Accommodements et errements déontologiques

Enfin, nous ne saurions conclure cette section sans faire état de deux autres avatars de la relation de confiance entre porteur de parts et praticien. Dans la première section, nous avons suggéré que les praticiens prônaient souvent un changement de mentalités et un « renouveau » des pratiques de gestion et d’optimisation patrimoniales de leurs clients. En sus d’une diffusion de connaissances juridiques concrètes, les praticiens œuvrent à une familiarisation accrue avec leur raisonnement, son économie et ses valeurs, faisant la part belle à la prudence ou à une prise de risques calculée. Dans ces conditions, les praticiens doivent une certaine transparence à leurs clients. La confiance sera d’autant mieux accordée que le client aura compris le sens de la solution proposée et se sentira moins « inculte ». Pour autant, diffusion, naturalisation et transparence ne signifient pas dévoilement total :

‘« Si vous voulez, je crois qu’il y a en effet un formidable décalage entre ce qu’est capable de comprendre le client et ce que certains praticiens sont prêts à préconiser. Et plus on avance dans le temps, plus la compétence des professionnels s’accroît, et donc le décalage peut-être plus important encore. Donc c’est encore un problème ensuite de savoir entre ce que l’on va préconiser et ce que l’on va expliquer au client. Quel est le filtre qu’il doit y avoir entre ces deux opérations. Je crois qu’en aucun cas, lorsque vous mettez en place des schémas complexes, le client doit avoir mot pour mot l’ensemble du dispositif. A vous de savoir le retraduire pour vous adapter à sa capacité de compréhension et ne pas, je dirai, l’alerter sur certains points qui vont constituer pour lui des points d’achoppement parce qu’il ne les aura pas compris. Pas parce qu’on veut dissimuler un risque quelconque, là on se doit de l’informer, mais après parce que c’est un problème de présentation du problème. Je veux dire dans ce cas-là, on va dire qu’on s’auto-pénalise de dire « finalement, pour vouloir être trop compétent, il vaut mieux qu’on ne fasse rien parce que le client ça va lui faire peur ou il veut des choses simples, ben à ce moment-là arrêtons le conseil patrimonial et qu’ils aillent voir leur banquier ». C’est pour ça que plus on est bon dans la préconisation, plus on doit être rigoureux dans la présentation qu’on fait. Il faut que ça soit hyper-simplifié pour le client. Ça veut dire que plus on est bon techniquement, plus on doit être bon pédagogiquement avec le client quelque part. »
[Directeur d’un GIE d’assistance juridique et patrimoniale, PRAT 35]’

Le discours de cet enquêté recèle une contradiction. En même temps qu’il constate un décalage de plus en plus grand entre clients et praticiens – décalage qu’il devrait par sa pédagogie, et selon sa déontologie, réduire pour instaurer une meilleure communication et compréhension –, il pense que les clients des praticiens qu’il forme ne doivent pas être associés directement au montage et ne doivent pas tout connaître. Il s’en convainc d’autant plus que la solution imaginée est sophistiquée et supposée trop théorique pour les clients. Ces derniers, au risque de sombrer dans la passivité, sont alors forcés de se satisfaire d’un montage tout prêt dont les grandes lignes du mode d’emploi sont divulguées par leurs conseillers habituels. Pour lui, la confiance se gagne par la vulgarisation et non par un exposé exhaustif des détails techniques les plus pointus. Il possède une autre conception de la transparence et préfère recommencer l’exercice de vulgarisation si le client est troublé ou s’estime sevré d’informations utiles.

Nous pouvons interpréter son attitude comme la volonté de maintenir une différenciation sociale assise sur la dualité profane/savant, garante de sa légitimité socioprofessionnelle. S’il dévoile ses secrets de fabrication, il encoure le risque de voir le client s’autonomiser et, partant, de ne plus solliciter son praticien-articulateur du GIE ; il perd un marché. De fait, sa pédagogie demeure stratégique puisque la vulgarisation à laquelle il se livre bat en brèche l’essence même de cette tâche qui est le partage du savoir. Il y a publicisation sans réduction de l’inégalité sociale du savoir 552 . Afin de mieux la cerner, nous pouvons aussi creuser l’interprétation en des termes plus anthropologiques, en nous référant à la belle locution de Maurice Godelier ; il existe « des choses qu’on donne, des choses qu’on vend et des choses qu’il ne faut ni donner ni vendre » 553 . Par le truchement d’un praticien, il vend un montage clés en main mais exerce une rétention d’informations. Alors que pour Maurice Godelier, le don institue une différence et une inégalité de statut entre les deux parties 554 , c’est sa retenue qui ici crée et entretient cette mise à distance. Objets immatériels, ces informations lui apparaissent inaliénables 555 . Elles lui apportent le pouvoir de se faire passer pour un interlocuteur indispensable, de pénétrer des marchés et de préserver l’identité historique et professionnelle de son GIE, groupe d’experts des plus éminents.

