9.3 Déceptions et défiance ou comment le porteur de parts en vient à jouer à l'expert

Venons-en désormais à des situations moins « idylliques ». Nous sommes parti du principe que la confiance était affaire de sociabilités, de sodalité 557 et de don et qu’elle pouvait être orientée à des fins commerciales. Pour aller vite, nous avons ainsi pu discerner, sur un plan conceptuel et empirique, une confiance réelle et une confiance simulée. Lorsque les porteurs de parts sentent que la relation est feinte, qu’elle manque d’authenticité – ou que la règle d’une confiance réelle est enfreinte – une crise de confiance peut s’instaurer et leur image des praticiens être ternie. Si l’un faillit, tous les autres, des corporations entières, peuvent se retrouver « anathématisés ». Le dénigrement collectif est d’ailleurs l’un des principaux dangers dont se méfient les praticiens interrogés. Il n’est dès lors pas improbable d’y voir, par exemple, l’une des causes du passage d’une rédaction statutaire notariale à une rédaction sous seing privé personnelle ; 10 des 46 enquêtés – y compris les praticiens qui composent ce petit groupe 558  – s’inscrivent dans cette dynamique du rejet, de la volte-face et de l’émancipation.

Dans ce contexte, tout porte à croire que les porteurs de parts n’estiment plus recevoir. La relation « oblative » que nous avons discutée supra endure les effets d’une espèce d’entropie. Ce peut être notamment le cas quand, paradoxalement, praticiens et porteurs de parts se connaissent trop et que la routine s’installe. Confiance et habitude, au contraire de ce qu’allègue l’avocat précédent, ne font pas forcément bon ménage. Du coup, les porteurs de parts « mécontents » recentrent le débat ; les questions financière, technique et morale prennent le pas sur la question didactique et sur la proximité.

Or, parce que cette relation de confiance peut aussi être appréhendée comme une relation de pouvoir ou d’influence, il serait incongru de ne pas voir certains porteurs de parts faire preuve de résistance 559 , opposer leur propre rationalité et leur propre érudition ; ils bravent parfois le principe du magister dixit. Déceptions et défiance sont alors le signe d’une dissonance cognitive. Les porteurs de parts ne se cantonnent pas à un rôle de récepteurs passifs ou de pseudo-stratèges. Ils délaissent leur statut de commanditaire. Il leur arrive de guetter les occasions de reproches, de mettre en défaut leurs conseillers et, par leur inventivité, de produire des normes gestionnaires spécifiques. Ce qui vaut pour les 10 enquêtés qui rédigent eux-mêmes leurs statuts, vaut également, ceteris paribus, pour les enquêtés qui optent pour une délégation totale ou alternée (cf. supra, chapitre 6, § 6.4). Le choix de la délégation ou du mandat ne signifie pas méconnaissance totale et absence de critiques, que celles-ci surviennent tôt ou tard dans la relation. Explicitons notre propos.

Notes
557.

Sur ce concept, cf. Jean BAECHLER, « Groupes et sociabilités » in Raymond BOUDON (dir.), Traité de sociologie, Paris, PUF, 1992, p. 57-96. Selon son étymologie latine, il désigne tout ce qui a trait à l’amitié, à la camaraderie, à la complicité, à la confraternité, mais aussi à leur cristallisation réticulaire.

558.

Certains praticiens rédigent les statuts de leur SCI car ils en ont les compétences. Lieu commun. D’autres, par contre, le font parce que, par principe, ils refusent de se retourner vers des spécialistes dont ils mettent en doute la technicité. « On est jamais mieux servi que par soi-même » en quelque sorte. Nous l’avons en partie démontré dans le chapitre 8.

559.

Cf. Article « Influence » in Raymond BOUDON et François BOURRICAUD, Dictionnaire critique de la sociologie, op. cit.