4% des SCI du corpus ont déposé au RCS un acte de nantissement de parts pris par un établissement bancaire ou financier.

550.

Pour Jacques T. GODBOUT, « le retour existe même s’il n’est pas voulu ». Ainsi en va-t-il de la gratitude ou de la reconnaissance. Cf. L’esprit du don, op. cit., p. 139.

551.

C’est de la sorte que Georg SIMMEL envisage la gratitude. Cf. Sociologie, op. cit., p. 578. Il la définit comme «un résidu subjectif de l’acte de recevoir et de donner ».