De l’examen de cette posture, il est possible de dégager une espèce d’accommodement déontologique qui ne suscite aucun embarras particulier. Néanmoins, il arrive que certains praticiens soient beaucoup plus gênés. C’est notamment le cas lorsqu’ils sont confrontés au « réflexe mondain » (cf. supra, chapitre 5. 5.4). L’un des notaires interrogés [PRAT 6] nous a révélé – hors enregistrement – qu’il lui arrivait de constituer des SCI sans que leur utilité soit fondée. En effet, plusieurs de ses clients, en dépit du coût des honoraires, « souhaitent absolument avoir leur SCI », pour des raisons qui lui semblent obscures. Ils désireraient copier des amis ou des membres de leur milieu qui en possèdent déjà. N’évaluant pas les tenants et les aboutissants d’un montage, ils adoptent le mode du « faire comme » ou du « cela fait bien ».

Ce tropisme l’inquiète mais ne l’empêche pas de répondre aux attentes de ses clients dont l’attitude confine à l’effet de démonstration. Il joue l’acquiescement et met entre parenthèses ses critères rationnels. Il conserve l’espoir de les faire changer d’avis mais cela ne marche pas toujours, surtout si les clients sont obstinés. Ne souhaitant pas perdre une source d’honoraires importante, il s’adonne à des montages qui heurtent le sens collectif du conseil patrimonial et donc son identité de praticien irréprochable. Le « paradoxe du professionnel », décrit pas Marie-Anne Frison-Roche, refait surface 556 . Soumis à la volonté de son client, le praticien est parfois incapable d’exprimer la sienne – ce qui est étonnant à l’aune de la dynamique socialisatrice dépeinte dans la première section ; il est un simple exécutant. Il fait des concessions marchandes qui éveillent chez lui peu de remords – « je ne suis pas le seul à faire ça » –, tout en l’invitant tout de même à se justifier sur cet « égarement » déontologique.

Il en découle que la représentation déontologique de la confiance est adaptable et qu’elle subit l’effet de dévoiements individuels (une hypocrisie ?). De surcroît, vu qu’en règle générale le client est fidèle, le praticien fermera plus facilement les yeux. Dans un autre ordre d’idée, cette forte interconnaissance s’exprime aussi dans l’emploi par les praticiens eux-mêmes de statuts-types de SCI. Très friand de montages sociétaires, Etienne est toujours passé par son notaire de famille pour boucler un dossier. A chaque fois qu’il est venu à l’étude avec un projet immobilier en tête, le notaire a sorti de ses tiroirs un exemplaire de statuts-types dont il n’a plus eu qu’à remplir les blancs.

Ce geste réflexe s’explique, comme l’a admis un avocat [PRAT 14], par l’ancienneté des liens entre le praticien et son client et dont le patrimoine du second n’a plus de mystère pour le premier. En cela, l’avocat dédouane tous les professionnels qui élisent ce support qu’une morale professionnelle ambiante juge apocryphe (cf. supra, chapitre 8, § 8.3). Il les dédouane également parce que les articles de droit sont immuables et que, bien souvent, les montages sont analogues : on retrouve les mêmes associés – issus du même entourage –, le même nombre, le même gérant, le même type de bien, le même siège social, les mêmes répartitions de parts, les mêmes clauses d’agrément, etc. Bis repetita placent. Dès lors, il n’existerait pas vraiment de statuts-types ou de duplication – ou tous les statuts seraient des statuts-types – et la confiance et l’habitude seraient consubstantielles. Seule une variation projective ou l’arrivée de nouveaux associés, jamais sollicités jusque-là, pousserait le praticien à davantage de vigilance intellectuelle.

Notes
552.

Cf. Bernard SCHIELE et Louise BOUCHER, « L’exposition scientifique : une manière de représenter la science », in Denise JODELET (dir.), Les représentations sociales, op. cit., p. 429-447.

553.

Cf. Maurice GODELIER, L’énigme du don, op. cit., p. 7. Cette phrase est le titre du premier chapitre de son ouvrage.

554.

Ibid., p. 21.

555.

Nous renvoyons le lecteur à l’excellent article d’Annette WIENER, « La richesse inaliénable », op. cit.

556.

Cf. Marie-Anne FRISON-ROCHE, « Secret et profession », op. cit.